<  La doctrine de Monroe

    Trad.
LA REVUE DES DEUX MONDES1896

2ème partie  >

LA DOCTRINE DE MONROE
ET
LE CONFLIT ANGLO-AMÉRICAIN

Le président Cleveland n'était pas en fort bonne odeur auprès des chauvins des États-Unis, quand, le 15 décembre dernier, il revint à Washington, d'une excursion de quelques jours pendant lesquels il était aller chasser le canard sauvage. On ne lui pardonnait pas de certains côtés de n'être pas resté pour tirer un plus gros gibier. Depuis des semaines ou même des mois, le différend chronique entre l'Angleterre et le Vénézuela avait pris, tout au moins dans l'opinion du public américain, un caractère aigu. Si les deux parties s'étaient trouvées dans un tête-à-tête rigoureux, la difficulté qui envenime depuis tant d'années les relations des deux pays, aurait pu, à leur gré ou selon l'effet du hasard, traîner indéfiniment en longueur comme ci-devant ou aboutir, par l'emploi de la force, à une rapide solution. C'est bien ainsi qu'on l'entendait et qu'on n'a pas cessé de l'entendre à Londres. Lord Salisbury a repris et mené la conversation avec le gouvernement du Vénézuela, comme s'ils étaient seuls au monde et seuls intéressé au règlement de leur conflit. Il y a, Dieu le sait, assez de temps que cette controverse se perpétue entre les deux États. Elle est même plus ancienne que leur existence sur le sol américain. L'Angleterre, quand elle s'empara de la Guyane hollandaise à la fin du siècle dernier, hérita du litige engagé par Leurs Hautes Puissances les États-Généraux avec l'Espagne dont le Vénézuela a recueilli la succession. Pendant longtemps on laissa aller les choses, en se contentant de part et d'autre d'interrompre, la prescription par des actes conservatoires. Un fonctionnaire colonial, d'origine néerlandaise, sir Robert Schomburgk, fut chargé, en 1840 d'aller procéder sur les lieux à une étude de la question. Il traça une ligne qui a gardé son nom et qui marque depuis lors le minimum irréductible des prétentions du gouvernement de la Reine. Cette carte fut publiée en 1842. Elle donne à l'Angleterre non seulement le cours entier de l'Essequibo, avec ses affluens de la rive gauche, le Mazaronni et le Couyouni, mais encore les affluens de la rive droite de l'Orénoque jusqu'à un point un peu en amont de l'embouchure, où le Barima s'y jette. Le travail de sir Robert Schomburgk est peu à peu devenu pour la diplomatie anglaise une sorte de loi des Douze Tables, un document sacré. Intangible, immuable, ne varietur. Récemment encore lord Salisbury excluait expressément le territoire ainsi délimité de la compétence d'un tribunal arbitral, au cas où il serait créé. Par malheur pour cette fermeté toute romaine, sir Robert Schomburgk n'avait pas prévu le parti que la politique prétendrait tirer de ses recherches géographiques. Avant d'être investi d'un mandat officiel par le gouvernement de la reine, il avait voyagé dans la région débattue sous les auspices de la société royale de géographie de Londres ; et dès 1840 il avait réuni les élémens d'une carte de la frontière de la Guyane anglaise et du Vénézuela qui fut publiée dans un Blue Book distribué au Parlement. Fatale distraction ! Ce document, revêtu du sceau officiel, rédigé par le même auteur, diffère sous plusieurs rapports essentiels de la carte d'avril 1842. Il reporte la frontière bien plus à l'est et au sud, et il enlève à la Guyane ou il restitue au VÉNÉZUELA — comme on voudra, — tout un gros morceau sur la rive droite de l'Orénoque. Le Vénézuela protesta sans retard contre l'établissement de la seconde ligne et l'Angleterre s'empressa d'expliquer qu'il s'agissait purement et simplement d'une sorte d'avant-projet. Bien plus, dès 1844, lord Aberdeen, alors ministre des affaires étrangères, proposa un tracé qui divergeait considérablement de celui de sir Robert Schomburgk. Les négociations demeurèrent en suspens. En 1881, lord Granville offrit au Vénézuela une troisième ligne qui ne correspondait exactement à aucune des précédentes.

