< Introduction Trad. |
REVUE D'HISTOIRE DIPLOMATIQUE — 1903 |
2ème partie > |
En 1823, les
États-Unis
ne comptaient même pas encore un demi-siècle
d'existence; les autres pays qui du nord au sud du nouveau continent
s'étaient constitués en États
indépendants n'avaient conquis leur liberté que
depuis quelques années à peine. Leurs
métropoles en contestaient encore la récente
autonomie, et les divers états Européens, qui
voyaient avec crainte l'esprit d'indépendance gagner leurs
propres colonies, ne paraissaient pas éloignés
d'appuyer éventuellement, au moins sur certains points, des
tentatives de recolonisation. La Russie essayait d'arracher
à la fédération constituée
à Washington certains territoires, que celle-ci
déclarait faire partie de ses domaines. L'Angleterre,
elle-même, élevait parfois des contestations de
frontières assez ennuyeuses. L'Espagne n'avait pas
renoncé à la chimère de remettre la
main sur quelques unes de ses anciennes possessions. Le Portugal
rêvait encore de ramener le Brésil à
l'état colonial. Et comme avec l'esprit de la
Sainte-alliance régnait alors en Europe un vent de
réaction, d'autoritarisme et d'absolutisme monarchique;
comme les alliés prétendaient imposer partout
leur volonté de par d'orgueilleuses interventions
armées, les États-Unis se sentirent
menacés et
comprirent que le meilleur moyen de sauvegarder leur propre
indépendance matérielle et surtout leur
indépendance morale, était de défendre
l'indépendance matérielle et morale de tous les
nouveaux États des deux Amériques. Une
étroite
solidarité s'établit ainsi entre ces peuples,
qui, esclaves hier, avaient encore à lutter pour la
conservation de leur liberté. Or, comme de tous les pays,
les États-Unis étaient le plus puissant, tous
tournèrent vers eux de suppliants regards, tous leur
demandant de devenir les champions de l'indépendance, les
protecteurs de l'autonomie dans tout le nouveau monde.
Assez forts,
déjà pour se défendre
eux-mêmes, assez forts peut-être,
l'éloignement aidant, pour imposer à l'Espagne et
au Portugal le respect des faits accomplis, les États-Unis
ne se
sentaient pas encore assez puissants pour tenir tête
à l'Europe entière. Il fallait donc, tout en se
montrant ferme et même un peu
arrogants, se montrer aussi prudents.
De là le double caractère du message
du président Monroe. Il y était
déclaré que les États-Unis
n'entendaient
céder aucune parcelle de leur droits territoriaux, qu'ils
n'abandonneraient aucun des peuples du nouveau monde dont
l'indépendance avait déjà
été reconnue par eux, qu'ils ne permettraient
à aucun état Européen d'essayer de
recoloniser une partie quelconque devenue libre du continent
américain; mais il y était
déclaré aussi que les États-Unis ne
patronneraient aucune tentative de révolte des colonies
encore soumises à des métropoles
européennes. Cette dernière assurance,
donnée à l'Angleterre, à la France,
à la Hollande, à la Russie, à la
Suède,
à l'Espagne même en ce qui concernait les
îles de l'archipel des Antilles, était
destinée à éviter le
danger d'une vaste coalition européenne, qui se
fût indubitablement formée, si le gouvernement de
Washington avait voulu se lancer dans une propagande
révolutionnaire en vue de l'affranchissement total de
l'Amérique, comme certains
esprit aventureux le poussaient à le faire. Voilà
pourquoi le message était et restait une affirmation de
solidarité purement défensive de la part des
États-Unis, comme de la part de tous les autres jeunes
États
indépendants du nouveau monde.
Un coup d'oeil sur le
texte même des paragraphes 7, 48 et 49
du message de 1823 en convaincra le lecteur.
Le paragraphe 7
était consacré au
différend qui était survenu depuis quelques temps
entre les États-Unis, l'Angleterre et la Russie,
à propos d'un
règlement de limites de leurs possessions respectives sur
les côtes nord-ouest du continent Américain.
Après avoir traversé une période
aiguë, ce conflit venait d'entrer dans une phase d'apaisement
et les trois gouvernements avaient
résolu de le terminer à l'amiable par une
conférence, qui devait se tenir à
Saint-Pétersbourg. Les Américains venaient d'y
envoyer leurs plénipotentiaires munis d'instructions
détaillées pour la signature du protocole qui
devait la terminer. Monroe annonçait au Congrès
ces heureuses
nouvelles, et il ajoutait :
« —Dans les discussions auxquelles cette question a
donné
lieu, et dans les arrangements qui pourront le terminer, l'occasion
nous a paru bonne pour affirmer, comme un
principe engageant les droits et les intérêts des
États-Unis, que les continents
américains, de par la libre et indépendante
condition qu'ils se sont donnés et qu'ils maintiennent, ne
doivent plus
être considérés désormais
comme susceptibles de future colonisation par aucune puissance
européenne. »
C'était, on le
voit, la première explosion de ce
légitime orgueil des peuples du nouveau monde, qui les
portait déjà alors, qui les porte encore plus
aujourd'hui, à se considérer comme les
égaux des peuples d'Europe en civilisation, en culture
intellectuelle et partant en
dignité.
