1ère partie

    Trad.
REVUE D'HISTOIRE DIPLOMATIQUE1903

3ème partie  >


II

L'APPLICATION IMMÉDIATE



Le principe une fois posé, il s'agissait de l'appliquer, d'abord dans les contestations territoriales, qui étaient pour ainsi dire personnelles aux États-Unis, ensuite par rapport aux velléités d'intervention des puissances signataires de la Sainte-Alliance dans le régime intérieur des pays nouvellement affranchis
d'Amérique.

La première partie de cette tâche fut assez facile à remplir. La Russie avait commis une grosse faute en prétendant régler la double question des limites de l'Alaska et de l'étendue de ses mers territoriales, non par un accord diplomatique, mais en vertu d'un simple ukase impérial. L'Angleterre se trouvait lésée et froissée au même titre que les États-Unis. Elle joignit donc sa protestation à celle de ses anciennes colonies. Depuis longtemps déjà elle avait renoncé à recouvrer sur ces dernières la souveraineté d'autrefois ; mais ce nom même d'Etats-Unis d'Amérique, donné par Washington à leur fédération, restait, en son ambitieuse généralité, une menace et un danger. La contagion de l'indépendance ne s'étendrai-t-elle pas aux possessions qui restaient encore à la Grande-Bretagne dans l'Amérique du Nord, et surtout à la plus précieuse de toutes, au Canada ? Les anciennes colonies émancipées ne voudraient-elles pas exciter et entretenir dans ces contrées, si voisines de leur territoire, et au profit de l'extension de leur puissance, l'esprit de séparation et de révolte qui leur avait assuré à elles-mêmes le rang de peuple libre ? Le passage du discours de Monroe dans lequel cet homme d'Etat affirmait sa parfaite indifférence pour le sort des pays américains qui demeuraient encore sous le régime colonial était une réponse à ces alarmes. De plus, faute de mieux, les Anglais désiraient entretenir avec leurs anciens sujets de profitables rapports commerciaux. Ils voulaient rester les principaux et presque les seuls pourvoyeurs des États-Unis, qui étaient encore à cette époque un pays exclusivement agricole, en produits manufacturés de toute nature. Dans l'espèce enfin, les intérêts de l'ancienne métropole et ceux des anciennes colonies demeuraient identiques, au point de vue notamment de la liberté des pêcheries dans la mer de Behring. La Grande–Bretagne avait, en un mot, dix raisons pour une de faire cause commune avec les États-Unis dans leurs différents avec la Russie. Par contre, elle n'avait plus grand intérêt à ménager cette dernière puissance, dont la lutte contre Napoléon l'avait momentanément rapprochée, mais dont tout, en définitive, la séparait : conception gouvernementale, rivalités diplomatiques, et même intérêts matériels. Lord Castlereagh n'hésita donc pas et se mit à soutenir les droits des États-Unis avec autant d'énergie que ceux de son propre pays.

La Russie, qui affectait de traiter encore les Américains en peuple secondaire, vis-à-vis duquel on pouvait se permettre des allures un peu cavalières, modifia du tout au tout son attitude quand elle les sentit épaulés par l'Angleterre. Elle offrit spontanément de remettre à une conférence qui se réunirait à Saint-Pétersbourg le règlement des frontières qu'elle avait prétendu naguère trancher unilatéralement de sa seule autorité, donna à ses plénipotentiaires les instructions les plus conciliantes et se gâta de se débarrasser ainsi d'un conflit inutile à propos de l'Alaska. La conférence de Saint-Pétersbourg donna, en droit comme en fait, satisfaction au gouvernement de Washington et les intérêts matériels des États-Unis se trouvèrent pleinement sauvegardés.

