< La doctrine de Monroe Trad. |
LA REVUE DES DEUX MONDES — 1896 |
2ème partie > |
Le
président Cleveland n'était pas en fort bonne
odeur auprès des chauvins des États-Unis, quand,
le 15 décembre dernier, il revint à Washington,
d'une excursion de quelques jours pendant lesquels il était
aller chasser le canard sauvage. On ne lui
pardonnait pas de certains côtés de
n'être pas resté pour tirer un plus gros gibier.
Depuis des semaines ou même des mois, le différend
chronique entre l'Angleterre et le Vénézuela
avait pris, tout au moins dans l'opinion du public
américain, un caractère aigu. Si les deux parties
s'étaient
trouvées dans un tête-à-tête
rigoureux, la
difficulté qui envenime depuis tant d'années les
relations des deux pays, aurait pu, à leur gré ou
selon l'effet du hasard, traîner indéfiniment en
longueur comme ci-devant ou aboutir, par l'emploi de la force,
à une rapide solution. C'est bien ainsi qu'on l'entendait et
qu'on n'a pas cessé de l'entendre à Londres. Lord
Salisbury a repris et mené la conversation avec le
gouvernement
du Vénézuela, comme s'ils étaient
seuls au monde et seuls intéressé au
règlement de leur conflit. Il y a, Dieu le sait, assez de
temps que cette controverse se perpétue entre les deux
États. Elle est même plus ancienne que leur
existence sur le sol américain. L'Angleterre, quand elle
s'empara de la Guyane
hollandaise à la fin du siècle dernier,
hérita du litige engagé par Leurs Hautes
Puissances les
États-Généraux avec l'Espagne dont le
Vénézuela a recueilli la succession. Pendant
longtemps on laissa aller les choses, en se contentant de part et
d'autre d'interrompre, la prescription par des actes conservatoires. Un
fonctionnaire colonial, d'origine néerlandaise, sir Robert
Schomburgk, fut chargé, en 1840
d'aller procéder sur les lieux à une
étude de la question. Il traça une ligne qui a
gardé son nom et qui marque depuis lors le minimum
irréductible des prétentions du gouvernement de
la Reine. Cette carte fut publiée en 1842. Elle donne
à l'Angleterre non seulement le cours entier de l'Essequibo,
avec ses affluens de la rive gauche, le Mazaronni et le Couyouni, mais
encore les affluens de la rive droite de l'Orénoque
jusqu'à un point un peu en amont de l'embouchure,
où le Barima s'y jette. Le travail de sir Robert Schomburgk
est peu à peu devenu pour la diplomatie anglaise une sorte
de loi des Douze Tables, un document sacré. Intangible,
immuable, ne varietur. Récemment encore
lord Salisbury excluait expressément le territoire ainsi
délimité de la compétence d'un
tribunal arbitral, au cas où il
serait
créé. Par malheur pour cette fermeté
toute romaine, sir Robert Schomburgk n'avait pas prévu le
parti
que la politique prétendrait tirer de ses recherches
géographiques. Avant d'être investi
d'un mandat officiel par le gouvernement de la reine, il avait
voyagé dans la région débattue
sous les
auspices de la société royale de
géographie de
Londres ; et dès 1840 il avait réuni les
élémens d'une
carte de la frontière de la Guyane anglaise et du
Vénézuela qui fut publiée dans un Blue
Book distribué au
Parlement. Fatale distraction ! Ce document, revêtu du sceau
officiel, rédigé par le même auteur,
diffère
sous plusieurs rapports essentiels de la carte d'avril 1842. Il reporte
la frontière bien plus à l'est et au sud,
et il
enlève à la Guyane ou il restitue au
VÉNÉZUELA — comme on
voudra, — tout un gros morceau sur la rive droite de
l'Orénoque. Le Vénézuela protesta sans
retard contre l'établissement de la seconde ligne et
l'Angleterre s'empressa d'expliquer qu'il s'agissait purement et
simplement d'une sorte d'avant-projet. Bien
plus, dès 1844, lord Aberdeen, alors ministre des affaires
étrangères, proposa un
tracé
qui divergeait considérablement de celui de sir Robert
Schomburgk. Les négociations demeurèrent en
suspens. En 1881, lord Granville offrit au
Vénézuela une troisième ligne qui ne
correspondait exactement
à aucune des précédentes.
