Les aventures de Lyderic 2

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MUSÉE DES FAMILLES — Oct. 1841

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Gravure 2ème partie



CHAPITRE TROISIEME.


Comme Lyderic n'avait pas d'or pour acheter l'épée qu'il convoitait, il résolut de s'en forger une lui-même.  Alors, s'approchant de la forge :
    — Maître, dit-il en s'adressant à Mimer, je voudrais bien une épée comme celle que tu viens de vendre a ce chevalier ; mais comme je n'ai ni or ni argent pour l'acheter, il faut que tu me permettes de la faire moi-même à ta forge et avec tes marteaux; j'y travaillerai deux heures par jour ; le reste de mon temps sera à toi, et, en échange de ce temps, tu me donneras une barre de fer : le reste me regarde.

A cette demande étrange et à la vue de cet enfant sans barbe, les compagnons se mirent à rire, et maître Mimer, le regardant par dessus son épaule :
    — J'accepte ta proposition, lui dit-il ; mais encore faut-il que je sache si lu as la force de lever un marteau.

Lyderic prit la masse la plus pesante...Lyderic sourit, entra dans la forge, prit la masse la plus pesante et, la faisant voltiger d'une seule main autour de sa tête comme un enfant aurait fait d'un maillet en bois, il en frappa un si rude coup sur l'enclume que l'enclume s'enfonça d'un demi-pied dans la terre ; et avant que maître Mimer et ses compagnons fussent revenus de leur surprise, il avait frappé trois autres coups avec la même force et le même résultat, si bien que l'enclume était prête à disparaître.

    — Et maintenant, dit Lyderic en reposant sa masse, croyez-vous, maître Mimer, que je sois digne d'être votre apprenti ?

Maître Mimer était stupéfait : il s'approcha de l'enclume, pouvant à peine croire ce qu'il avait vu, et essaya de l'arracher de terre ; mais, voyant qu'il ne pouvait y parvenir, il ordonna à ses compagnons de l'aider : les compagnons aussitôt se mirent à l'œuvre, mais tous leurs efforts furent inutiles ; alors on alla chercher des leviers, des cordes et un cabestan ; mais ni cabestan, ni cordes, ni leviers ne la purent faire bouger d'une ligne. Ce que voyant Lyderic, il prit pitié du mal que se donnaient ces pauvres gens ; et leur avant fait signe de s'écarter, il s'approcha de l'enclume à son tour et l'arracha avec la même facilité qu'un jardinier eût fait d'une rave.

Maître Mimer n'avait garde de refuser un tel compagnon, car il avait mesuré du premier coup de quel secours il lui pouvait être ; en conséquence il se hâta de dire à Lyderic qu'il acceptait les conditions qu'il lui avait proposées, tant il craignait que celui-ci ne se repentit d'avoir été si facile et ne lui en demandât d'autres. Mais, comme on le pense bien, Lyderic n'avait qu'une parole, et à l'instant même il fut installé chez maître Mimer, avec le titre de treizième compagnon.

Tout alla à merveille : Lyderic choisit la barre de fer qui lui convenait, et, tout en s'acquittant fidèlement des obligations contractées avec maître Mimer, grâce aux deux heures qu'il s'était réservées chaque jour, sans leçons, sans enseignement, rien qu'en imitant ce qu'il voyait faire, il parvint en six semaines à se forger la plus belle et la plus puissante épée qui fût jamais sortie des ateliers de maître Mimer. Elle avait près de six pieds de long, la poignée et la lame étaient faites d'un même morceau ; la lame était si fortement trempée qu'elle tranchait le fer comme une autre eût tranché le bois, et la poignée si délicatement finie qu'on eût dit, non pas l'ouvrage d'un homme, mais l'œuvre des génies.

    Lyderic l'appela Balmung.

Quand maître Mimer vit cette belle épée, il en fut jaloux; car il pensa qu'adroit et fort comme était Lyderic, il pourrait lui faire un grand tort s'il lui prenait envie de s'établir dans le canton : ce fut bien pis quand Lyderic lui demanda à rester chez lui encore trois autres mois pour se forger le reste de l'armure, convaincu qu'il était que les chevaliers qui verraient ce qui sortait de la main du compagnon ne voudraient plus de ce que faisait le maître. Aussi, tout en faisant semblant d'accepter aux mêmes conditions ce prolongement d'apprentissage, chercha-t-il les moyens de se débarrasser de Lyderic. En ce moment son premier compagnon, nommé Hagen, qui craignait que le nouveau-venu ne prît sa place, s'approcha de Mimer :

    — Maître, lui dit-il, je sais à quoi vous pensez : envoyez Lyderic faire du charbon dans la Forêt-Noire, et il sera immanquablement dévoré par le dragon.

En effet, il y avait alors dans la Forêt-Noire un dragon monstrueux qui avait déjà dévoré mainte et mainte personne ; si bien que nul n'osait plus passer dans la forêt. Mais Lyderic ignorait cela, n'ayant jamais quitté la grotte du bon anachorète.
Mimer trouva le conseil bon, et dit à Lyderic :

    — Lyderic, le charbon commence à nous manquer: il serait bon que tu allasses dans la Forêt-Noire et que tu renouvelasses notre provision.
    — C'est bien, maître, dit Lyderic, j'irai demain.

Le soir, Hagen s'approcha de Lyderic et lui donna le conseil d'aller faire son charbon à un endroit appelé le Rocher qui pleure, lui disant que c'était là où il trouverait les chênes les plus beaux et les hêtres les plus forts : Hagen lui indiquait cet endroit, parce que c'était celui où se tenait habituellement le dragon. Lyderic, sans défiance, se fit bien expliquer le chemin par Hagen, et résolut d'aller le lendemain faire son charbon à la place qu'on lui avait désignée.