Après de tels changemens de front, il est bien difficile de se retrancher derrière l'inflexible unité des vues des ministres de la reine. C'est là un argument qui ne peut guère porter que sur la galerie. Il est à croire, du reste, que la dispute serait restée purement académique si la découverte de mines d'or et la mise en valeur du territoire contesté n'avaient fait affluer de ce côté une population assez peu policée. Le Vénézuela ne parle plus seulement de faire respecter, — même par la force, — ses droits, ou ce qu'il tient pour tels, — dans la région contestée : il y a établi une sorte d'état de fait, et un acte de violence a été commis naguère par l'un de ses bas officiers au détriment d'un fonctionnaire britannique. Il n'en fallait pas davantage pour mettre le feu aux poudres. L'Angleterre recourut d'abord à la voie diplomatique, tout en prenant des mesures pour mettre la Guyane en état de défense, Lord Salisbury fît signifier à Caracas un ultimatum portant non pas sur la question territoriale, mais sur la réparation de voies de fait commises contre des sujets de la reine dans ces parages par les agens de la police vénézuélienne. Il indiquait nettement comme un casus belli le maintien de l'occupation vénézuélienne sur la rive des fleuves Couyouni et Amacoura. c'est-à-dire dans les limites de la ligne Schomburgkt ; pour le reste, c'est-à-dire pour le petit triangle entre le cours de ces fleuves et le lit de l'Orénoque, il daignait, avec une gracieuse générosité, ne pas rejeter a priori le recours à un arbitrage.

Toute cette petite négociation eût sans doute marché au gré des voeux du premier ministre de la reine Victoria si un tiers n'était venu brusquement se mettre en travers. Ce trouble-fête n'était autre que le gouvernement des États-Unis. Le pays était un peu las de ses interminables débats sur les sujets abstrus et ennuyeux du tarif et de la circulation monétaire. De plus la période des élections présidentielles allait s'ouvrir. Partis et candidats songeaient à se mettre en règle avec cette forme de patriotisme qui s'appelle en Amérique le Spread-eagle-ism, par une métaphore tirée de la constante invocation de l'aigle aux ailes éployées dont s'embellissent les armes nationales. M. Cleveland lui-même, à la veille des élections de 1888, ne se fit pas scrupule, avec l'aide de M. Bayard, son secrétaire d'État, de flatter les passions chauvines des masses en donnant ses passeports au ministre d'Angleterre. M. Sackville-West, sous le prétexte d'une peccadille plus que vénielle. Les initiés savaient déjà que M. Olney, le nouveau secrétaire d'État, — un juriste et non un diplomate, — était un produit typique de la Nouvelle-Angleterre, c'est-à-dire de la région rurale, religieuse et raisonneuse où se sont le mieux conservés, avec les traditions et les moeurs des ancêtres puritains, leurs sentimens fort mélangés pour l'Angleterre, mère et marâtre tout à la fois. Ils croyaient savoir que ce ministre, dès le mois de juillet avait prié M. Bayard, l'ambassadeur des États-Unis à Londres, d'interrompre pour un instant ses hymnes à la gloire de l'Angleterre aristocratique, conservatrice et libre-échangiste et ses déclamations contre l'Amérique démocratique, républicaine et protectionniste pour signifier à lord Salisbury, à l'égard du Vénézuela, un vigoureux Jusqu'ici et pas plus loin.

On pensait généralement que l'ouverture de la session du cinquante-sixième Congrès fournirait au présidant une occasion toute naturelle de faire la lumière sur ses véritables intentions. Son message du 3 décembre ne donna toutefois qu'une fort mince satisfaction à ces espérances. Il résumait bien dans un paragraphe spécial le texte des dépêches adressées à M. Bayard, mais cette analyse semblait ne s'en référer à la doctrine de Monroe que pour en affaiblir le sens, en rétrécir la portée et y introduire des modifications destinées à en rendre l'application impossible. Dans le cas présent, ce langage paraissait prêter à l'équivoque, et de fait,M. Cleveland désirait ménager à la fois les chauvins et la justice. C'était en somme un tour de passe-passe, un escamotage dont les amis de l'Angleterre crurent devoir féliciter le président qui avait si bien émoussé la pointe d'une arme dangereuse.