Après de tels
changemens de front, il est bien difficile de
se retrancher derrière l'inflexible unité des
vues des ministres de la reine. C'est là un argument qui
ne peut guère porter que sur la galerie. Il est à
croire, du reste, que la dispute serait restée
purement
académique si la découverte de mines d'or et la
mise en valeur du territoire contesté n'avaient fait affluer
de
ce côté une population assez peu
policée. Le Vénézuela ne parle plus
seulement de faire
respecter,
— même par la force, — ses droits, ou ce
qu'il tient pour tels, — dans la région
contestée : il y
a établi une sorte d'état de fait, et un acte de
violence
a été commis naguère par l'un de ses
bas
officiers
au détriment d'un fonctionnaire britannique. Il n'en fallait
pas davantage pour mettre le feu aux poudres. L'Angleterre
recourut d'abord à la voie diplomatique, tout en prenant des
mesures pour mettre la Guyane en
état de défense, Lord Salisbury fît
signifier à Caracas un ultimatum portant non pas sur la
question territoriale, mais sur la réparation de voies de
fait commises contre des sujets de la reine dans ces parages
par les agens de la police
vénézuélienne. Il indiquait nettement
comme un
casus belli le maintien de l'occupation
vénézuélienne sur la rive des fleuves
Couyouni et Amacoura. c'est-à-dire dans
les limites de la ligne Schomburgkt ; pour le reste,
c'est-à-dire pour le petit triangle entre le cours de
ces fleuves et le lit de l'Orénoque, il daignait, avec une
gracieuse générosité, ne pas
rejeter a priori le recours à un
arbitrage.
Toute cette petite
négociation eût sans doute
marché au gré des voeux du premier ministre de la
reine Victoria si un tiers n'était venu brusquement se
mettre en travers. Ce trouble-fête n'était autre
que le gouvernement des États-Unis. Le pays était
un
peu las de ses interminables débats sur les sujets abstrus
et ennuyeux du tarif et de la circulation monétaire.
De plus la période des élections
présidentielles allait s'ouvrir. Partis et candidats
songeaient à se mettre en règle avec cette forme
de patriotisme qui s'appelle en Amérique le Spread-eagle-ism,
par une métaphore tirée de la constante
invocation de l'aigle aux ailes éployées dont
s'embellissent les armes nationales. M. Cleveland
lui-même, à la veille des élections de
1888, ne se fit pas
scrupule, avec l'aide de M. Bayard, son secrétaire
d'État, de flatter les passions chauvines des masses en
donnant ses passeports au
ministre d'Angleterre. M. Sackville-West, sous le prétexte
d'une peccadille plus
que
vénielle. Les initiés savaient
déjà que M. Olney, le nouveau
secrétaire d'État,
— un
juriste et non un diplomate, — était un produit
typique de la Nouvelle-Angleterre, c'est-à-dire de la
région rurale, religieuse et raisonneuse où se
sont le mieux conservés, avec les traditions et les moeurs
des
ancêtres
puritains, leurs sentimens fort mélangés pour
l'Angleterre, mère et marâtre tout à la
fois. Ils
croyaient savoir que ce ministre, dès le mois de juillet
avait prié M. Bayard, l'ambassadeur des
États-Unis à Londres, d'interrompre pour un
instant ses hymnes à la gloire de l'Angleterre
aristocratique,
conservatrice et libre-échangiste et ses
déclamations contre l'Amérique
démocratique,
républicaine et
protectionniste pour signifier à lord Salisbury,
à
l'égard du Vénézuela, un vigoureux Jusqu'ici
et pas plus
loin.