Le lendemain, comme il allait partir, le plus jeune des compagnons monta à sa chambre : c'était un bel enfant à la figure ronde et enjouée, aux longs cheveux blonds et aux beaux yeux bleus, nommé Peters, qui était aussi bon que les autres compagnons étaient méchans. Aussi, comme il était le dernier, avait-il eu beaucoup à souffrir de ses camarades jusqu'au moment où Lyderic était entré dans la forge ; car de ce moment Lyderic s'était constitué son défenseur, et personne dès lors n'avait plus osé lui rien dire ni lui faire aucun mal.
Peters
Peters venait dire à Lyderic de ne point aller à la forêt parce qu'il y avait un dragon ; mais Lyderic se mit à rire, et, tout en remerciant Peters de sa bonne intention, il ne s'apprêta pas moins à partir pour la forêt, mais toutefois après avoir pris Balmung, qu'il eût laissée sans doute s'il n'eût été averti. Maître Mimer lui demanda alors pourquoi il prenait son épée :     Lyderic lui répondit que c'était pour couper les chênes et les hêtres dont il comptait faire son charbon. Puis, s'étant informé une seconde fois à Hagen du chemin qui conduisait au Rocher qui pleure, il se mit en route joyeusement.

En arrivant au bord de la Forêt-Noire, Lyderic, qui craignait de se tromper, demanda à un paysan le chemin du Rocher qui pleure : le paysan crut alors que Lyderic ignorait le danger qu'il y avait à s'approcher de cet endroit, et il lui dit qu'il se trompait sans doute ; que le rocher servait de caverne à un dragon qui avait dévoré déjà plus de mille personnes. Mais Lyderic répondit qu'il avait du charbon à faire en cet endroit, parce qu'on lui avait dit que c'était celui où il trouverait les chênes les plus beaux et les hêtres les plus forts ; que, quant au dragon, s'il osait se montrer, il lui couperait la tête avec Balmung.

Le paysan, convaincu que Lyderic était fou, lui indiqua la route qu'il demandait, puis se sauva à toutes jambes en faisant le signe de la croix.

Lyderic entra dans le bois, et lorsqu'il eut marché une heure à peu près, dans la direction que lui avait indiquée le paysan, il reconnut à la beauté des chênes et à la force des hêtres qu'il devait approcher de la retraite du dragon. En outre, la terre était tellement semée d'ossemens humains qu'on ne savait où poser le pied pour ne point marcher dessus : en effet, ayant fait quelques pas encore, il aperçut une énorme pierre, au bas de laquelle était l'ouverture d'une caverne ; comme cette pierre était toute mouillée par une source qui suintait le long de sa paroi, Lyderic reconnut la Roche qui pleure.

L'antre du dragonLyderic pensa que le plus pressé était d'exécuter d'abord les ordres de maître Mimer : en conséquence il se mit à faire choix d'un emplacement pour établir son fourneau ; puis, ce choix fait, il frappa si rudement avec Balmung sur les arbres qui l'entouraient qu'en moins d'un quart d'heure il eut construit un énorme bûcher. Le bûcher construit, Lyderic y mit le feu.

Cependant, aux premiers coups qui avaient retenti dans la forêt, le dragon s'était éveillé et avait allongé la tête jusqu'à l'entrée de sa caverne : Lyderic avait vu cette tête qui le regardait avec des yeux flamboyans ; mais il avait pensé qu'il serait temps de s'interrompre de son ouvrage quand le dragon viendrait à lui. Cependant, soit que le monstre fût repu, soit qu'il vît à qui il avait affaire, il se tint tranquille tout le temps que Lyberic fut occupé à bâtir son fourneau ; mais lorsqu'il vit briller la flamme, il se mit à siffler avec tant de violence que tout autre que le jeune homme en eût été épouvanté. C'était déjà quelque chose, mais ce n'était point assez pour Lyderic, qui, afin de l'ex-citer davantage, prit des tisons ardens au bûcher et commença de les jeter à la tête du dragon.

Le monstre, provoqué d'une façon aussi directe, sortit de la caverne, déroula ses longs anneaux et s'avança en battant des ailes vers Lyderic, qui, après avoir fait une courte prière, lui épargna la moitié du chemin. Aussitôt commença un combat terrible, pendant lequel le dragon poussait de si horribles hurlemens, que les animaux qui étaient à deux lieues à la ronde sortirent de leurs tanières et s'enfuirent : il n'y eut qu'un rossignol qui restaLe dragon tout le temps de la lutte perché sur une petite branche au-dessus de la tête de Lyderic, ne cessant d'encourager le jeune homme par son chant. Enfin le dragon, percé déjà par plusieurs coups de la terrible Balmung, commença de battre en retraite vers son repaire, laissant le champ de bataille tout couvert d'une mare de sang. Mais Lyderic prit un tison allumé à son fourneau, le poursuivit dans sa caverne, où il s'enfonça après lui, et au bout de dix minutes, reparut à l'entrée, tenant, comme le chevalier Persée, la tête du monstre a la main.

Alors, en le voyant venir ainsi victorieux, le rossignol se mit à chanter :
    « Gloire à Lyderic, au pieux jeune homme qui a mis sa confiance en Dieu au lieu de la mettre en sa force. Qu'il dépouille ses vêtemens, qu'il se baigne dans le sang du monstre, et il deviendra invulnérable. »

Lyderic n'eut garde de négliger l'avis que lui donnait le rossignol ; il jeta aussitôt le peu de vêtemens qu'il avait, s'approcha de la mare de sang qu'avait répandue le dragon ; mais dans le trajet une feuille de tilleul étant tombée sur son dos, elle s'y attacha, car, après un si rude combat, la peau du jeune homme était tout humide de sueur.

Lyderic se roula dans le sang du monstre, et à l'instant même tout son corps se couvrit d'écailles, à l'exception de l'endroit où était tombée la feuille de tilleul.

Le soir même, comme son charbon était fait, Lyderic en chargea un grand sac sur son dos et, prenant à la main la tête du dragon, il s'achemina vers la forge de maître Mimer, où il arriva le lendemain matin.

L'étonnement fut grand à la forge : personne ne comptait plus voir Lyderic. Néanmoins, avec quelque sentiment qu'on le vît revenir, chacun lui fit bonne mine, et surtout Hagen, qui pour rien au monde n'aurait voulu que le jeune homme se doutât du mauvais tour qu'il avait voulu lui jouer. Mais le maître et lui, de plus en plus envieux contre Lyderic, rêvèrent aussitôt à quels nouveaux dangers ils pourraient l'exposer.