Restai à écarter le danger de voir les puissances européennes s'ingérer dans les affaires du nouveau monde, tenter d'en recoloniser une partie, essayer de soumettre le reste à son influence et à son patronage, menacer ainsi l'Union et dans son domaine matériel et dans son indépendance morale. Ne serait-ce pas en effet une menace pour la souveraineté matérielle de la république que la recolonisation du Mexique ou des États de l'Amérique centrale, voire de ceux des côtes septentrionales de l'Amérique du Sud ? Si le golfe du Mexique et la mer des Antilles se trouvaient de nouveau sous l'autorité de l'Europe, de quelle liberté jouiraient dans cette région le commerce de la Louisiane et celui de la Floride ? Si l'Europe enserrait le territoire de la fédération, au nord, par les colonies anglaises et russes; au sud, par des colonies espagnoles, anglaises encore, françaises et hollandaises, quelle pourrait être l'indépendance morale des États-Unis en face de quelque pression collective de ces diverses puissances ? Cette situation géographique avait existé jadis ; mais à une époque où l'Europe était profondément divisée. La France et l'Espagne patronnaient alors l'affranchissement des États-Unis par haine de l'Angleterre; la Russie contribuait à la conquête de leur indépendance en fondant cette fameuse ligue de neutralité des marines secondaires qui gêna tant la Grande–Bretagne; la Hollande se trouva entraînée elle-même dans une guerre avec les Anglais à propos de son attitude maritime et de sa sympathie pour la cause des rebelles américains. Bref, si concert il y avait parmi les états européens, c'était un concert contre l'Angleterre. Ceci se passait avant la Révolution française. Depuis, la lutte titanesque soutenue par la plupart des puissances contre la France avait procuré aux États-Unis une parfaite tranquillité. Chacun avait assez d'occupations dans le vieux monde pour n'en pas chercher d'autres dans le nouveau. Les États-Unis avaient même su tirer habilement parti de la situation pour acheter à beaux deniers comptants la Louisiane à la France en 1808 et la Floride à l'Espagne en 1818. Mais après Waterloo tout était bien changé. L'Europe, enivrée de son triomphe sur la révolution couronnée en la personne de Napoléon, ne songeait qu'à combattre partout les progrès des idées libérales et à achever ainsi sa victoire sur l'esprit nouveau, qui avait failli emporter toutes les monarchies traditionnelles. Or l'indépendance des colonies d'Amérique révoltées contre la Grande-Bretagne avait été la première manifestation de cet esprit. Si donc l'on revenait dans le nouveau monde à l'ancien état de choses au point de vue géographique, cet état de choses ne serait aucunement le même au point de vue politique. Ce qui avait pu dans le passé ne point paraître menaçant pour les États-Unis de 1785 à 1815, serait maintenant un effroyable danger. De là un soudain esprit de confraternité témoigné par les États-Unis à l'égard des autres peuples de l'Amérique du Nord, du Centre et du Sud indistinctement; de là ces déclarations de solidarité, qui ravissait d'aise toutes les Amériques, que dans le nouveau monde on prenait pour une explosion sincère de patriotisme panaméricain, et qui n'était qu'une très politique mais très égoïste tactique de self-défence pour les seuls États-Unis.

Dans cette seconde partie de l'application de la doctrine de Monroe, ce furent encore les Anglais qui tirèrent d'embarras leurs anciens sujets et appliquèrent ainsi, bien inconsciemment du reste, le précepte évangélique du pardon des injures, en rendant le bien pour le mal.

L'adhésion de la Grande-Bretagne à la réaction anti-libérale inaugurée en 1815, au congrès de Vienne, par les grandes puissances européennes, était trop peu conforme aux traditions de ce pays pour pouvoir durer. Elle n'avait été et ne pouvait être qu'un accident, qu'un expédient temporaire, que le résultat momentané de la frayeur causée par le retour de l'île d'Elbe et, malgré Sainte-Hélène, par la crainte d'un revenez-y de la France aux idées et à la politique napoléoniennes. Aussi, à mesure que Metternich exagérait le système de la Sainte-Alliance aux congrès qui se tenaient successivement à Carlsbad en 1819, à Troppau en 1820, à Laybach en 1821 et à Vérone en 1822, l'Angleterre allait en se détachant de l'alliance. Déjà, lord Castlereagh, tout tory qu'il fût, refusait de s'associer aux interventions de l'Autriche en Italie et de la France
en Espagne; ce fut bien autre chose quand les whigs reprirent le pouvoir et que Canning devint premier ministre : la Grande-Bretagne ne se borna pas à refuser de prendre part aux répressions qui terrorisaient les libéraux d'Allemagne, d'Italie, d'Espagne et de France, sans réussir d'ailleurs à les mater complètement ; elle commença à prendre sous sa protection plus ou moins officielle ces persécutés qui se posaient en martyrs, oubliant que la veille encore ils étaient des persécuteurs et le redeviendraient demain. En ce qui concernait le nouveau monde, l'Angleterre alla plus loin encore et s'opposa à toute tentative de recolonisation de l'Amérique, du moins pour le compte de l'Espagne, car pour son propre compte elle n'eût sans doute pas dédaigné de mettre la main sur quelque port de l'Amérique du Sud et de s'implanter dans l'Amérique Centrale. Elle s'opposa aussi à toute intervention, même morale.