On pensait
généralement que l'ouverture de la
session du cinquante-sixième Congrès fournirait
au présidant une occasion toute naturelle de faire la
lumière sur ses véritables intentions. Son
message du 3 décembre ne donna toutefois qu'une fort mince
satisfaction
à ces espérances. Il résumait bien
dans un paragraphe spécial le texte des
dépêches
adressées à M. Bayard, mais cette analyse
semblait ne s'en référer à la doctrine
de Monroe que
pour en
affaiblir le sens, en rétrécir la
portée et y
introduire des modifications destinées à en
rendre l'application
impossible. Dans le cas présent, ce langage paraissait
prêter à l'équivoque, et de fait,M.
Cleveland
désirait ménager à la fois les
chauvins et la
justice. C'était en somme un tour de passe-passe, un
escamotage dont les amis de
l'Angleterre crurent devoir féliciter le
président qui avait si bien émoussé
la pointe d'une arme dangereuse.
Telle était
bien l'impression
générale. Aussi, fût-ce un vrai coup de
foudre dans un ciel serein que le fameux message du 17
décembre. — le
document d'État peut-être le plus grave qui soit
parti de la main d'un président des États-Unis
depuis le
manifeste
de Lincoln relatif à l'arrestation des envoyés de
la Confédération du Sud. MM. Slidell et Mason,
à bord du navire anglais le Trent en
1861, ou depuis la proclamation d'émancipation en 1863. M.
Cleveland
commençait par affirmer solennellement le
caractère sacré d'un principe « dont la
mise en
vigueur importe à notre paix et à notre
sécurité nationale, et est essentielle pour
l'intégrité de nos libres
institutions et la préservation sans trouble de notre forme
de gouvernement... » Après cet hommage
à une
doctrine qui ne saurait « tomber en
désuétude tant
que notre République durera ». il en exposait les
motifs fondamentaux : « Si l'équilibre
du pouvoir, disait-il, est à juste titre un sujet de jalouse
anxiété
parmi les États de l'ancien monde en même temps
qu'un objet de non-intervention absolue pour nous, l'observation de la
doctrine de Monroe n'offre pas un intérêt moins
vital pour notre peuple et son
gouvernement... Pratiquement le principe pour lequel nous luttons est
dans une relation particulière, sinon exclusive,
avec nous. Il se peut qu'il n'ait point été admis
en tout autant de termes dans le code du droit international
mais la doctrine de Monroe n'en a pas moins sa place dans le code du
droit international aussi certainement
et aussi sûrement que si elle y était
spécifiquement mentionnée... Convaincu que la
doctrine pour laquelle nous luttons est claire et définie,
quelle est fondée sur des considérations
substantielles,
que d'elle dépendent notre sécurité et
notre
bien être, mon gouvernement a proposé au
gouvernement de la
Grande-Bretagne de recourir à l'arbitrage comme à
un moyen convenable de résoudre la
question...
Cette proposition a été
déclinée par le gouvernement de Sa
Majesté Britanique... La ligne de
conduite que mon gouvernement doit suivre en présence de ces
faits ne me semble souffrir aucun doute... A
supposer que l'attitude du Vénézuela ne se
modifie pas, il incombe aux États-Unis de prendre des
mesures pour déterminer avec une certitude suffisante pour
notre justification quelle est la vraie ligne
frontière entre la république du
Vénézuela
et la Guyane Anglaise... Je propose donc que le Congrès vote
un
crédit suffisant pour les frais d'une commission
nommée par le pouvoir exécutif, qui
fera les investigations nécessaires et présentera
son rapport sur le sujet dans le plus bref délai possible.