Telle était bien l'impression générale. Aussi, fût-ce un vrai coup de foudre dans un ciel serein que le fameux message du 17 décembre. — le document d'État peut-être le plus grave qui soit parti de la main d'un président des États-Unis depuis le manifeste de Lincoln relatif à l'arrestation des envoyés de la Confédération du Sud. MM. Slidell et Mason, à bord du navire anglais le Trent en 1861, ou depuis la proclamation d'émancipation en 1863. M. Cleveland commençait par affirmer solennellement le caractère sacré d'un principe « dont la mise en vigueur importe à notre paix et à notre sécurité nationale, et est essentielle pour l'intégrité de nos libres institutions et la préservation sans trouble de notre forme de gouvernement... » Après cet hommage à une doctrine qui ne saurait « tomber en désuétude tant que notre République durera ». il en exposait les motifs fondamentaux : «  Si l'équilibre du pouvoir, disait-il, est à juste titre un sujet de jalouse anxiété parmi les États de l'ancien monde en même temps qu'un objet de non-intervention absolue pour nous, l'observation de la doctrine de Monroe n'offre pas un intérêt moins vital pour notre peuple et son gouvernement... Pratiquement le principe pour lequel nous luttons est dans une relation particulière, sinon exclusive, avec nous. Il se peut qu'il n'ait point été admis en tout autant de termes dans le code du droit international mais la doctrine de Monroe n'en a pas moins sa place dans le code du droit international aussi certainement et aussi sûrement que si elle y était spécifiquement mentionnée... Convaincu que la doctrine pour laquelle nous luttons est claire et définie, quelle est fondée sur des considérations substantielles, que d'elle dépendent notre sécurité et notre bien être, mon gouvernement a proposé au gouvernement de la Grande-Bretagne de recourir à l'arbitrage comme à un moyen convenable de résoudre la question... Cette proposition a été déclinée par le gouvernement de Sa Majesté Britanique... La ligne de conduite que mon gouvernement doit suivre en présence de ces faits ne me semble souffrir aucun doute... A supposer que l'attitude du Vénézuela ne se modifie pas, il incombe aux États-Unis de prendre des mesures pour déterminer avec une certitude suffisante pour notre justification quelle est la vraie ligne frontière entre la république du Vénézuela et la Guyane Anglaise... Je propose donc que le Congrès vote un crédit suffisant pour les frais d'une commission nommée par le pouvoir exécutif, qui fera les investigations nécessaires et présentera son rapport sur le sujet dans le plus bref délai possible. Quand ce rapport aura été présenté et accepté, il sera, à mon avis, du devoir des États-Unis de résister par tous les moyens en leur pouvoir, comme à une agression contre leurs droits et leurs intérêts, à toute appropriation par la Grande-Bretagne de territoires, ou à l'exercice de toute juridiction gouvernementale sur des territoires que nous aurons décidé, après examen, appartenir légitimement au Vénézuela. En faisant ces recommandations, j'ai pleinement conscience de l'étendue de la responsabilité encourue et je comprend nettement les conséquences qui peuvent s'ensuivre. J'ai néanmoins, la ferme conviction que, si c'est une chose douloureuse de contempler les deux grandes nations de langue anglaise du monde engagées dans une compétition autre que la concurrence amicale dans la marche en avant de la civilisation et qu'une vigoureuse et noble rivalité dans tous les arts de la paix, il n'est point de calamité qu'une grande nation puisse attirer sur sa tête égale à celle qui suit une lâche soumission à l'injustice et à la perte subséquente de ce respect de soi-même et de cet honneur national derrière lesquels s'abritent et se défendent la sécurité et la grandeur d'un peuple. »

Tel était le langage qui, comme un sonore coup de clairon, vint réveiller tout à coup des passions endormies et déchaîner, d'un bout à l'autre du continent américain, une tempête d'indignation contre l'Angleterre. Au premier moment, on put croire qu'il n'y avait pas un dissident parmi les 70 millions d'Américains. Dans le Congrès, les lignes de division des partis semblèrent s'effacer. Le sénat, —ce corps dont les traditions ont quelque chose de l'immuable gravité des idalgos espagnols et que son petit nombre met à l'abri des entrainemens des foules, —dérogea à ses habitudes de décorum au point de saluer de ses applaudissements répétés la lecture de ce message. A la chambre des représentans, la situation était singulièrement compliquée, pour ne pas dire embrouillée; le parti républicain y était en possession d'une majorité immense. Si l'on eût dit d'avance que ce Congrès inaugurerait sa première session en votant d'urgence, à l'unanimité, les crédits demandés par le président Cleveland, on aurait fait sourire. Ce fut pourtant ce qui arriva. Le mot d'ordre avait été donné à la majorité de ne rompre par aucune fausse note l'harmonie patriotique, de rivaliser de zèle avec le chef du pouvoir exécutif, et, en même temps,de lui laisser sans partage l'écrasante responsabilité de la politique du message. Le Sénat lui-même, malgré de certaines velléités d'opposition vite réprimées observa, lui aussi, la consigne, et vota, les yeux fermés et sans en altérer un ligne, le texte des propositions présidentielles.