CHAPITRE QUATRIÈME.


Lyderic ne leur en donna pas le loisir, car le même jour il signifia a maître Mimer que lui ayant, moins deux heures par jour, donné les semaines de son temps en échange de sa barre de fer, ils étaient quittes ; en conséquence il emportait Balmung et allait courir le monde pour y chercher des aventures, comme faisaient les chevaliers qui venaient tous les jours acheter des armes à la forge. Mimer fit alors observer au jeune homme que ce n'était point assez d'une épée, pour se mettre en route dans une telle intention et qu'il lui fallait encore une cuirasse ; mais Lyderic, lui répondit qu'une cuirasse lui était parfaitement inutile, attendu qu'après avoir tué le dragon il s'était baigné dans son sang, ce qui l'avait rendu invulnérable, a l'exception d'une seule place, où était tombée une feuille de tilleul.

Maître Mimer et Hagen auraient bien voulu savoir quelle était cette place, mais ils n'osèrent pas le demander à Lyderic de peur de lui inspirer des soupçons ; ils prirent donc congé de lui avec les expressions de la plus cordiale amitié et ayant, comme des Judas, le baiser sur les lèvres, mais la trahison dans le cœur.

Lyderic chercha partout Peters pour lui dire adieu, mais il ne put pas le trouver.

A cent pas de la forge, il rencontra l'enfant qui l'attendait derrière un arbre.

    — Frère, lui dit l'enfant, qui croyait Lyderic son égal, mes compagnons de la forge me haïssent parce que je t'aimais, je n'ose plus retourner auprès d'eux. Tu es fort et je suis faible, veux-tu que je t'accompagne, tu me défendras et je te servirai.
    — Viens, dit Lyderic.

Et l'enfant et le jeune homme se mirent gaîment en voyage.

Ils marchèrent ainsi quinze jours, droit devant eux, sans savoir ou ils étaient, mangeant des racines, buvant de l'eau, dormant au pied des arbres des forêts ou des bornes, de la route, et confians en Dieu, aux mains duquel ils avaient remis leur destinée.
Lyderic tue le sanglier
Vers le soir du quinzième jour, ils arrivèrent dans un bois très-épais et très-magnifique, où ils entendirent les aboiemens d'une meute et les cors des chasseurs. Lyderic se dirigea vers le bruit, car il était amoureux de tout amusement qui lui rappelait la guerre, et il arriva ainsi a un carrefour, où il vit un sanglier monstrueux, qui était acculé dans un bouge et qui tenait aux chiens. En même temps, un cavalier richement vêtu, et qui était si bien monté qu'il précédait tous les autres chasseurs de plus de deux traits de flèche, accourut par une des allées, un épieu a la main, et, sans attendre sa suite, s'élança vers le sanglier qu'il frappa courageusement de son arme ; mais aussitôt, le sanglier, furieux de sa blessure, abandonna les chiens auxquels il faisait tête, et, piquant droit à son antagoniste, il passa entre les jambes du cheval, dont il ouvrit le ventre d'un coup de boutoir, et cela de telle façon que ses entrailles en sortirent et tombèrent jusqu'à terre. Le cheval, se sentant si cruellement blessé, se cabra de douleur et se renversa sur son maître.

Aussitôt le sanglier, la soie hérissée et faisant claquer ses boutoirs, revint sur celui qui l'avait blessé ; mais Lyderic, d'un seul bond, s'élança entre l'animal et le cavalier renversé, et d'un seul coup de Balmung perça le sanglier de part en part. Puis aussitôt, courant a celui auquel il venait de sauver la vie, il le tira de dessous son cheval. Pendant ce temps, Peters coupait la hure du sanglier, et la présentait à Lyderic, qui la déposa aux pieds du chasseur, comme étant celui à qui elle devait appartenir de droit.

En ce moment tout le reste de la chasse arriva, et chacun, sautant à bas de cheval, s'empressa de demander au noble chasseur s'il n'était point blessé ; mais celui-ci, pour toute réponse, présenta Lyderic aux seigneurs qui l'entouraient, en leur disant : que ceux qui sont aises de me voir sain et sauf remercient ce jeune homme, car c'est à luiDagobert que je dois la vie. Aussitôt tous les chasseurs entourèrent Lyderic, en lui faisant force complimens, que Lyderic leur laissa faire, en les regardant, tout étonné d'être ainsi félicité pour une action qui lui avait paru a lui si simple et si naturelle. Enfin les félicitations allèrent si loin que Lyderic, croyant ces gens fous, demanda dans quel pays il était et quel était l'homme auquel il venait de sauver la vie.

Les courtisans lui répondirent qu'il était dans la forêt de Brame, et que celui auquel il venait de sauver la vie était le roi Dagobert.

Lyderic, qui connaissait par renommée la sagesse et le courage de ce prince, dont le nom, en langue teutonique, voulait dire brillante épée, s'avança alors modestement vers lui, et, mettant un genou en terre, il lui fit un compliment si bien tourne que Dagobert, voyant qu'il avait à faire à un jeune homme d'une condition plus distinguée que ne l'indiquaient ses vêtemens, le releva aussitôt en lui demandant à son tour d'où il venait et qui il était.
    — Hélas ! sire, dit Lyderic, je ne puis répondre qu'à la première de ces deux questions. Je viens du bois Sans Merci, qui est situé dans les environs du château du prince de-Buck, sans m'être arrêté autrement que six semaines à la forge de maître Mimer pour me forger cette épée. Quant à ce qui est de ce que je suis, je ne me connais pas moi-même, ayant été trouvé sous un buisson, près de la fontaine de Saulx, par un digne et bon ermite qui m'a élevé, et dont, vivant, je n'eusse jamais quitté la personne, ni mort, la tombe, si un rossignol ne m'avait dit que le premier devoir d'un enfant était de chercher à connaître sa mère. Alors je me suis mis en route, m'en rapportant à Dieu du choix du chemin. Dieu a choisi le bon puisqu'il m'a conduit ici, assez à temps pour sauver la vie au plus grand roi de la chrétienté.
    — Oui, tu as raison, mon enfant, et c'est Dieu lui-même qui t'a conduit ici, reprit le roi Dagobert ; car peut-être pourrai-je t'apprendre ce que tu ignores. Eloi,— continua le roi en se tournant vers le digne évêque de Noyon, qui était tout à la fois son orfèvre, son trésorier et son ministre, — qu'avez-vous fait de la lettre que nous avons reçue ce matin même de notre vassale la noble princesse de Dijon, dame Ermengarde de Salwart, dont nous avions mis la principauté en tutelle, la croyant morte, et qui n'était que prisonnière du prince de Buck.
    — La voici, sire, dit le Eloi.
C'était une lettre que la princesse de Dijon, avait enfin réussi à faire parvenir au roi par un des hommes d'armes du prince de Buck, qu'elle avait séduit en lui donnant une bague qui valait bien six mille livres tournois.