Quand
ce
rapport aura été présenté
et
accepté, il sera, à mon avis, du devoir des
États-Unis de
résister par tous les moyens en leur pouvoir, comme
à une agression contre leurs droits et leurs
intérêts, à toute appropriation par la
Grande-Bretagne de territoires, ou à l'exercice de toute
juridiction
gouvernementale sur des territoires que nous aurons
décidé, après examen, appartenir
légitimement au Vénézuela. En faisant
ces
recommandations, j'ai pleinement conscience de l'étendue de
la
responsabilité encourue et je comprend nettement les
conséquences qui peuvent s'ensuivre. J'ai
néanmoins, la ferme conviction que, si c'est une chose
douloureuse de contempler les deux grandes nations de langue anglaise
du monde engagées dans une compétition autre que
la concurrence amicale dans la marche
en avant de la civilisation et qu'une vigoureuse et noble
rivalité dans tous les arts de la paix,
il n'est point de calamité qu'une grande nation puisse
attirer sur sa tête égale à
celle qui suit
une lâche soumission à l'injustice et à
la perte
subséquente de ce respect de soi-même et de cet
honneur national
derrière lesquels s'abritent et se défendent la
sécurité et la grandeur d'un peuple. »
Tel était le
langage qui, comme un sonore coup de clairon,
vint réveiller tout à coup des passions endormies
et déchaîner, d'un bout
à
l'autre du continent américain, une tempête
d'indignation contre l'Angleterre. Au premier moment, on put croire
qu'il n'y avait
pas un dissident parmi les 70 millions d'Américains. Dans le
Congrès, les
lignes de
division des partis semblèrent s'effacer. Le
sénat, —ce corps dont les traditions ont quelque
chose de l'immuable
gravité des idalgos espagnols et que son petit nombre met
à l'abri des entrainemens des foules,
—dérogea à ses habitudes de
décorum au point de saluer de ses applaudissements
répétés la
lecture de ce message. A la chambre des représentans, la
situation était singulièrement
compliquée, pour ne
pas dire embrouillée; le parti républicain y
était
en possession d'une majorité immense. Si l'on eût
dit
d'avance que ce Congrès inaugurerait sa première
session en votant d'urgence, à l'unanimité, les
crédits demandés par le président
Cleveland, on
aurait fait sourire. Ce fut pourtant ce qui arriva. Le mot d'ordre
avait
été donné à la
majorité de ne rompre
par aucune fausse note l'harmonie patriotique, de rivaliser de
zèle avec le chef du pouvoir exécutif, et, en
même temps,de lui laisser sans partage l'écrasante
responsabilité de la politique du message. Le
Sénat lui-même, malgré de certaines
velléités
d'opposition vite réprimées observa, lui aussi,
la
consigne, et vota, les yeux fermés et sans en
altérer un
ligne, le texte des propositions présidentielles.
Cependant, l'opinion
publique s'enivrait de se propres emportemens. La
presse presque entière, — sauf une ou deux
exceptions à New-York,
— attisait le feu. S'il était jadis de mode de
soutenir que les progrès de la démocratie
devaient constituer
la plus efficace des garanties de paix et qu'une fois le caprice des
rois ou l'intérêt dynastique
éliminé, les déclarations de guerre
deviendraient
presque impossibles, ce banal lieu commun était en train de
recevoir
le plus rude des démentis, A vrai dire,
l'expérience, en général, n'a
guère
confirmé ces souriantes provisions. La démocratie
coule
à pleins bords ; elle déborde
même un peu partout. et l'on
ne voit
pas précisément que les guerres ne soient plus
que les souvenirs d'un passé aboli. Quand
l'émotion ou la passion s'empare d'un peuple, il y a cent
à parier contre un qu'il faudra toute la raison des hommes
d'État, tous les efforts des spécialistes de la
diplomatie pour arrêter cette nation sur la pente au bas de
laquelle s'ouvre l'abîme d'un conflit sanglant. Nous en avons
dans ce moment même une preuve bien surprenante
dans le prodigieux affolement auquel s'abandonne le peuple anglais sous
l'impression des
événemens du Transvaal.