Cependant, l'opinion publique s'enivrait de se propres emportemens. La presse presque entière, — sauf une ou deux exceptions à New-York, — attisait le feu. S'il était jadis de mode de soutenir que les progrès de la démocratie devaient constituer la plus efficace des garanties de paix et qu'une fois le caprice des rois ou l'intérêt dynastique éliminé, les déclarations de guerre deviendraient presque impossibles, ce banal lieu commun était en train de recevoir le plus rude des démentis, A vrai dire, l'expérience, en général, n'a guère confirmé ces souriantes provisions. La démocratie coule à pleins bords ; elle déborde même un peu partout. et l'on ne voit pas précisément que les guerres ne soient plus que les souvenirs d'un passé aboli. Quand l'émotion ou la passion s'empare d'un peuple, il y a cent à parier contre un qu'il faudra toute la raison des hommes d'État, tous les efforts des spécialistes de la diplomatie pour arrêter cette nation sur la pente au bas de laquelle s'ouvre l'abîme d'un conflit sanglant. Nous en avons dans ce moment même une preuve bien surprenante dans le prodigieux affolement auquel s'abandonne le peuple anglais sous l'impression des événemens du Transvaal.

Aux États-Unis, dans la seconde quinzaine de décembre, on vit un spectacle à peu prêt analogue. Le président, en qui l'opinion s'était accoutumée à voir, — non seulement de par ses hautes fonctions, mais en vertu des qualités et peut-être aussi des défauts de son tempérament, — l'ennemi juré du chauvinisme ou jingoïsme, avait jugé bon de tondre de ce pré la largeur de sa langue : aussitôt les politiciens irresponsables, les individualités sans mandat, pour reprendre une expression chère à M. Rouher, s'empressèrent de chercher à se tailler une petite part de la popularité et de verser de l'huile sur le feu. L'un demandait la construction immédiate de cuirassés, de fusils d'un nouveau modèle, de canons à mélinite et de forts sur la frontière du Canada. Un autre, —ce sénateur Chandler, du New-Hampshire qui, avec son collègue, M. Lodge, du Massachussets, avait naguère tant contribué à la gaité des nations en déclarant la guerre en son propre et privé nom à la perfide Albion, —proposait l'allocation d'un petit crédit de provision de 500 millions de francs. Edison, l'ingénieux électricien, qui a évidemment trouvé le temps, entre deux découvertes scientifiques ou industrielles, d'étudier d'un peu
trop près les précédens du siège de Paris et les inventions abracadabrantes des Gagne et autres doux monomanes, organisateurs de la destruction en masse des envahisseurs, énumérait une kyrielle de machines toutes plus meurtrières les unes que les autres, dont la moindre devait anéantir la flotte ou l'armée de l'Angleterre. Tout cela, certes, avait son côte risible ; mais tout cela avait aspect triste et sa gravité, — surtout si cette excitation avait éveillé un échos dans la Grande-Bretagne et si l'on s'était montré le poing de l'un à l'autre bord de l'Atlantique. Heureusement, l'Angleterre ne se monta pas au diapason de l'opinion publique aux États-Unis. Il y a deux sentimens en présence sur l'attitude que les sujets de la reine Victoria ont adoptée dans cette crise. Les uns y voient la plus sublime manifestation de christianisme pratique, d'empire sur soi-même, de pardon des injures, de fraternité malgré tout, de courage moral, qu'il ait été donné au monde de voir, Les autres cherchent des motifs bas et vils à cette édifiante sagesse. Ils établissent des contrastes peu flateurs entre cette façon de plier l'échine sous la volée de bois vert du Frère Jonathan et l'inflexible roideur des procédés de John Bull à l'égard du petit Portugal. Ils accusent tout net les organisateurs et les metteurs en scène de cette comédie de l'invincible amour fraternel d'avoir dépassé toute mesure, d'avoir humilié la nation et d'avoir, au fond, travaillé contre la paix, la vrai et solide paix, qui est assise sur le respect mutuel.

