< 1ère partie Trad. |
LA REVUE DES DEUX MONDES — 1896 |
La doctrine de Monroe > |
Quand le
président Monroe formula, dans son message du 2
décembre 1823 au Congrès, la doctrine qui devait
perpétuer son nom et servir de pierre
angulaire à la politique étrangère et
au sentiment national de son pays, il obéissait à
la
fois
à l'impérieuse nécessité
des circonstances
et à la tradition déjà fortement
constituée;
de la grande
république du nouveau monde. A cette date, l'Europe et
l'univers entier étaient dominés par la
sainte-alliance. Formé à l'issue des guerres que
les
puissances coalisées avaient livrées à
la France
de la Révolution et de l'Empire, ce concert d'un nouveau
genre s'inspirait des deux ordres de préoccupations
principales
dont était rempli à cette époque
l'esprit mobile, tout ensemble mystique avec
sincérité et
ambitieux
sans bonne fois du tsar Alexandre. Il s'agissait de constituer une
ligue des grands États
dirigeans, en vue de leur garantir réciproquement la
sûreté de leur existence et de
réaliser, sous
l'égide de la Providence, la solidarité de la
chrétienté. Cette espèce de
société de secours mutuels
ou, pour parler plus noblement, d'amphictyonie européenne,
ne pouvait manquer de tomber tôt ou tard sous
l'hégémonie d'une puissance vraiment
prépondérante. De plus, le principe de
l'intervention constante était
à la
base de cette création que le parti
réactionnaire, alors engagé par toute l'Europe
dans une lutte formidable
contre les résultats de Révolution et contre ses
conquêtes pacifiques, devait naturellement chercher
à
enrôler à son service. Ainsi en fut-il. Chaque
réunion des souverains et des principaux ministres de la
sainte-alliance dans des assises solennelles et périodiques,
où Alexandre paradait en roi des
rois,
où Metternich exerçait adroitement la dictature
en soufflant à Agamemnon son rôle. —
chacun
de ces congrès d'Aix-la-Chapelle, de Troppau, de Laybach, de
Vérone, marqua une étape dans la voie de la
répression par la force des mouvemens populaires et de
l'action collective ou déléguée contre
les
révolutions. Naples, le Piémont, l'Espagne
ressentirent
tour à tour les effets de ce système. Il semblait
qu'une puissance
ennemie du genre humain, de ses progrès et de ses franchises
eut jeté sur toute l'Europe un filet
à
travers les mailles serrée duquel pas une tentative de
libération, pas un effort émancipateur ne
pût se faire jour.
Et l'Europe
n'était pas seule menacée.
L'Amérique à son tour semblait devoir offrir un
nouveau terrain à la propagande armée de la
sainte-alliance.
— Le contre-coup de la déclaration
d'indépendance et de l'insurrection victorieuse des plantations
britanniques du nord
du continent n'avait pas tardé à se faire
ressentir dans les colonies espagnoles. Quand la
Révolution française fut venue jeter dans le
monde, avec la sublime déraison de son cosmopolitisme, les
germes de l'indépendance universelle, les leçons
de 1776 ne tarderont pas à mûrir
sous le chaud soleil de 1789. Il devint impossible, pour l'immense
empire découvert par Colomb, conquis par Cortez et
Pizarre d'admettre comme une loi de la nature l'asservissement absolu
d'un continent par la
métropole, le criminel abâtardissement, la
mutilation intellectuelle et morale de populations et de
générations entières. Dans toutes les
viceroyautés, depuis la Nouvelle-Espagne jusqu'au Rio de la
Plata et au Chili, il y
eut comme un frémissement d'espoir et d'attente. Par une
ironie de la
destinée, c'était contre la France et l'empire
universel sorti de sa révolution que devait se faire
l'apprentissage de l'indépendance, née des
principes de sa déclaration des droits. Les colonies
espagnoles