Aux
États-Unis, dans la seconde quinzaine de
décembre, on vit un spectacle à peu
prêt analogue. Le président, en qui l'opinion
s'était
accoutumée à voir, — non seulement de
par ses hautes fonctions, mais en vertu des qualités et
peut-être
aussi
des défauts de son tempérament, —
l'ennemi juré du chauvinisme ou jingoïsme, avait
jugé bon de
tondre de ce pré la largeur de sa langue
:
aussitôt les politiciens irresponsables, les individualités
sans mandat,
pour reprendre une expression chère à M. Rouher,
s'empressèrent de chercher à se
tailler une petite part de la popularité et de verser de
l'huile sur le feu. L'un demandait la construction immédiate
de
cuirassés, de fusils d'un nouveau modèle, de
canons à mélinite et de forts sur la
frontière du
Canada. Un autre, —ce sénateur Chandler, du
New-Hampshire qui, avec son collègue, M. Lodge, du
Massachussets,
avait naguère tant contribué à la
gaité des nations en déclarant la guerre en son
propre et
privé nom à la perfide Albion,
—proposait l'allocation d'un petit crédit de
provision de 500 millions
de
francs. Edison, l'ingénieux électricien, qui a
évidemment trouvé le temps, entre deux
découvertes
scientifiques ou industrielles, d'étudier d'un peu
trop près les précédens du
siège de Paris et les inventions abracadabrantes des Gagne
et autres doux monomanes, organisateurs de la destruction en masse des
envahisseurs,
énumérait une kyrielle de machines toutes plus
meurtrières les unes que les autres,
dont la moindre devait anéantir la flotte ou
l'armée de l'Angleterre. Tout cela, certes, avait son
côte risible ; mais tout cela avait aspect triste et
sa gravité, — surtout si cette excitation avait
éveillé un échos dans la
Grande-Bretagne et si
l'on s'était montré le poing de l'un à
l'autre bord de
l'Atlantique. Heureusement, l'Angleterre ne se monta pas au diapason de
l'opinion publique aux États-Unis. Il y a deux
sentimens en présence sur l'attitude que les sujets de la
reine Victoria ont adoptée dans cette crise.
Les uns y voient la plus sublime manifestation de christianisme
pratique, d'empire sur soi-même, de pardon des
injures, de fraternité malgré tout, de courage
moral, qu'il ait été donné au
monde de
voir, Les autres cherchent des motifs bas et vils à cette
édifiante sagesse. Ils établissent des contrastes
peu
flateurs entre cette façon de plier l'échine sous
la volée de bois vert du Frère Jonathan
et
l'inflexible
roideur des procédés de John Bull
à
l'égard
du petit Portugal. Ils accusent tout net les organisateurs et les
metteurs en
scène de cette comédie de l'invincible amour
fraternel d'avoir dépassé toute mesure,
d'avoir
humilié la nation et d'avoir, au fond, travaillé
contre la paix, la vrai et solide paix, qui est assise sur le
respect mutuel.
C'est le Saturday
Review, redevenue l'organe indépendant de
la haute ironie et du suprême détachement, qui a
porté ce jugement
sévère. « Cette semaine, lisait-on dans
son
numéro du 28 décembre, a
été marquée par
une
extraordinaire explosion de sentimentalité et d'ineptie
bourgeoise anglaise. Presque tous les journaux quotidiens se sont
livrés
à une ignoble compétition à qui
surpasserait les autres en flatterie obséquieuse des
Américains et en servile appréhension de la
guerre... La presse américaine, du reste, avec ses
rodomontades à bon
marché et ses airs de matamore promptement
changés en gémissemens de pénitence
à cause
d'un krach à la Bourse, s'est
montrée presque
aussi sotte. Imaginez un juif polonais, le propriétaire du New
York
World,
écrivant à des « personnes importantes
» en Angleterre pour leur demander « un message de
paix au
peuple américain, réponse payée !