Le roi prit la lettre et la lut.

C'était mot pour mot le récit, de la manière dont son mari et elle avaient été attaqués dans la forêt Sans Merci par le prince de Buck et ses gens ; puis elle racontait la Saint-Eloifaçon dont elle s'était laissée glisser de cheval avec son entant, comment elle avait déposé cet enfant, qui était un garçon, dans un buisson près d'une fontaine ombragée par des saules ; puis enfin, comment dans l'espérance que Dieu veillerait sur lui, elle l'avait laissé là pour rejoindre son mari blessé, lequel était mort dans la nuit suivante. Depuis ce temps, elle était prisonnière du prince de Buck et n'avait jamais voulu consentir à aucune rançon, regardant la principauté de Dijon comme l'apanage de son enfant.
En conséquence, elle suppliait le roi Dagobert, non pas de la venir délivrer, car elle ne voulait pas entraîner son suzerain dans une guerre avec un vassal si puissant que le prince de Buck, mais de faire chercher son fils, qui devait avoir dix-huit ans, et de lui rendre la principauté de Dijon, qui était l'héritage de son père.
Elle espérait qu'on reconnaîtrait cet enfant à un chapelet qu'elle lui avait roulé autour du cou, lequel chapelet soutenait une médaille à l'effigie de la Vierge.

Pendant tout le temps qu'avait duré la lecture, Lyderic avait écouté, les mains jointes et les larmes aux yeux, mais lorsque le dernier paragraphe fut fini, il poussa un grand cri de joie, et ouvrant son habit, il montra au roi la médaille et le chapelet.

Le roi Dagobert avait d'abord voulu faire du meurtre de Salwart et de l'emprisonnement d'Ermengarde par le prince de Buck une affaire de suzerain à vassal ; mais Lyderic, se jetant à ses genoux, avait réclamé, comme un droit à lui appartenant, la vengeance de son père et de sa mère, et cela avec tant d'instances, qu'il avait été forcé de lui accorder sa demande, et qu'il avait autorisé Lyderic à défier Phinard, promettant de plus au jeune homme, que si Phinard acceptait le défi, il l'armerait lui-même chevalier et se déclarait d'avance son parrain.

En conséquence, Dagobert ordonna que le héraut de France se tînt prêt pour aller défier le prince de Buck ; mais cette fois encore Lyderic lui fit observer que, puisque c'était une affaire particulière, c'était un héraut particulier qui devait porter ses lettres de défiance. Dagobert se rendit à ces raisons et laissa Lyderic libre de choisir son héraut, se chargeant seulement de lui donner une suite digne d'un prince. Lyderic choisit Peters, car quoique l'enfant eût à peine quatorze ans, il connaissait tellement la grande amitié qu'il lui portait, qu'il se fiait plus à lui qu'à qui que ce fût au monde.

Peters partit accompagné de six écuyers et de vingt hommes d'armes, et, traversant toute la Picardie, il entra en Flandre et vint jusqu'au château de Phinard, qui s'élevait à l'endroit même où est situé aujourd'hui le pont de Phin dans la ville de Lille, qui à cette époque n'existait pas encore ; arrivé devant la porte, il s'arrêta avec sa troupe et sonna du cor. Alors la sentinelle sortit de l'échauguette et lui demanda ce qu'il voulait : Peters répondit au soldat qu'il n'avait pas affaire aux valets, mais au maître, et qu'il eût à aller chercher son maître. Si hautaine que fût cette réponse, comme il était facile de juger d'après la suite de celui qui l'avait faite qu'il avait le droit de parler ainsi, le soldat alla prévenir le prince de Buck.

Le château de PhinardCelui-ci, qui était en train de déjeuner, se retourna de fort mauvaise humeur en voyant entrer ce message, car il n'aimait pas à être dérangé pendant ses repas, si bien qu'il y avait des peines très-fortes contre ceux qui se permettaient de contrevenir à ses ordres ; en conséquence il avait déjà donné l'ordre à deux de ses gardes de saisir le soldat et de le battre de verges, lorsque celui-ci lui fit observer bien humblement qu'il n'avait pris la liberté d'entrer que parce que celui qui .l'envoyait était suivi d'écuyers à la livrée du roi de France. Ce qui était facile à voir aux fleurs de lis sans nombre qui parsemaient leur manteau. A ces mots, le prince de Buck se leva vivement, et comme le roi de France était son seigneur suzerain et qu'il connaissait sa sagesse et son courage, il n'eût voulu pour rien au monde se brouiller avec lui ; il se rendit donc sur le rempart pour s'assurer si le soldat lui avait bien dit la vérité, et s'il n'avait pas été trompé par quelque fausse apparence mais au premier coup d'œil qu'il jeta sur la troupe qui était arrêtée devant la porte du château, il vit bien, comme le soldat, que ceux qui étaient là venaient de la part du roi Dagobert. En conséquence il donna aussitôt l'ordre de baisser le pont-levis, afin de recevoir avec tous les honneurs qui lui étaient dus celui qui venait au nom de son suzerain ; mais Peters, ayant entendu cet ordre, étendit la main en signe qu'il voulait parler. Chacun écouta.