n'acceptèrent pas l'usurpation de la créature de
Napoléon, du roi Joseph. Dès 1808, une
série
d'insurrections éclatèrent par delà
l'Océan
et détachèrent de la couronne d'Espagne, alors
sur
le front d'un parvenu
révolutionnaire, les plus riches et les plus beaux de ses
fleurons. Il semblait que cette révolte
fût le triomphe du loyalisme. On vit bien ce que recouvrait
ce masque, quand, en 1814, les Bourbons
remontèrent sur leur trône à Madrid. Le
vice fatal de toutes les restaurations se compliqua et s'aggrava non
seulement des
particularités ignobles du caractère de Ferdinand
VII, mais des conséquences
inévitables du système colonial. Ce fut un retour
pur et simple à l'ancien régime. Les colonies
avaient
trop longtemps respiré l'air de la liberté, elles
en avaient trop goûté les avantages au point de
vue
du commerce avec toutes les nations pour se laisser ramener sous le
joug imbécile du roi catholique. De 1816
à 1820, les provinces de la Plata, du Chili, du
Vénézuela donnèrent le
signal de la
révolte. En 1822, il n'y avait pas une
vice-royauté ou une intendance, y compris le Mexique,
où ne fonctionnai un
gouvernement révolutionnaire. L'Europe suivait avec une
attention passionnée ce grand mouvement. La
sainte-alliance ne pouvait manquer de se préoccuper de ce
dangereux exemple. Quand la France se fit
décerner, à Vérone le mandat d'aller
restaurer l'absolutisme, le gouvernement de rey netto
en Espagne, on
put croire qu'elle ne considérerait pas son oeuvre comme
achevée tant que la monarchie espagnole
resterait privée de la plus belle partie de son patrimoine.
Les États-Unis portaient un
intérêt tout spécial au sort de ces
colonies
insurgées. A la sympathie profonde pour une cause qui se
réclamait des
principes de la révolution américaine, se
joignait un intérêt commercial de premier ordre ;
la
liberté du trafic était étroitement
liée au
triomphe de la liberté politique. Par ce même
motif,
l'Angleterre, d'ailleurs retenue par l'esprit de ses institutions, en
dépit des intérêts
profondément
réactionnaires de ses gouvernans les Liverpool, les
Castlereagh,
les Eldon, sur la pente de la complicité avec la
sainte-alliance,
l'Angleterre était disposée à
prêter un
certain appui aux colonies espagnoles. Dès 1818, lord
Castlereagh
avait
sondé Rush, l'envoyé américain
à Londres, sur un vague projet de médiation que
le cabinet de
Madrid lui avait suggéré. Le gouvernement de
Washington se tint sur le qui-vive. Au fond il avait à
louvoyer entre deux écueils. Il lui aurait presque autant
déplu de voir l'Amérique espagnole
libérée par l'Angleterre qu'asservie par la
sainte-alliance. Aussi lorsqu'en août 1823 Canning communiqua
à
Rush les desseins formés en faveur de l'Espagne par les
puissance alliées, Monroe s'émut vivement et
cela, presqu'autant des intentions éminemment
libérales du nouveau ministre des affaires
étrangères anglais que des complots liberticides
des cours continentales. Canning, qui avait apporté un
esprit
entièrement nouveau au Foreign Office, avait beau multiplier
les protestations chaleureuses, c'était
précisément son zèle qui
inquiétait les
hommes d'État de Washington non moins que les
âpres ambitions des meneurs
de l'Europe réactionnaire. Quand Wellington, en loyal
interprète d'une pensée qui
n'était pas la sienne, tint à Vérone
un langage singulièrement favorable aux insurgés,
quand
Canning se prépara ostensiblement à suivre la
politique qu'il devait résumer plus tard dans ce fameux mot,
plus
oratoire
qu'exact : « J'ai appelé à l'existence
un nouveau monde et j'ai ainsi rétabli
l'équilibre
de
l'ancien », il devint impossible pour les
États-Unis d'assister les bras croisés
à ce spectacle.