C'est le Saturday Review, redevenue l'organe indépendant de la haute ironie et du suprême détachement, qui a porté ce jugement sévère. « Cette semaine, lisait-on dans son numéro du 28 décembre, a été marquée par une extraordinaire explosion de sentimentalité et d'ineptie bourgeoise anglaise. Presque tous les journaux quotidiens se sont livrés à une ignoble compétition à qui surpasserait les autres en flatterie obséquieuse des Américains et en servile appréhension de la guerre... La presse américaine, du reste, avec ses rodomontades à bon marché et ses airs de matamore promptement changés en gémissemens de pénitence à cause d'un krach à la Bourse, s'est montrée presque aussi sotte. Imaginez un juif polonais, le propriétaire du New York World, écrivant à des « personnes importantes » en Angleterre pour leur demander « un message de paix au peuple américain, réponse payée ! » L'ineffable vulgarité de Jonathan et la pseudo-sentimentalité de John sont aussi écoeurantes que leur querelle est factice... Nous détestons tous ces essais de gouvernement par la presse. Dans la crise actuelle, la presse s'est conduite encore plus stupidement que les prédicateurs. Toutefois il était réservé aux « hommes de lettres », comme ils se nomment, de surpasser encore la presse bourgeoise anglaise dans la ferveur de ses protestations d'amitié et dans son avilissement absolu. Un écrivain distingué, à ce que l'on nous apprend, a rédigé une adresse aux amis de la littérature aux États-Unis, au nom des hommes de lettres de notre pays. Ce document dépasse nos facultés descriptives. Il aurait pu être composé par l'riah Heep (personnage du David Copperfield de Dickens, espèce de Tartuffe de bas étage) dans un de ses pires accès d'humilité. On le voit : si l'Angleterre s'est abaissée devant l'Amérique, elle a encore chez elle des Juvénal pour fustiger son déshonneur. La Saturday Review est, du reste, en cette occasion, fidèle aux traditions de l'un de ses plus éminens de ses anciens rédacteurs, de ce maître en l'art du sarcasme à l'emporte pièce et de l'invective hautaine que Disraeli félicita un jour ironiquement de ces talents en ce genre et qui se nomme aujourd'hui lord Salisbury. N'est-ce pas lui qui, en 1863, dans une discussion sur la politique étrangère de lord Palmerson et de lord John Russel, déclarait que le cabinet de Saint-James avait une échelle mobile en fait de ressentiment d'injure : d'une puissance de premier ordre, il n'empochait pas seulement l'outrage sans mot dire, il pratiquait à son égard le conseil de perfection évangélique et tendait l'autre joue ; envers une puissance moindre mais encore respectable, il se contentait de protester doucement ; à l'égard des états petits et faibles, il exigeait par la menace et, s'il le fallait, il extorquait à la pointe de la baïonnette les plus amples réparations, —et parfois les moins dues.