    — Prince de Buck, dit Peters, il est inutile que tu fasses lever la herse et baisser le pont-levis, je n'entrerai pas dans ton château ; car ton château est celui d'un traître et d'un meurtrier ; écoute donc d'ici et à la face de tous, ce que j'ai à te dire :
    « Je viens, au nom de ton seigneur suzerain, le très-grand, très-bon et très-noble roi Dagobert, te dire qu'il te somme d'avoir à répondre d'ici en un mois, devant les pairs du royaume assemblés, aux charges et accusation que porte contre toi mon maître, le très-haut et très-puissant seigneur Lyderic, prince de Dijon, fils du très-noble prince Salwart et de très-vertueuse dame Ermengarde. Premièrement, touchant le meurtre de son père traîtreusement assassiné par toi dans le bois Sans Merci, et secondement, touchant la détention injuste et cruelle, que depuis dix-huit ans, tu fais subir à sa mère. Si mieux, tu n'aimes toutefois accepter l'offre que, sous la protection du roi, te porte le seigneur Lyderic, mon maître, du combat a outrance à pied ou à cheval, avec la lance, l'épée ou le poignard.
» Et en signe de défi, voici le gant que mon maître me charge de clouer à la porte de ton château. »

il y cloua le gant...Et ce disant, il s'avança jusqu'à la porte sur son cheval, et faisant ce qu'il avait dit, il y cloua le gant avec son poignard.

Si insolent que fut ce défi, le prince de Buck, qui savait dans l'occasion être patient comme un anachorète, écouta d'un bout à l'autre avec un calme apparent ; puis quand Peters eut fini :

    — C'est bien, lui dit-il, retournez vers le roi mon seigneur et maître, et l'assurez de ma part que je n'ai commis ni félonie ni trahison ; le prince de Salwart est tombé dans un combat et non dans un guet-apens. Au reste j'accepte le défi de celui qui m'accuse, et l'issue du combat prouvera, je l'espère, de quel côté est le bon droit et la vérité

Quant à la princesse Ermengarde, dont celui qui vous envoie réclame la liberté, dites-lui que je lui offre de vider notre différend ici même, afin que s'il a le dessus, comme il s'en vante follement, il n'ait pas la peine de se transporter trop loin pour la délivrer.
Et maintenant si vous voulez entrer dans ce château, vous y serez reçu et traité comme a le droit de l'être, chez un vassal, l'envoyé de son souverain.—

Mais au lieu d'accepter cette offre, Peters secoua la tête, et ayant sonné une seconde fois du cor en manière de congé, il repartit au galop avec toute sa suite et vint rapporter au roi Dagobert et au prince Lyderic la réponse de Phinard.

Rien ne pouvait être plus agréable au jeune homme que cette réponse que Phinart avait faite, non pas qu'il comptât sur son bon droit, mais se fiant sur sa force. Il demanda donc à Dagobert d'activer autant que possible les préparatifs de son voyage, ayant hâte de délivrer sa mère.

Pendant ce temps le prince de Buck, qui avait ignoré jusque-là qu'il y eût un héritier du nom de Salwart, fit descendre Ermengarde et lui demanda ce que c'était qu'un certain Lyderic qui se faisait passer pour son fils et qui, sous la protection du roi de France, était venu le provoquer au combat. Alors Ermengarde pour toute réponse tomba à Ermangarde tomba à genouxgenoux, remerciant Dieu avec une telle expression de reconnaissance que Phinard n'eut plus de doute que le héraut n'eût dit la vérité. Alors il demanda à la princesse comment il se faisait qu'elle ne lui avait jamais parlé de ce fils, et Ermengarde répondit que c'est qu'elle avait craint qu'il ne s'en emparât et ne le fit mourir ; mais que puisqu'à cette heure il était sous la protection d'un aussi grand roi que le roi des Francs, et par conséquent n'avait plus rien à craindre, elle pouvait tout lui dire. En effet elle lui raconta comment les choses s'étaient passées. Phinard demanda alors quel âge avait ce fils ! Ermengarde répondit qu'il pouvait avoir dix-huit ou dix-neuf ans, et Phinard se mit à rire ; car il lui semblait étrange qu'un enfant de cet âge vint s'attaquer à lui, qui était dans toute la force de la virilité et si expert dans les armes, qu'à cent lieues à la ronde, nul homme peut-être n'eût osé se mesurer contre lui. Il attendit donc avec une tranquillité parfaite l'arrivée de son adversaire, convaincu qu'il en aurait bon marché. Il était dans cette persuasion, lorsqu'un matin la sentinelle vint lui dire qu'on apercevait une grosse troupe de cavaliers qui s'avançait vers le château de Buck. Phinard monta aussitôt sur une tour, et ayant bientôt reconnu que c'était le roi de France et sa cour, il fit ouvrir les portes et s'avança au-devant de lui avec toute sa garnison, mais tête nue et sans armes comme il convenait à un vassal devant son maître.

A la droite du roi était Lyderic, monté sur un magnifique cheval que lui avait donné le roi et dont les housses de velours frangées d'or traînaient jusqu'à terre. A gauche était le digne évêque de Noyon, dont Dagobert ne pouvait se passer un seul instant, en ce qu'il le consultait sur toute chose.

Phinard, après avoir jeté sur Lyderic un regard rapide mais scrutateur qui le rassura encore, vu son extrême jeunesse, invita toute la chevauchée à entrer au château. Mais Dagobert répondit qu'une accusation d'assassinat et de forfaiture pesant sur lui, il ne pouvait entrer dans son château tant qu'il n'en serait pas lavé.

Alors Phinard répéta ce qu'il avait déjà dit : que la mort de Salwart était la suite d'un combat et non d'un guet-apens, et qu'Ermengarde n'était restée prisonnière qu'à la suite de démêlés d'intérêts, ne voulant pas lui rendre à lui Phinard, certaines portions de la principauté de Dijon sur lesquelles il prétendait avoir des droits. Mais Lyderic ne put supporter plus longtemps qu'un mensonge si évident fût proféré devant lui.