Monroe médita
longuement le grand coup qu'il voulait
frapper. Il consulta son cabinet où siégeaient
quelques-uns des hommes les plus
éminens de
son pays, —le secrétaire d'État John
Quincy Adams, —le secrétaire de la guerre Calhoun,
l'éloquent et passionné champion des
États du Sud
et de leur institution particulière,
l'homme qui a
peut-être le
plus tragiquement et le plus pleinement incarné les
passions, les faiblesses, les fatalités, les vices et les
vertus de l'esclavagisme, cette tunique de Nessus attachée
pendant trois quarts de siècle aux flans
de la République. Dans tous ces esprits, il y avait d'avance
et comme instinctivement un accord absolu sur les principes en
cette matière. Ces idées étaient dans
l'air. Jefferson, l'oracle du parti
démocrate, retiré à Moaticello, en
donnait trois
ans plus tôt, dans une lettre privée, la formule
exacte. « Le
jour n'est
pas éloigné, disait-il, où nous
pourrons formellement requérir le tracé d'un
méridien de
partage à travers l'océan qui sépare
nos deux hémisphères : d'un coté,
jamais ne
résonnera le bruit d'un coup de canon américain,
de
l'autre, jamais celui d'un coup de canon européen. Pendant
que
d'éternelles guerres feront rage en Europe, chez nous, le
lion et l'agneau pourront se coucher côte à
côte
en paix. » Monroe consulta Jefferson, pour qui, tout
président qu'il était, il avait gardé
les
sentimens de déférences affectueuse du temps
où il
servait sous lui comme ministre à Paris et à
Londres. Le Sage de
Monticello ne se fit pas prier. Dès le 24 octobre
1823 il répondait par une longue lettre dont j'extrais
quelques
passages. « Notre première et la plus fondamentale
de maxime devrait être de ne jamais nous
ingérer dans les imbroglios de l'Europe. La seconde, de ne
jamais permettre à l'Europe de s'immiscer
dans les affaires de ce côté de l'Atlantique.
Pendant que l'Europe travaille à devenir le domicile du
despotisme, nous devrions travailler à faire de cet
hémisphère l'asile de la liberté.
»
Monroe était
muni de tous les viatiques, il pouvait aller
droit devant lui. Toutefois son tempérament essentiellement
timide et lent
n'était pas
encore entièrement rassuré. Quelque jours
à peine avant la réunion du Congrès,
en
décembre 1823, il hésitait encore. Il consulta
même son secrétaire d'État, Adams
poussait la
fermeté
jusqu'à l'obstination, le courage jusqu'à la
témérité, comme le prouva la fin de sa
carrière. Il répondit :
«
Vous savez déjà mes sentimens sur ce sujet. Je ne
vois aucune raison de les modifier, —Eh bien! fit le
président
avec un soupir, ce qui est écrit est écrit et il
est trop tard pour le changer à cette heure. » Le
lendemain le message était lu au Congrès et le
peuple américain comptait un article de plus à
son
décalogue. Deux passages séparés par
un assez long
espace dans ce document ont trait à la politique
étrangère. Dans le premier, après
avoir
rapporté les propositions du gouvernement
impérial russe relatives au
règlement amiable des droits et des
intérêts respectifs des deux pays et de ceux de
l'Angleterre dans la portion
nord-ouest du continent américain et après avoir
affirmé son désir de
cultiver une
parfaite entente avec le tsar, le président
déclarait l'occasion propice pour poser un principe
fondamental dont
dépendaient en grande partie les droits et les
intérêts des États-Unis,
à savoir que
« les continens américains, dans l'état
de
liberté et d'indépendance où ils sont
parvenus et
où ils
entendent demeurer, ont cessé désormais de
pouvoir
être envisagés comme des terrains propres
à la
colonisation future des puissances européennes. »
Le second passage abordait la question brûlante de
l'Amérique
espagnole et était ainsi conçu : « Nous
devons
à la bonne foi, à nos bonnes relations avec les
puissances, de
déclarer que nous considérerons comme une
atteinte à notre paix et à notre
sécurité
toute tentative de leur part pour étendre leur
système
à une portion quelconque de cet
hémisphère. Nous ne
sommes point intervenus, nous n'interviendrons pas dans les colonies ou
les dépendances que
possèdent telles ou telles puissances européennes
; mais quant aux gouvernemens qui ont déclaré
leur
indépendance et l'ont maintenue et, pour de justes et hautes
raisons, en ont obtenu la reconnaissance de notre part, nous serions
forcés d'envisager toute interposition en vue de les
opprimer ou d'exercer un contrôle
quelconque sur leurs destinées comme la manifestation d'une
disposition hostile envers les États-Unis.
»
Tel était ce
document, trop long, verbeux, diffus,
où les deux déclarations essentielles
sont noyées dans un flot de paroles superflues. Tel qu'il
était, il produisit un effet immense. Monroe devint, du jour
au lendemain, l'idole de la nation et un personnage historique.