Il serait injuste toutefois de ne voir dans la modération comparative de l'opinion en présence de l'ultimatum de M. Cleveland qu'un excès de terreur. Quand la Bourse de Londres, le 18 décembre, télégraphia à celle de New-York une plaisanterie au gros sel, qui se ressent fort du genre d'esprit des coulissiers, mais qui respirait du moins une certaine belle humeur ; — quand M. Gladstone expédia ce message d'une concision éloquente où il déclarait que le sens commun seul était nécessaire pour conjurer des périls d'une rupture inadmissible ; —quand le prince de Galle et son fils le duc d'York, sortant pour une fois de cette ronde de devoirs formalistes que leur impose une routine plus forte qu'une loi, se décidèrent à envoyer aux Américains l'assurance de leur inaltérable amitié et de leur ferme confiance dans l'avenir, —enfin quand la chaire chrétienne, depuis la vaste et somptueuse cathédrale anglicane jusqu'à la dernière et la plus pauvre des chapelles dissidantes du pays de Galles, retentit, comme sur ordre d'en haut, de paroles de paix et de bonne volonté, il y a autre choses, il y a plus là que ce qu'une observation cynique et superficielle croit découvrir dans les mobiles les plus bas de la nature humaine. Non : ce n'est pas uniquement, —comme le dit le livre des Actes en parlant des Thyriens et des Sidoniens lorsqu'ils demandèrent la paix à Hérode : Postutabant patent, eo quod alerentur regiones eorum ab eo, —parce que l'Angleterre puise en Amérique près de la moitié du total de ses matières alimentaires ; ce n'est pas uniquement parce-que les États-unis envoient à l'Angleterre près de la moitié de leurs exportations (1 915 millions de francs contre 2 milliards dans le reste du monde) ; ce n'est pas exclusivement pour ces motifs mercenaires que le peuple anglais a refusé d'envisager la possibilité d'une guerre fratricide. Il faut également écarter comme insuffisante l'explication qui attribue la remarquable longanimité de l'Angleterre à la crainte d'un conflit. Assurément, une guerre ne serait une plaisanterie pour personne à l'heure actuelle, et, moins que pour tout autre, pour un pays dont la prospérité, dont l'existence même dépend absolument de la liberté et de la sûreté de son commerce extérieur. Le peuple anglais n'en est pas moins fort éloigné d'un lâche abandon de soi-même. Il est bien plutôt, —force symptômes en témoignent et, au premier rang, l'explosion provoquée par les évènemens du Transvaal, —en proie à une sorte de dangereuse fièvre de chauvinisme. Et d'ailleurs, pour se rassurer, l'opinion n'avait-elle pas, dès le début, vaguement conscience de l'irréalité, de l'artificialité du mouvement belliqueux des États-Unis ?

Un artiste dont le talent s'est pleinement révélé cet été dans la série de ses caricatures relatives aux élections générales. M. F.-C. Gould, a parfaitement rendu cette impression assez générale dans deux dessins qui lui ont valu les lourdes et pédantes observations d'un littérateur, terrorisé à la pensée de blesser les Américains, lesquels ont pourtant, Dieu merci, assez d'humour et ne se sont pas fait faute de ridiculiser, sous toutes les formes et par tous les moyens, leurs adversaires. Dans le premier de ces dessins on voit Frère Jonathan, déguisé en chef Peau-Rouge, sur le sentier de guerre, en grand costume, se livrer à une sorte de pyrrhique ou de cordace effrénée et se retourner à moitié pour couler sous ses paupières mi-closes un regard qui lui apprenne s'il a produit l'effet voulu. Dans le second, —inspiré de cette scène de l'immortel Pickwick, où Joe, le groom obèse, déclare à la vieille mère de son maître, Mme Wardle, qu'il veut lui donner la chair de poule, on voit un Fat boy, mélange désopilant des traits classiques de Joe et de ceux du président Cleveland, essayer la puissance de ses moyens de terreur sur une Britannia, déguisée en Mme Wardle.

De fait, après une première explosion vraiment terrifiante l'anglophobie militante se calmait peu a peu aux États-Unis. La crise de Bourse, qui éclata deux jours après le message du 12 décembre, ne fut pas étrangère à ce revirement. A cette influence sourde des intérêts matériels vint bientôt se joindre l'action directe et avouée des ministres de la religion. Aux États-Unis toutes les Églises, — celles où officient les prêtres catholiques comme celles où donnent des conférences les orateurs de l'unitarisme, en passant par toutes les nuances de l'arc-en-ciel protestant, — abordent volontiers, même avec prédilection, les questions à l'ordre du jour, y compris celles qui ne semblent avoir qu'un lien fort relâché avec les dogmes du christianisme ou la morale de l'Évangile. C'est dans les milliers et les milliers d'églises des États-Unis qu'a débuté, le dimanche 22 décembre, le mouvement de la réaction antibelliqueuse qui a enrayé les progrès de la croisade antibritannique. Contre une coalition de Dieu et de Mammon, des spéculateurs et des saints, de la Bourse et du Presbytère, il n'y a pas de jingoïsme qui tienne. Aussi les journaux anglais ont-ils enregistré, avec une satisfaction manifeste, les plus légers symptômes de ce revirement. Il serait puéril, toutefois, d'exagérer la portée de la réaction qui s'est accomplie dans l'esprit public en Amérique. La finance, haute et basse, n'est pas tout, même au apys du dollar. Le clergé de toutes les sectes n'entraîne pas toujours les masses à sa suite : ce qu'il marque d'une empreint par trop professionnelle et cléricale, perd du coup beaucoup de son attrait pour les laïques. S'il se trouve à New-York toute une classe d'oisifs, de gens à l'aise, d'hommes cultivés, tranchons le mot, d'aristocrates qui, par mille liens, — sympathies, analogies de vie et de goûts, alliances de famille, amitiés et visites, —sont étroitement attachés à l'Angleterre et à sa haute société, cette minorité est si peu américaine qu'elle n'exerce aucune influence sur l'esprit public. Les dudes ou les mugwumps, pour me servir des termes de l'argot d'outre-mer, servent plutôt, aux mains adroites des politiciens, d'épouvantails pour effrayer le peuple.