    — Sire, dit-il en s'adressant au roi, cet homme ment par la gorge ; d'ailleurs je ne suis pas venu, avec la permission de Votre Majesté, pour écouter ses raisons, mais pour mesurer mon épée avec la sienne ; que Votre Majesté veuille donc bien ordonner que les préparatifs du combat soient faits à l'instant même, car depuis dix-huit ans ma mère est prisonnière et attend l'heure à laquelle elle reverra son fils.
    — Vous entendez ? dit le roi en se tournant vers le prince de Buck.
    — Oui, sire, répondit Phinard, et je n'ai pas moins de hâte d'en venir aux mains que celui qui m'accuse, et la fin du combat, je l'espère, me sera plus agréable encore que le commencement.
     — Que l'on prépare donc à l'instant la lice, dit le roi, et que chaque champion songe à mettre sa conscience en repos, car le jugement de Dieu aura lieu demain matin, et malheur à celui que le Seigneur appellera pour l'interroger sans qu'il soit préparé à lui répondre.

Phinard s'inclina et rentra dans son château. Le roi Dagobert fit poser ses tentes à l'endroit même où il était ; et l'espace qui se trouvait compris entre le camp royal et la forteresse princière fut désigné pour la lice.

La lice



CHAPITRE CINQUIÈME.


Lyderic passa la fin de la journée en prières ; puis, vers le point du jour, il se confessa au saint évêque de Noyon, qui lui donna l'absolution de ses péchés.

Quant au prince de Buck, il agit d'une bien autre façon : car complètement rassuré par la vue du jeune homme contre lequel il allait combattre, il n'avait conservé aucune crainte, et si mauvaise que fût sa cause, il comptait bien que son bras ne lui ferait pas défaut dans une pareille occasion. Au lieu de passer la nuit en prières et en dévotions, comme il aurait dû faire, il commanda donc un grand souper afin de faire fête à tous ses officiers, et en manière de bravade il invita la princesse Ermengarde à en venir prendre sa part, en lui disant qu'il lui avait réservé une place à sa table en face de lui.

La princesse Ermengarde fit répondre à Phinard que la seule table dont elle dût s'approcher en un pareil moment était celle du Seigneur. En effet le messager rapporta à Phinard qu'il avait trouvé Ermengarde agenouillée dans la chapelle.

Phinard se mit joyeusement à table avec ses officiers, en laissant la place de la comtesse vide, afin que si elle changeait d'avis, elle pût la venir prendre ; puis il s'assit en face de cette place, et donna le signal en se versant à boire et en passant à ses convives une cruche pleine de vin.

Le souper se prolongea fort avant dans la nuit au milieu des chants de joie, des blasphèmes et des éclats de rire ; tandis que la cloche sonnait tristement les heures que le temps emportait et que Phinard aurait dû employer d'une tout autre façon.
Au premier coup de minuit les lampes pâlirent, et l'on entendit comme un pas lourd qui s'approchait lentement par la salle d'armes, à l'autre extrémité de laquelle était la chapelle ; chacun se retourna en silence du côté par où venait le bruit ; et comme la cloche frappait pour la douzième fois, la porte s'ouvrit et un chevalier parut.

Mais ce qui fit frissonner tout le monde jusqu'au fond du cœur, c'est que ce chevalier était de marbre, et que chacun reconnut en lui la statue du père du prince de Buck, qui depuis trente ans était restée immobile et couchée sur son tombeau.

A cet aspect tout le monde se leva, et Phinard comme les autres ; seulement peut-être était-il encore plus pâle que les autres, car il savait que c'était une habitude dans sa famille, que les pères vinssent prévenir ainsi les fils la veille de leur mort.

La statue s'avança d'un pas lent et raide, la visière de son casque levée et ses yeux de marbre fixés sur Phinard ; puis elle vint s'asseoir à la place vide en face de lui.

Alors Phinard ordonna à l'échanson de remplir la coupe de son père et à l'écuyer tranchant de lui couvrir son assiette ! Mais ni l'un ni l'autre n'osèrent s'approcher du convive de pierre. Phinard se leva, remplit la coupe de son père du meilleur vin qui eût été servi à souper, et couvrit son assiette d'une tranche de viande coupée au meilleur morceau. La statue le regardait faire, tournant la tête sur son cou raide, sans que le reste du corps bougeât de place. Mais elle ne décroisa pas les mains de dessus sa poitrine et ne but ni ne mangea ; seulement, lorsque Phinard se fut rassis à sa place, il lui semblait que deux grosses larmes coulaient des paupières de marbre de la statue : c'est que Phinard était le dernier de sa race, et que la statue, toute de marbre qu'elle était, pleurait de voir finir cette race d'une façon si fatale et si ignominieuse.

L'apparition
Les deux larmes roulèrent des joues sur les moustaches du vieux prince, puis des moustaches tombèrent sur la table. Alors les yeux de la statue redevinrent secs, et elle se leva en faisant, de la tête, signe à Phinard de la suivre.

Phinard prit, dans une des mains de fer scellées au mur, une branche de sapin allumée, et suivit la statue ; quant aux autres convives, ils restèrent immobiles à leurs places comme si eux-mêmes étaient devenus de pierre.

La statue, toujours suivie du prince, s'engagea dans la salle d'armes, mais au lieu de la traverser entièrement comme elle avait dû le faire pour venir de la chapelle, elle prit une porte latérale et sortit dans le préau ; arrivée là, elle retourna la tête pourvoir si Phinard la suivait toujours, et comme elle vit qu'il marchait derrière elle, elle continua son chemin, traversa le préau, entra dans une cour isolée où l'on jetait toutes sortes de débris, et s'arrêta près d'une tombe fraîchement creusée.

Phinard était passé pendant la soirée dans cette cour et l'avait trouvée dans son état habituel ; la fosse avait donc été creusée pendant qu'il soupait. Phinard regarda autour de lui, et ne vit personne si ce n'est la statue qui se remit en route, marchant toujours de son pas grave et inanimé.

Cette fois la statue se dirigeait vers la chapelle souterraine où était sa propre tombe, toujours suivie de Phinard qui marchait derrière elle comme entraîné par une puissance surhumaine. Devant le fantôme de pierre la porte s'ouvrit toute seule, et Phinard, en plongeant son regard sous la voûte, vit que la statue qu'il suivait manquait au tombeau. Seulement le lion de marbre qui était couché à ses pieds, en signe que le noble prince dont il gardait le corps était mort sur un champ de bataille, s'était levé sur ses pattes de devant et, la tête tournée vers la porte, semblait attendre le retour de son maître. Alors la statue marcha droit au tombeau, s'étendit à la même place où elle dormait depuis trente ans ; le lion se recoucha à ses pieds, et tout rentra dans le silence, et dans l'immobilité de la mort.