C'est qu'il avait, à travers ses tautologies et ses
périphrases, donné
à deux
reprises une forme concrète à un sentiment
profondément imprimé dans l'âme
populaire. Il avait
prononcé le Quos ego de la grande
république
contre toute usurpation des puissances européennes au
nouveau monde.
C'était poser en quelque sorte les colonnes d'Hercule
où devait s'arrêter l'action du vieux
monde ; ou encore, pour reprendre le mot de Jefferson,
c'était imiter le pape Alexandre VI lançant une
bulle pour tracer une ligne de partage en plein Atlantique entre les
possessions de l'Espagne, et celles du Portugal,
et fixer les bornes infranchissables des deux
hémisphères. Cette doctrine est devenue
le fondement même du système de droit
international des patriote américains. Cette haute fortune
lui est advenue, comme il arrive, parce qu'elle n'a point
prétendu innover. De vrai, Monroe n'a
guère fait que forger un anneau dans une longue
chaîne qui remonte aux pères mêmes de la
République Américaine et qui descend
jusqu'à nous.
Il y a, au sens précis du mot, une catena patrum
dont les
apophtegmes concordans attestent l'existence et la
continuité d'une vrai tradition apostolique. Washington
protestait auprès de Jefferson, en janvier 1788, «
contre toute idée d'aller s'embarrasser dans les
querelles politiques des puissances européennes. »
Dans son adresse finale d'adieu à ses concitoyens, en mai
1796, après huit ans de pouvoir, il leur donnait, comme
l'une des plus précieuses leçons
de son
expérience, cet avis : « Notre grande
règle de conduite à l'égard des
nations
étrangères
doit être, tout en étendant nos relations
commerciales,
d'avoir aussi peu de liaisons politiques que possible avec elles.
»
C'est surtout Jefferson, l'éminent doctrinaire de la
démocratie, qui a aperçu et mis en
lumière
cette grande vérité. Dès 1801, il
recommandait
à l'Amérique d'éviter de se commettre
avec les
puissances européennes, même au profit de
principes communs. Un peu plus tard, il professait
déjà une
parfaite
horreur pour tout ce qui tend à mêler
l'Amérique à la politique de l'Europe. A ses
yeux, une coalition même temporaire avec l'ancien monde pour
atteindre quelque objet considérable, comme la
définition des droits des neutres, entraînerait
plus
d'inconvéniens qu'elle ne pourrait procurer d'avantages. En
1808 il était arrivé à une formule
plus complète et il estimait que « notre objet
doit
être d'exclure toute influence européenne de cet
hémisphère »
En voilà assez
pour montrer que la doctrine de Monroe,
heureusement pour elle et pour son auteur, n'est pas
l'invention d'un
esprit original. Voila aussi pourquoi
elle a toujours, depuis sa promulgation, occupé une place
d'honneur dans l'esprit
public en Amérique. Le message du 2 décembre 1823
avait eu pour effet presque
immédiat de faire abandonner par la sainte-alliance ses
velléités d'intervention en
Amérique
espagnole. Désormais, cette doctrine devient le palladium
de l'indépendance nationale. A vrai dire, il n'est pas fort
malaisé de démêler les causes de cette
popularité. La doctrine de Monroe peut se définir
:
l'Amérique aux
Américains. Elle est, en premier lieu, une
réaction naturelle, légitime,
nécessaire, contre
l'attitude trop
prolongée de l'Europe à l'égard de ce
continent. Depuis la découverte de Christophe Colomb,
ç'avait
été l'usage de traiter l'Amérique en
pays conquis, de s'y tailler des dépendances et colonies
à son
gré, d'exproprier en masse les populations
indigènes, bref, d'agir comme on agit encore en Afrique,
comme on a
déjà cessé d'agir en Australie. Peu
à peu
les descendans des premiers colons étaient devenus
Américains. Ils avaient conçu une patriotique
affection pour le nouveau monde, une non moins patriotique
hostilité
contre les intrus qui prétendaient s'impatroniser
céans et faire d'un continent autonome une
dépendance de la petite et vieille Europe. C'est
là une phase dans l'évolution de tout
continent où une nationalité nouvelle se
constitue et s'implante. Le jour où l'Afrique sera dans les
mêmes conditions, nous entendrons aussi pousser le cri : l'Afrique
aux Africains !