Dire qu'en agissant de la sorte Canning et le gouvernement britannique se laissaient conduire par le seul amour d'une doctrine philosophique et par le respect d'un principe serait méconnaître le sens pratique des hommes d'Etat anglais et presque leur faire injure. Dans les rapports internationaux, l'homme politique anglais se sert de ses théories et de ses principes quand il peut en tirer un profit matériel pour la satisfaction des intérêts ou de l'ambition de sa patrie; mais, lorsque théories et principes peuvent le gêner dans la poursuite d'un avantage ou d'un profit national, il les laisse de côté, tout simplement. Cette fois l'intérêt s'accordait avec les principes; on mit donc en avant les principes pour masquer l'âpre poursuite des intérêts. Permettre à l'Europe d'aider l'Espagne à remettre sous son joug les jeunes nationalités qui s'étaient formées en Amérique; permettre même qu'on obligeât tous ces nouveaux états à renoncer à la forme républicaine, qu'ils avaient librement choisie, pour se constituer en autant de monarchies gouvernées par des princes de la maison de Bourbon, comme l'avait fait spontanément le Brésil en proclamant empereur un prince de la maison de Bragance, c'eut été mentir aux théories du parti libéral, qui était revenu au pouvoir avec Canning ; mais c'eut été aussi ramener dans les ports de la péninsule ibérique tout le commerce de ces contrées, qui
depuis quelques années enrichissait ceux de la Grande-Bretagne. Les Anglais avaient su, en effet, profiter de l'occupation de l'Espagne et du Portugal par les Français et ensuite de la rupture des colonies espagnoles et portugaises avec leurs métropoles respectives, pour faire ce que dans l'industrie des transports on appelle du détournement. Ils entendaient conserver l'avantage acquis.

Seule la Grande-Bretagne disposait alors en Europe d'une flotte puissante. Entreprendre, sans le secours de cette flotte, des expéditions militaires par delà l'Océan était chose difficile ; en entreprendre malgré elle et surtout contre elle eut été chose impossible. Jamais d'ailleurs les puissances signataires de la Sainte-Alliance n'avaient songé d'une façon sérieuse à intervenir militairement elles-mêmes en Amérique, ayant en Europe assez d'interventions sur les bras; mais jusqu'alors elles avaient parfois envisagé la perspective de prêter à l'Espagne et au Portugal quelque appui moral, et peut-être matériel, pour permettre à ces deux pays de lutter avec plus de chances contre leurs colonies révoltées, ou du moins de leur parler de compromis et de transactions avec plus d'autorité. A partir du moment où l'Angleterre changea de système, de politique et de langage, il ne fut plus même question de ces vagues velléités. On laissa les Espagnols et les Portugais se débrouiller tous seuls avec leurs anciens sujets révoltés. Et comme ni l'Espagne ni le Portugal ne disposaient de ressources ou de forces suffisantes pour mener à bien l'oeuvre gigantesque d'une seconde conquête du nouveau monde, il fallait bien qu'ils se résignassent à reconnaître les faits accomplis, et les diverses puissances s'empressèrent de les reconnaître à leur tour.

Voilà comment les États-Unis se trouvèrent débarrassés du cauchemar d'interventions européennes, que leurs rodomontades n'eussent peut-être pas empêché de se produire, mais que l'Angleterre écarta d'un seul geste.

Pleinement rassurés pour leur propre sécurité matérielle et morale, les États-Unis ne songèrent plus dès lors qu'à se dépêtrer des embarras que leur suscitait, en Amérique même, la doctrine émise par Monroe. Les peuples frères, pour lesquels ils avaient eu un si bel élan d'amour et dont ils s'étaient déclarés si chevaleresquement solidaires, avaient pris tout cela au sérieux, et, voulant faire de la sainte-alliance à rebours, proposaient de s'unir pour la défense de leur indépendance et de leur républicanisme, comme s'étaient unis les puissances européennes pour celle de la monarchie et de l'absolutisme. Et singeant jusqu'au bout l'Europe, Bolivar invita tous les peuples d'Amérique à un congrès, où seraient transformés en articles d'un traité international les principes d'aides réciproques contre l'ingérence de l'Europe qu'avaient proclamés le fameux message de 1823. Mais autant il avait paru opportun aux États-Unis de parler de leur esprit de solidarité américaine tant qu'ils s'étaient crus menacés personnellement, autant ils trouvaient inopportun de remettre cette question sur le tapis maintenant qu'ils estimaient n'avoir plus rien à craindre pour eux-mêmes. Ah ! les citoyens des États-Unis avaient eu beau secouer le joug de la Grande-Bretagne, ils n'en étaient pas moins restés de vrais et pratiques anglais, prêts à mettre leurs principes au service de leurs intérêts, mais non à sacrifier leurs intérêts à leurs principes.

Ils le prouvèrent bien au pauvre Bolivar et aux promoteurs du congrès panaméricain de Panama.

Raconter ici comment ils firent pour en retarder le plus possible la réunion et pour en amoindrir le programme et la portée, comme enfin, aidés par des circonstances fortuites, ils n'arrivèrent à Panama que quand tout était fini, ou plutôt abandonné faute d'entente, serait sortir des limites restreintes de ce travail. Qu'il nous suffise de constater que, dès 1826, les États-Unis, tout en protestant de leur enthousiasme pour la doctrine de Monroe, la jetait déjà par-dessus bord, sans vergogne, quand elle gênait leur égoïsme, comme ils devaient la jeter par-dessus bord plus tard quand elle gênerait leur ambition.