Le tombeau
Phinard était un cœur de fer que le démon avait détourné de la voie où avaient marché ses ancêtres ; mais qui, pour être devenu criminel, n'en était pas moins ferme et moins puissant. Il voulut donc s'assurer qu'il n'était pas le jouet de quelque vision et s'approcha du tombeau : la pierre s'était déjà reprise à la pierre comme si elle n'en avait jamais été séparée. Il tourna la tête alors du côté de la tombe de sa mère placée en face de celle de son mari, et dont la statue était ordinairement couchée comme la sienne, excepté qu'au lieu d'avoir un lion à ses pieds, en signe de courage, elle avait un chien, en signe de fidélité. La statue maternelle avait miraculeusement changé de position : elle était à genoux et priait.

Dès lors Phinard n'eut plus de doute que tout ceci ne fût un avertissement de Dieu : le fantôme de pierre était venu lui annoncer, comme c'était l'habitude dans la famille, que son dernier jour était proche. La tombe qu'il lui avait montrée, creusée dans une terre profane, était la tombe infâme où il devait dormir jusqu'au jour du jugement dernier ; et sa mère, qu'il avait trouvée priant sur son tombeau, priait le Seigneur qu'à défaut du corps il sauvât au moins, dans sa miséricorde, l'âme de son fils.
    Toutes ces choses apparurent aussi clairement à Phinard que s'il les voyait écrites en lettres de feu. Il retourna donc tout pensif vers la salle du festin ; la salle était vide, car chacun s'était promptement retiré de son côté. Phinard appela ses gens ; mais ce ne fut qu'au troisième appel qu'un vieux serviteur, qui savait par expérience combien il était dangereux de faire attendre son maître, se présenta tout tremblant.

    — Mon vieux Niklans, dit le prince de Buck d'une voix douce, va me chercher le chapelain.               

Le vieux serviteur regarda Phinard avec toutes les marques du plus profond étonnement. Celui-ci renouvela sa demande.                                                                    

    — Mais, monseigneur, répondit Niklans, vous savez bien que voilà tantôt quinze ans que le chapelain est mort et
que depuis ce temps vous n'avez jamais songé à le remplacer.
    — C'est vrai, répondit Phinard en soupirant, je l'avais oublié. Alors va jusqu'au camp du roi des Francs, mon seigneur et maître, et supplie l'évêque de Noyon de venir entendre la confession d'un pauvre pécheur.

Le vieux serviteur obéit sans répliquer, et l'évêque le suivit sans même lui demander quel était l'homme qui réclamait son ministère.

Le lendemain au point du jour la lice étant prête, le roi Dagobert, accompagné de toute sa chevalerie, monta sur l'estrade qui lui avait été préparée. Quant à Lyderic, il était dans son pavillon, où le roi lui avait envoyé une magnifique armure forgée et bénie pour lui-même par l'évêque de Noyon ; mais, après en avoir essayé les différentes pièces, il s'était trouvé gêné dans toute cette ferraille, et, comme elle lui était inutile puisqu'il était invulnérable, à l'exception de l'endroit où était tombée la feuille de tilleul, il l'avait renvoyée au roi en lui faisant dire que sa coutume n'était point de combattre ainsi appareillé.

Six heures sonnèrent : c'était l'heure fixée pour le combat, et l'on était fort étonné de n'avoir pas encore vu paraître le prince de Buck, qui devait occuper le pavillon opposé à celui de Lyderic ; mais le roi, ayant pensé qu'il se tenait tout armé derrière ses murailles, commanda que le signal fût donné comme s'il eût été présent, et la trompette retentit quatre fois, portant aux quatre coins de l'horizon le défi de Lyderic.

Le roi ne s'était point trompé, le dernier appel guerrier venait d'expirer à peine lorsque la porte du château s'ouvrit et que Phinard parut, non point comme on s'y attendait monté sur son cheval de guerre et portant sa lance de bataille, mais à pied, le corps vêtu d'un sac, les cheveux couverts de cendres, pieds nus et la corde au cou ; derrière lui marchaient, montés sur deux magnifiques chevaux, la princesse de Dijon, portant son manteau et sa couronne, et le digne évêque de Noyon revêtu de ses habits épiscopaux ; puis enfin, derrière la princesse et l'évêque, toute la garnison couverte de ses armes défensives, mais sans casque et sans épée.

L'étrange cortège entra ainsi dans la lice, et Phinard, montant les degrés de l'estrade, vint s'agenouiller devant le roi. Alors chacun fit silence pour entendre ce qu'il allait dire.

Phinard à genoux    — Sire, dit Phinard, vous voyez à vos genoux un grand pécheur que la grâce a touché et qui a mérité la mort mais qui supplie Votre Majesté de lui accorder la vie pour qu'il puisse pleurer ses fautes et en obtenir le pardon de Dieu. Tout ce qu'a dit contre moi le seigneur Lyderic est vrai ; mais je le prie de me pardonner, comme m'a déjà pardonné sa noble mère, et de recevoir de moi, à titre d'expiation et dédommagement du tort que je lui ai causé, ma principauté de Buck et mon comté d'Harlebecque, convaincu que je suis que je ne pouvais en faire don à un plus noble et à un plus brave que lui.
— Prince, répondit le roi, si ceux que vous avez tenus en oppression et en captivité vous ont pardonné, je n'ai pas le droit d'être plus sévère qu'eux : je vous fais donc grâce de la vie ; quant à votre âme, je n'ai aucun pouvoir sur elle, et c'est une affaire entre vous et Dieu. Prince de Dijon, ajouta le roi en se retournant du côté de Lyderic, avez-vous entendu et pardonnez-vous à Phinard comme je lui pardonne.