En second lieu,
l'exclusion de toute influence européenne de
l'hémisphère américain est la
contre-partie naturelle, la compensation logique du principe de la
non-intervention de l'Amérique dans les affaires d'Europe.
On n'invite point l'Amérique, qui
mériterait pourtant par sa force et sa richesse de compter
parmi les grandes puissances, à siéger
aux
Congrès où se règlent les questions
européennes. Même quand, comme en Turquie au cours
de ces derniers mois,
la diplomatie américaine poursuit des objets identiques a
ceux des ambassadeurs des grandes puissances, elle
n'est jamais priée de se joindre au concert
européen et elle doit se contenter d'une action
indépendante et parallèle. Cette exclusion doit
avoir sa contre-partie. C'est l'application inverse du
même principe : si l'Amérique est
disqualifiée dans les affaires d'Europe, par les
mêmes misons et
exactement dans la même mesure, l' Europe doit
être disqualifiée dans les affaires
d'Amérique.
En troisième
lieu la doctrine de Monroe est devenue le
symbole de l'esprit national, du patriotisme américain.
Chaque grande nation a un principe,
une formule qui lui sert en quelque sorte de signe de ralliement et
autour duquel elle se groupe, comme autour d'un
drapeau. C'est cette portée qu'a prise avec le temps la
double affirmation du message de 1823. On a
appris à y voir le fier Noli me tangere
de la démocratie du nouveau monde. Cet isolement volontaire,
cette espèce d'enceinte fortifiée que la sagesse
des ancêtres a construite autour de
l'indépendance nationale, toutes les idées
glorieuses qu'éveille dans l'esprit le souvenir des
humiliations
infligées à la vieille Europe, tout cela se
développe et se commente et se loue dans les livres
d'école, dans les
manuels primaires, dans les discours patriotiques, dans les harangues
du 4 juillet, dans toutes ces
innombrables démonstrations populaires où se
complaît l'infatigable ardeur de cette nation. Et les
souvenirs de certains grands événemens sont
là pour achever de conférer la
sainteté d'un dogme
immuable à cette doctrine politique. Comment oublier
qu'à l'heure tragique où la séssession
des
États à esclaves formés en
Confédération du Sud menaçait
l'existence même de la République,
l'impossibilité
où se trouva le gouvernement de Washington de faire
respecter, comme à l'ordinaire, la doctrine de Monroe,
faillit créer sur le flan de l'Union, au Mexique, un empire
d'origine étrangère, qui aurait
été
une perpétuelle source de danger. Aussi avec quel joyeux
empressement, dès que le Sud eut succombé et que
Lee eut rendu sa vaillante épée à
Appomatox, gouvernement et peuple ne prirent-ils pas leur revanche eu
infligeant
à Napoléon III le déshonneur de
décamper à la première sommation et de
laisser son malheureux client, devenir sa dupe et sa victime,
l'empereur Maximilien, expier son usurpation à Queretaro !
Voilà, certes, qui explique assez l'incomparable
popularité d'une politique qui a de tels
états de service à son actif. Il n'y a pas
à dire ;
au point de vue américain, la doctrine de Monroe n'est pas
seulement légitime, elle s'impose. Cette simple constatation
de fait ne saurait, toutefois, nullement
préjuger la question toute différente de sa
valeur internationale. J'avoue que, pour ma part, j'estime assez
superflu de
rechercher pédantesquement si ce principe peut rentrer dans
ce cadre essentiellement mobile et flottant
que l'on appelle le droit des gens. L'important, c'est, ainsi que l'a
fait remarquer avec finesse un
écrivain anglais, M. Goldwin Smith, que cette fameuse
doctrine est l'expression directe d'un état
d'âme fixe et immuable du peuple américain.
Après tout, le droit des gens, s'il correspond à
quelque
réalité politique, doit tenir compte, encore plus
que de prétendues lois que personne n'a
édictées et qui sont dépourvues de
toute sanction, des faits généraux,
élémentaires,
permanens, des
données fondamentales de la psychologie des nations.