Mais, comme de son
coté, la sainte-Alliance
érigeait en principe que les signataires de cette ligue
avaient le droit et le devoir de se constituer en juge de paix, pour
ainsi dire, et en gendarme du monde entier ; comme elle
intervenait à tout propos dans le
règlement des affaires intérieures des divers
pays d'Europe et qu'il était à craindre qu'elle
ne
voulût étendre ce système jusque par
delà l'Océan, le président crut devoir
traiter aussi dans son message cette question si souvent
controversée du droit d'intervention. Il consacra
à l'exposition des idées américaines
sur la
matière, tant au point de vue théorique
qu'à celui de la pratique immédiate, les
paragraphes 47 et 48 de son discours. En
voici la traduction :
« Dans
les guerres des puissances européennes, ou tout au
moins dans les matières qui les concernent seules, nous
n'avons jamais pris aucune part, et notre politique ne
comporte pas que nous en prenions. Ce n'est que lorsque nos droits sont
lésés, ou
sérieusement menacés, que nous nous sentons
atteints et que nous faisons des préparatifs de
défense. Dans les
événements de cet
hémisphère, nous sommes nécessairement
en plus grande connexité, et ce pour des motifs qui doivent
paraître évidents à tout observateur
impartial et éclairé. Le système
politique des
puissances alliées est, sous ce rapport, essentiellement
différent de celui de l'Amérique. Cette
différence procède
de celle qui existe entre la forme de leurs gouvernements respectifs.
Et toute notre nation est dévouée à la
défense du nôtre, qui ne s'est pleinement
développé qu'au prix de tant de sang et d'argent,
qui a été porté
à son degré actuel de maturité par la
sagesse de nos citoyens les plus éclairés et sous
lequel nous avons joui d'une félicité
sans exemple. Nous devons donc à la franchise et aux
amicales relations qui existent entre les États-Unis et ces
puissances de
déclarer que nous considérerions toute
velléité de leur part d'étendre leur
système à
une partie quelconque de cet hémisphère comme
dangereuse pour notre paix et notre sécurité.
Nous ne sommes pas
mêlés, et nous ne nous mêlerons pas des
colonies ou dépendances actuellement existantes d'aucune
puissance
européenne. Mais, en ce qui concerne les gouvernements qui
ont proclamé leur indépendance
et qui la maintiennent, et dont nous avons nous-mêmes reconnu
l'autonomie pour de sérieux motifs et
d'après de justes principes, nous ne pourrions envisager
l'immixtion d'une puissance européenne quelconque, de nature
à les opprimer ou à exercer un contrôle
sur leurs destinées, que comme la manifestation de
dispositions
hostiles à l'égard des États-Unis.
Dans les guerres, qui se poursuivent actuellement entre l'Espagne et
ces
nouveaux gouvernements, nous nous sommes déclarés
neutres, à partir du
jour où cette reconnaissance fut
considérée comme inévitable au
jugement des autorités les plus compétentes et
même comme nécessaire à notre propre
sécurité. Les évènements
récents de l'Espagne et du
Portugal montrent que l'Europe est encore irrésolue. De ce
fait important aucune meilleure preuve ne saurait être
donnée que celle-ci : les puissances alliées ont
considéré qu'il était de leur devoir,
comme de leur satisfaction
personnelle, d'intervenir dans les affaires intérieures de
l'Espagne. Cette campagne d'intervention s'est même
étendue à des gouvernements qui ne leur offrent,
comme les États-Unis, aucun motif spécial
d'intérêt personnel, quoique moins
éloignés. Jusqu'à quel point cette
campagne d'intervention pourra-t-elle être
développée ? Voilà ce qu'il importe
à tout gouvernement indépendant, soucieux de ses
destinées
intérieures, de connaître exactement,
même à ceux qui sont plus
éloignés et plus en sûreté
que les États-Unis. Notre politique vis-à-vis de
l'Europe
reste néanmoins la même que celle que nous avons
adoptée dès le
début des guerres qui ont agité cette partie du
monde depuis si longtemps : elle consiste à ne pas
intervenir dans les
affaires intérieures européennes, à
considérer le gouvernement légitime, à
entretenir avec lui des
relations amicales et à maintenir ces relations par une
politique franche, ferme et virile, prenant en
considération, en toutes circonstances, les justes
revendications de chaque puissance, mais n'admettant pas, de la part
d'aucune, la
moindre atteinte à nos droits. Toutefois, en ce qui regarde
ce continent, les circonstances sont
évidemment autres. Il est impossible que les puissances
alliées étendent leur système
à aucune portion des deux continents américains,
sans mettre en danger notre sécurité et notre
bonheur, et il serait
inadmissible de supposer que nos frères du sud pourraient
adopter de leur propre mouvement pareil système politique,
s'ils
étaient laissés à eux-mêmes.
Il est donc pareillement impossible que nous puissions admettre
nous-même de
semblables interventions, sous quelque forme qu'elles se puissent
produire, et y rester indifférents."
Dégagée
de la phraséologie un peu
embrouillée que nous avons traduite le plus
littéralement qu'il nous a été
possible, toute cette partie du
message peut, comme on voit, se résumer en ces quelques mots
:
« —Ne vous mêlez pas de nos affaires.
Laissez
l'Amérique, ou du moins la partie de l'Amérique
qui est devenue indépendante, se gouverner à sa
guise, et nous
vous laisserons vous imposer réciproquement à
vous-mêmes et aux colonies que vous possédez
encore toutes les formes
de gouvernement que bon vous semblera : mais si vous intervenez dans le
régime intérieur d'un
pays indépendant quelconque des deux Amériques,
vous trouverez sur votre chemin les États-Unis, qui
considéreraient pareille intervention comme une menace pour
leur propre liberté."