» L'ineffable vulgarité de Jonathan et la
pseudo-sentimentalité de John sont aussi
écoeurantes que leur querelle est factice... Nous
détestons tous ces essais de
gouvernement par la presse. Dans la crise actuelle, la presse s'est
conduite encore plus stupidement que les
prédicateurs. Toutefois il était
réservé aux « hommes de lettres
», comme ils se nomment, de
surpasser encore la presse bourgeoise anglaise dans la ferveur de ses
protestations d'amitié et dans son
avilissement absolu. Un écrivain distingué,
à ce que l'on nous apprend, a rédigé
une adresse aux
amis de la littérature aux États-Unis, au nom des
hommes de lettres de notre pays. Ce document dépasse nos
facultés descriptives. Il aurait pu être
composé par l'riah Heep (personnage du David
Copperfield de
Dickens, espèce de Tartuffe de bas étage) dans un
de ses pires accès d'humilité. On le voit
: si
l'Angleterre s'est abaissée devant l'Amérique,
elle a encore chez elle des Juvénal pour fustiger son
déshonneur. La Saturday Review est, du
reste, en cette occasion, fidèle aux traditions de l'un de
ses plus
éminens de ses anciens rédacteurs, de ce
maître en
l'art du sarcasme à l'emporte pièce et de
l'invective
hautaine que Disraeli félicita un jour ironiquement de ces
talents en ce genre et qui se nomme aujourd'hui lord Salisbury.
N'est-ce pas lui qui, en 1863, dans une discussion sur la politique
étrangère de lord
Palmerson et de lord John Russel, déclarait que le cabinet
de Saint-James avait une échelle mobile en fait de
ressentiment d'injure : d'une puissance de premier ordre, il
n'empochait pas seulement l'outrage sans mot dire, il
pratiquait à son égard le conseil de perfection
évangélique et tendait l'autre joue ;
envers une puissance moindre mais encore respectable, il se contentait
de protester doucement ; à l'égard
des
états petits et faibles, il exigeait par la menace et, s'il
le fallait, il extorquait à la pointe de la
baïonnette les
plus amples réparations, —et parfois les moins
dues.
Il serait injuste
toutefois de ne voir dans la modération
comparative de l'opinion en présence de l'ultimatum de M.
Cleveland qu'un excès de terreur. Quand la
Bourse de Londres, le 18 décembre,
télégraphia à celle de New-York une
plaisanterie au gros sel, qui se ressent fort du genre d'esprit des
coulissiers, mais qui respirait du moins une certaine belle
humeur ;
— quand M. Gladstone expédia ce message d'une
concision éloquente où il
déclarait
que le sens commun seul était nécessaire pour
conjurer des périls d'une rupture inadmissible ;
—quand le prince de Galle et son fils le duc d'York, sortant
pour une fois de cette ronde de devoirs formalistes que leur
impose une routine plus forte qu'une loi, se
décidèrent à envoyer
aux
Américains l'assurance de leur inaltérable
amitié
et de leur ferme confiance dans l'avenir, —enfin quand la
chaire
chrétienne, depuis la vaste et somptueuse
cathédrale anglicane jusqu'à la
dernière et la plus pauvre
des chapelles dissidantes du pays de Galles, retentit, comme sur ordre
d'en haut, de paroles de paix et de bonne
volonté, il y a autre choses, il y a plus là que
ce qu'une observation cynique et superficielle croit
découvrir dans les mobiles les plus bas de la nature
humaine. Non : ce n'est pas uniquement, —comme le dit le
livre des Actes en parlant des Thyriens et des Sidoniens lorsqu'ils
demandèrent la paix à
Hérode : Postutabant patent, eo quod
alerentur regiones eorum
ab eo, —parce que l'Angleterre puise en
Amérique
près
de la moitié du total de ses matières
alimentaires ; ce n'est pas uniquement parce-que les
États-unis envoient
à l'Angleterre près de la moitié de
leurs exportations (1 915 millions de francs contre 2 milliards dans le
reste
du monde) ; ce n'est pas exclusivement pour ces motifs mercenaires que
le peuple anglais a
refusé d'envisager la possibilité d'une guerre
fratricide. Il faut également écarter
comme insuffisante l'explication qui attribue la remarquable
longanimité de l'Angleterre à la crainte d'un
conflit. Assurément, une guerre ne serait une plaisanterie
pour personne à l'heure actuelle, et, moins que pour tout
autre, pour un pays dont la prospérité, dont
l'existence même dépend absolument de la
liberté et
de la sûreté de son commerce extérieur.