Ce n'est pas à New-York, pas même à Boston ou à Philadelphie qu'il faut chercher l'âme même de l'Amérique ; c'est à Chicago ou à Saint-Louis ou à San-Francisco. Là comme partout les masses ont une certaine tendance à se poser en antagonisme avec les classes. Le fermier de l'Ouest, le citoyen de ces communautés jeunes et robustes qui ne se soucient pas de l'héritage du passé, qui n'ont point de vénération pour les ancêtres, dont l'âge d'or, suivant la devise de Saint-Simon, est devant et non derrière elles, —voilà le noyau même et le coeur du peuple américain; et ces gens-là n'ont point subi l'effet édulcorant des télégrammes du prince de Galles et des adresses des littérateurs anglais. Ils croient que la doctrine de Monroe est en péril. Ils croient que l'Angleterre est l'ennemie née de leurs libertés et de leurs droits. Ils ne lui ont pardonné ni l'attitude de ses hautes classe pendant la guerre de sécession ni les railleries des Dickens et autres. Ils sont calmement, fermement, irrévocablement résolus à faire respecter ce qui est à eux, et surtout cette pierre angulaire du système politique et international des États-Unis.

On a dit que la race anglo-saxonne était mentalement le produit de deux grands livres : la Bible et Shakspeare. On peut dire que l'Américain pur sang a trois fondemens à sa conception des choses : la Bible, la Constitution et la doctrine de Monroe. C'est ce qu'a compris le président Cleveland et c'est ce qui fait qu'en dépit des fureurs des uns, des railleries des autres, des intrigues des troisièmes, il est resté campé sur ce terrain excellemment la crise financière elle-même ne la détourné qu'un instant. Il vient de nommer sa commission. Ce calme a quelque chose d'imposant. Après tout M. Cleveland sait bien que, quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse, il a pris son point d'appui sur la doctrine de Monroe, que personne ne peut l'en déloger et que tant qu'il s'y étayera, il sera sûr -— envers et contre tous — de la loyale assistance du peuple américain. Seuls de petits esprits cherchent à expliquer par de petites causes et par des motifs tout secondaires l'explosion de sentiment public contre l'Angleterre. Que le comte de Dunraven, en se montrant mauvais sportsman, ait contribué pour sa part à irriter le public, je n'aurai garde de le contester. Mais enfin chaque année il se trouve à Longchamps, à Auteuil ou à Chantilly, des parieurs patriotes pour siffler la victoire ou applaudir la défaite d'un cheval anglais, sans que ces périodiques de Waterloo tirent politiquement à conséquence. Quant aux indiscrétions de l'ambassadeur des États-Unis Londres, M. Bayard, elles ont assurément froissé à bon droit ses concitoyens. Le tact n'est pas le fort de ce diplomate de rencontre ; mais enfin, si la Chambre des représentants a voté une enquête au sujet de ses dernières inconvenances, il n'a pas même été rappelé et il exerce encore ses fonctions. Après tout, c'est une tradition de l'ambassade américaine à Londres que de professer à l'endroit de l'Angleterre et des choses et des gens de ce pays une tendresse parfois exagérée, même quand ce sont les Lowel !, les Lincoln ou les Phelps qui s'y livrent !

Non : toutes ces explications à la fois forcées et mesquines ne sauraient rendre compte de l'état d'esprit d'un grand peuple. C'est autre part qu'il faut en chercher les motifs et pour cela il faut prendre une idée juste de ce que c'est que la doctrine de Monroe et du rôle qu'elle a déjà joué dans les relations de l'Amérique avec l'Europe et spécialement avec le Royaume-Uni.


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