Mais de même que l'Angleterre n'abroge jamais une loi et que c'est toujours en l'invoquant qu'on finit par faire très juridiquement tout le contraire de ce qu'elle prescrit, de même ce fut en couvrant de fleurs le président Monroe qu'on refusa de s'engager, en 1826, à pratiquer ce que cet illustre homme d'Etat avait affirmé, trois ans auparavant, être le plus imprescriptible des devoirs.

La doctrine de Monroe, issue de circonstances politiques particulières, n'était donc bien qu'une simple règle de conduite politique. Mais, comme le dit fort bien M. Hector Petin dans son étude sur cette doctrine, « le message avait recueilli un tel succès aux États-Unis et remporté une telle victoire en Europe, qu'à première vue on serait tenté de soutenir le contraire. Les publicistes et les hommes d'Etat se sont laissés fasciner par ce mirage et ont essayés d'expliquer l'influence de la parole du président en représentant qu'il avait émis une véritable règle de droit. Partant, pour justifier ses dires, ils ont érigé des théories, bâti des systèmes, dont l'unique but était de démontrer que, soit dans le fond, soit dans la forme, la doctrine de Monroe avait le caractère d'une loi obligatoire. »

Nous venons de voir ce que, dès 1826, le gouvernement américain pensait lui-même de cette obligation. Toutefois, au rebours de ce qui arrive d'habitude, plus on s'éloignait du moment où avait été lu le message de Monroe, plus les théories de droit et les règles de politique générales qui s'y trouvaient en substance allaient se dégageant des ambiances dont elles avaient été primitivement entourées ; plus elle s'épuraient et s'immatérialisaient en quelque sorte; plus elles acquéraient, par conséquent, de prestige et
d'autorité ; plus elles revêtaient dans l'opinion publique le caractère d'une sorte de sainteté et se transformait en une espèce de credo, auquel il eût été impie de ne pas se conformer. Ce fut ainsi que les assertions de Monroe allèrent se synthétisant en cet adage populaire : « l'Amérique aux Américains. »

Il est vrai que les présidents et les ministres américains ajoutaient : « aux Américains, oui ; mais aux Américains des États-Unis. »

Malgré cette restriction mentale, la doctrine de Monroe restait défensive, au moins à l'égard de l'Europe. L'impérialisme des États-Unis naissait timidement; mais il ne se manifestait encore que par une tendance à imposer aux peuples frères de l'Amérique, en même temps qu'une protection qu'ils accueillaient avec joie, un protectorat dont ils ne se souciaient aucunement. Déjà la force d'expansion des États-Unis débordait sur le reste de l'Amérique indépendante; mais elle respectait encore la domination européenne dans toutes les parties du nouveau monde où cette domination s'était maintenue. Un jour vint cependant, où cette force d'expansion s'exerça même sur ce terrain réservé, et alors l'adage « l'Amérique aux Américains » servit à justifier ce que Monroe avait le plus défendu de faire, c'est-à-dire une intervention directe des États-Unis dans la querelle qui se poursuivait entre une puissance européenne et les habitants d'une des colonies de cette puissance, j'ai nommé Cuba. La doctrine de Monroe, de défensive qu'elle avait été jusqu'alors, se faisait agressive à l'égard de l'Europe. Et comme rien ne développe plus d'ambition que le succès, le lendemain de la victoire remportée sur les Espagnols matériellement, et moralement sur toute l'Europe, les Américains se demandèrent pourquoi, étant devenus aussi puissants que les plus vieux peuples de l'ancien continent, ils ne revendiqueraient pas une part de l'empire et de l'hégémonie du monde proportionnée à leur force, à leur richesse et à leur prestige, comme faisaient les grandes nations d'Europe. Alors, d'agressive qu'elle était devenue déjà, mais agressive seulement en Amérique, la politique des États-Unis devint envahissante et conquérante même en dehors de ce continent, et, pour nous servir de l'expression à la mode, elle se fit mondiale. Le véritable impérialisme, l'impérialisme à l'européenne, s'était emparé des esprits américains, et il sera difficile désormais de l'enrayer et d'en amoindrir l'envergure. Au Greater Britain de M Chamberlain va répondre et correspondre le Greater United-States de M. Roosevelt.

Il va donc y avoir lieu dans le reste de cette étude sur les évolutions successives de la mentalité politique des États-Unis de distinguer quatre phases : la phase envahissante, le temps d'arrêt de la guerre de sécession, la phase agressive et enfin la phase mondiale.


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