Le peuple
anglais n'en est pas moins fort éloigné d'un
lâche
abandon de soi-même. Il est bien plutôt,
—force symptômes en témoignent et, au
premier rang,
l'explosion
provoquée par les évènemens du
Transvaal, —en proie à une sorte de dangereuse
fièvre de chauvinisme. Et d'ailleurs, pour se rassurer,
l'opinion n'avait-elle pas, dès le début,
vaguement
conscience de
l'irréalité, de l'artificialité du
mouvement belliqueux des États-Unis ?
Un artiste dont le talent
s'est pleinement
révélé
cet été dans la série de ses
caricatures relatives aux élections
générales. M. F.-C.
Gould, a
parfaitement rendu cette impression assez
générale dans deux dessins qui lui ont valu les
lourdes et pédantes
observations d'un littérateur, terrorisé
à la
pensée de blesser les Américains, lesquels ont
pourtant, Dieu
merci, assez d'humour et ne se sont pas fait faute
de ridiculiser, sous toutes les formes et par tous les moyens, leurs
adversaires. Dans le premier de ces dessins on voit Frère
Jonathan,
déguisé en chef Peau-Rouge, sur le
sentier de
guerre, en grand costume, se livrer à une sorte de
pyrrhique ou de cordace
effrénée et se retourner à
moitié pour
couler sous ses paupières mi-closes un regard qui lui
apprenne s'il a
produit l'effet voulu. Dans le second, —inspiré de
cette scène de l'immortel Pickwick, où Joe, le
groom
obèse, déclare à la vieille
mère de son
maître, Mme
Wardle, qu'il veut lui
donner la chair de poule, on voit un Fat
boy, mélange désopilant des traits classiques de
Joe et de ceux du président Cleveland, essayer
la puissance de ses moyens de terreur sur une Britannia,
déguisée en Mme
Wardle.
De fait,
après une première explosion vraiment
terrifiante l'anglophobie militante se calmait peu a peu aux
États-Unis. La crise de Bourse, qui
éclata deux
jours après le message du 12 décembre, ne fut pas
étrangère à ce revirement. A cette
influence
sourde des intérêts matériels vint
bientôt se
joindre l'action directe et avouée des ministres de la
religion. Aux
États-Unis toutes les Églises, — celles
où officient les prêtres catholiques comme celles
où
donnent des conférences les orateurs de l'unitarisme, en
passant par toutes les nuances de l'arc-en-ciel protestant,
— abordent volontiers, même avec
prédilection, les questions à l'ordre du jour, y
compris celles qui ne semblent avoir qu'un lien fort
relâché avec les dogmes du christianisme ou la
morale de l'Évangile. C'est dans les milliers et les
milliers d'églises des États-Unis qu'a
débuté, le
dimanche 22 décembre, le mouvement de la réaction
antibelliqueuse qui a enrayé les progrès de la
croisade antibritannique. Contre une coalition de Dieu et de Mammon,
des spéculateurs et des saints, de la Bourse et
du Presbytère, il n'y a pas de jingoïsme qui
tienne. Aussi les journaux anglais ont-ils enregistré, avec
une satisfaction manifeste, les plus légers
symptômes de ce revirement. Il serait puéril,
toutefois,
d'exagérer la portée de la réaction
qui s'est accomplie dans l'esprit public en Amérique. La
finance,
haute et basse, n'est pas tout, même au apys du dollar. Le
clergé de toutes les sectes n'entraîne
pas toujours les masses à sa suite : ce qu'il marque d'une
empreint par trop professionnelle et cléricale, perd du coup
beaucoup de son attrait pour les laïques. S'il se trouve
à New-York toute une classe d'oisifs, de gens
à l'aise, d'hommes cultivés, tranchons le mot,
d'aristocrates qui, par mille liens, — sympathies, analogies
de vie et de goûts, alliances de famille, amitiés
et visites, —sont étroitement
attachés à l'Angleterre et à sa haute
société, cette minorité est si peu
américaine qu'elle n'exerce aucune influence sur
l'esprit public. Les dudes ou les mugwumps, pour me servir des termes
de l'argot d'outre-mer, servent plutôt, aux
mains adroites des politiciens, d'épouvantails pour effrayer
le peuple.