De cet
ordre est pour les Américains la doctrine de Monroe. Elle
participe du caractère d'un palladium national. Il n'est pas
jusqu'à certaines objections, même
fondées, certaines critiques, même justes, qui ne
contribuent à lui donner cette prise sur l'esprit public. On
a fait observer avec beaucoup de justesse que la revendication par les
États-Unis d'un droit de
défense et de patronage sur tous les États de
l'Amérique impliquait à tout le moins une
obligation et
une responsabilité correspondantes à
l'égard de cette clientèle. Jusqu'ici le
gouvernement de Washington n'a
pas fait mine de se préparer à assumer cette
tutelle compromettante ; mais l'opinion, qui ne finasse pas tant,
ne serait nullement éloignée d'accepter une
charge où elle voit avant tout l'avantage
d'une
hégémonie réelle sur les deux
continens américains. Naguère M. Blaine,
reprenant une
idée
chère à ce grand Américain, Henry
Clay, avait renoué à Washington le fil des
discussions de ce congrès de Panama depuis
longtemps interrompu et qui devait aboutir, dans la pensée
de ses auteurs,
à la
formation d'un lien fédératif entre tous ces
États. Il serait piquant qu'en croyant pousser un argument
contre la doctrine
de Monroe, lord Salisbury, ou tel autre polémiste
distingué, travaillât
en fait
à réaliser ce cauchemar des nations qui ont des
Canada ou d'autres colonies impériales
au nouveau monde : la
constitution d'une grande Amérique, unie et unitaire, sous
l'hégémonie de l'oncle Sam.
On a essayé de
mettre en tout son jour l'importance d'un
article de foi politique professé par 70 millions d'hommes.
Il resterait à examiner l'attitude des
puissances européennes à l'égard de
cette maxime d'État américaine. Chaque nation
possède jusqu'à un certain point dans ses
archives quelqu'un de ces arcana imperii, de ces
mystères d'État sur
lesquels le cardinal de Retz recommande sagement de ne pas faire de
lumière indiscrète et qui servent
à
légitimer aux yeux de ceux qui les invoquent certains
procédés parfois peu canoniques. Jadis le
principe de l'arrondissement du territoire et celui
des compensations territoriales joua un grand
rôle dans les transactions de la
diplomatie européenne. Derrière ces mots
à l'aspect pédantesque et lourd, partant
honnête, se
masquait fort habilement l'insatiable et immorale ambition qui procura
les partages de la Pologne. Cette
opération auprès de laquelle les excès
révolutionnaires ne sont que des jeux d'enfans,
même au point de vue de l'ancien droit traditionnel,
s'accomplit sans scandale à l'abri de ces
périphrases décentes. La morale était
sauve, puisque le protocole était respecté. On
croit savoir que
l'Angleterre n'a pas toujours dédaigné de
recourir
à ces procédés. Elle a tout un
vocabulaire
d'expressions parfaitement correctes, dont il ne faut pas trop presser
le sens. La route des Indes, les intérêts
de la
civilisation, les droits des minorités
opprimées,
les
privilèges du sujet britannique qui peut
fièrement s'écrier :
Civis
romanus sum, voilà, au courant de la plume,
quelques unes de ces modestes formules sous lesquelles certains
voudraient simplement
lire partout et toujours la répétition monotone
du grand principe de la
politique anglaise : Quia nominor leo. La politesse
internationale ne veut pas que l'on scrute de trop près ces
petits déguisemens. Je ne vois pas très bien
pourquoi l'on appliquerait un traitement plus rigoureux à la
doctrine de Monroe, qui a du moins l'avantage d'une franchise absolue.
La vraie méthode ne
consisterait-elle pas, ici comme dans beaucoup de cas, à ne
pas procéder à coups de
généralités périlleuses et
à
distinguer soigneusement entre les diverses applications de ce principe
? Pour ma part, dans la crise
provoquée par révocation de la doctrine de
Monroe, crise dont on célébrait
prématurément l'apaisement, il y a deux semaines,
je dois avouer que je ne regrette nullement l'attitude pleine de
réserve
et la bienveillante neutralité observée par la
France. Il n'y avait vraiment pas lieu à une croisade
universelle contre une maxime d'État dont la
popularité est prodigieuse aux États-Unis dont la
légitimité varie avec chaque espèce
à
laquelle on l'applique ; et dont l'application, dans le cas
donné,
visait les prétentions insoutenables, le refus arrogant
d'arbitrage, et les récriminations inopportunes d'une
puissance comme l'Angleterre.