Ce n'est pas à
New-York, pas même à
Boston ou
à Philadelphie qu'il faut chercher l'âme
même de l'Amérique ; c'est à Chicago ou
à
Saint-Louis
ou à San-Francisco. Là comme partout les masses
ont une certaine tendance à se poser en antagonisme avec les
classes. Le fermier de l'Ouest, le citoyen de ces
communautés jeunes et robustes qui ne se soucient pas de
l'héritage du passé, qui n'ont point de
vénération pour les ancêtres, dont
l'âge
d'or, suivant la devise de Saint-Simon, est devant et non
derrière elles, —voilà le noyau
même et le coeur
du peuple
américain; et ces gens-là n'ont point subi
l'effet édulcorant des télégrammes du
prince
de Galles et
des adresses des littérateurs anglais. Ils croient que la
doctrine de Monroe est en péril. Ils croient que
l'Angleterre est l'ennemie née de leurs libertés
et de leurs droits. Ils ne lui ont pardonné ni l'attitude de
ses
hautes classe pendant la guerre de sécession ni les
railleries des Dickens et autres. Ils sont calmement, fermement,
irrévocablement résolus à faire
respecter ce qui est à eux, et surtout cette pierre
angulaire du
système politique et international des États-Unis.
On a dit que la race
anglo-saxonne était mentalement le
produit de deux grands livres : la Bible et Shakspeare. On peut dire
que l'Américain pur sang a trois
fondemens à sa conception des choses : la Bible, la
Constitution et la doctrine de Monroe. C'est ce qu'a compris
le président Cleveland et c'est ce qui fait qu'en
dépit des fureurs des uns, des railleries des
autres, des intrigues des troisièmes, il est
resté campé sur ce terrain excellemment la crise
financière
elle-même ne la détourné qu'un instant.
Il vient de nommer sa commission. Ce calme a quelque chose d'imposant.
Après tout M. Cleveland sait bien que, quoi qu'on dise et
quoi qu'on fasse, il a pris son point d'appui sur la
doctrine de Monroe, que personne ne peut l'en déloger et que
tant qu'il s'y
étayera, il
sera sûr -— envers et contre tous — de la
loyale assistance du peuple américain. Seuls de petits
esprits
cherchent à expliquer par de petites causes et par des
motifs tout secondaires l'explosion de sentiment public contre
l'Angleterre. Que le comte de Dunraven, en se montrant mauvais
sportsman, ait contribué
pour sa part à irriter le public, je n'aurai garde de le
contester. Mais enfin chaque année il se trouve
à Longchamps, à Auteuil ou à
Chantilly, des parieurs patriotes pour siffler la victoire ou applaudir
la
défaite d'un cheval anglais, sans que ces
périodiques de Waterloo tirent politiquement à
conséquence. Quant aux indiscrétions de
l'ambassadeur des États-Unis Londres, M. Bayard, elles ont
assurément froissé à bon droit ses
concitoyens. Le tact n'est pas le fort de ce diplomate de rencontre ;
mais enfin, si la
Chambre des représentants a voté une
enquête au sujet de ses dernières inconvenances,
il n'a
pas même été rappelé et il
exerce encore ses fonctions. Après tout, c'est une tradition
de l'ambassade
américaine à Londres que de professer
à l'endroit de l'Angleterre et des choses et des gens de ce
pays une
tendresse parfois exagérée, même quand
ce sont les Lowel !, les Lincoln ou les Phelps qui s'y livrent !
Non : toutes ces
explications à la fois forcées
et mesquines ne sauraient rendre compte de l'état d'esprit
d'un grand peuple. C'est autre part qu'il faut en chercher les
motifs et pour cela il faut prendre une idée juste de ce que
c'est que la doctrine de Monroe et
du
rôle qu'elle a déjà joué
dans les relations de l'Amérique avec l'Europe et
spécialement avec
le Royaume-Uni.