Mais Lyderic était déjà dans les bras de sa mère. Ermengarde, en voyant paraître ce beau jeune homme à la porte de son pavillon, l'avait instinctivement reconnu pour son enfant, et tous deux s'approchant du roi :

    — Oui, sire, dit Ermengarde, et non-seulement nous lui pardonnons, tant notre cœur est joyeux, mais encore nous supplions Votre Majesté de lui laisser son titre et ses biens au moins pendant sa vie durant : notre principauté de Dijon est assez noble et assez puissante pour donner dans l'occasion à notre bien-aimé fils le pouvoir de servir efficacement Votre Majesté.

Mais Phinard n'attendit pas même que le roi manifestât son intention sur ce point ; et, déposant aux pieds du roi les clefs de son château, il lui dit qu'il en faisait, ainsi que du reste de ses terres, l'abandon à l'instant même, et qu'il ne s'y réservait, avec la permission du nouveau maître, que les six pieds de terre où était creusée la fosse miraculeuse à laquelle il devait sa conversion. Puis, à ces mots dits avec une telle fermeté que chacun vit bien que sa résolution était prise, il salua le roi et s'enfonça dans la forêt où on le vit disparaître.

Le même jour le roi reçut dans le château même de Buck le serment et l'hommage de Lyderic pour la principauté de Dijon, la principauté de Buck et le comté d'Harlehecque, et voulant, ajouter un nouveau titre à ceux qu'il avait déjà, il le nomma premier forestier de Flandre. Puis, quand le roi eut été bien fêté avec toute sa cour au château de Buck, il reprit la route de Soissons, sa capitale.





CHAPITRE SIXIÈME.


Le premier soin de Lyderic fut de faire avec sa mère un voyage par tous ses domaines anciens et nouveaux, afin d'y établir des délégués qui, en son absence, pussent rendre la justice comme s'il eût été toujours là. Pendant trois mois que dura le voyage, ce ne furent que fêtes ; car Ermengarde était fort aimée de ses sujets, et pendant son absence les mères avaient parlé d'elle à leurs filles, et les pères à leurs fils, et il ne s'était point passé de dimanches que l'on n'eût prié dans chaque église pour son retour. La joie était donc grande de voir ces longues prières exaucées au moment où on y comptait le moins.

De retour au château de Buck, Ermengarde demanda à son fils si pendant toute la tournée qu'ils venaient de faire, il n'avait pas vu quelque noble jeune fille qu'il jugeât digne de son amour. Mais Lyderic répondit que non, et que jusqu'alors, ni dans ses voyages, ni dans la cour du roi Dagobert, ni dans ses propres domaines, il n'avait vu encore femme qu'il se sentit disposé à aimer. Cette réponse fit grande peine à la bonne dame, car elle commençait à se faire vieille, et avant de mourir elle aurait bien voulu embrasser ses petits-enfans.

Le soir, Lyderic descendit au jardin, et il y resta plus tard qu'à l'ordinaire, car la demande de sa mère l'avait rendu tout pensif. Il était donc assis sur un banc, le front appuyé entre ses mains, lorsqu'un rossignol vint se percher sur sa tête et se mit à chanter :
    Il y a dans un pays lointain une jeune fille plus blanche que la neige, plus fraîche que l'aurore et plus pure que l'eau du lac Sandhy, au fond duquel on voit se former les perles ; elle n'a jamais aimé encore, car elle ne doit aimer que celui qui aura conquis le grand trésor des Niebelungen et le casque qui rend invisible. Cette jeune fille plus blanche que la neige, plus fraîche que l'aurore et plus pure que l'eau du lac Sandhy au fond duquel on voit les perles se former, est la belle Chrimhilde, la sœur de Gunther, roi des Higlands. »

Le lendemain Lyderic dit à sa mère que la seule femme qu'il épouserait jamais serait la belle Chrimhilde, sœur de Gunther, roi des Higlands. Ermangarde demanda quelle était cette belle Chrimhilde et où était situé le royaume des Higlands. — Lyderic répondit qu'il n'en savait rien, mais que dès le soir même il se mettait à la recherche de l'un et de l'autre.

En effet le soir même Lyderic, ayant laissé le gouvernement de ses États à sa mère, ceignit son épée Balmung, monta sur le cheval que lui avait donné le roi Dagobert, et suivi de Peters, son écuyer, se mit à la recherche de la belle Chrimhilde.

Lyderic fit plusieurs centaines de lieues marchant par monts et par vaux, mais sûr de ne pas se tromper, car le rossignol voletait devant lui, s'arrêtant le soir sur l'arbre Lyderic attachésous lequel il était couché et se posant sur le mât de sa barque ou de son navire lorsqu'il traversait des fleuves ou des bras de mer. Enfin il arriva un soir dans un pays qui lui parut magnifique, et, comme d'habitude, il se coucha avec Peters sous un arbre ; le rossignol se percha dessus et les chevaux se mirent à paître à l'entour.

Le lendemain, au point du jour, il se fit un tel bruit qu'il se réveilla ; il voulut regarder ce qui le causait, mais lorsqu'il essaya de se lever, la chose lui fut impossible : il était attaché à la terre, non-seulement par le corps, mais encore par les bras, par les mains, par les jambes et par les cheveux. Alors il entendit autour de lui de grands éclats de rire, et en même temps une voix menaçante retentit à son oreille et lui dit :

    — Qui es-tu ? que veux-tu ? où vas-tu ?

Lyderic fit un si grand effort pour se tourner du côté d'où venait la voix, qu'il arracha les liens qui tenait sa tète, de sorte qu'il put voir celui qui lui parlait ainsi : c'était un petit homme de deux pieds de haut, avec une longue barbe blanche et une couronne d'or sur la tète ; il tenait à la main un fouet d'or à quatre chaînes d'acier, et au bout de chaque chaîne il y avait un diamant brut dont chaque angle était plus effilé qu'un rasoir, de sorte que lorsqu'il frappait avec ce fouet, il faisait d'un coup sept blessures. Comme il ne doutait pas que ce ne fût ce nain qui lui eut adressé la parole, il répondit :

    — Je suis Lyderic, premier comte de Flandre, je veux conquérir le trésor des Niebelungen et le casque qui rend invisible, et je vais à la recherche de la princesse Chrimhilde, sœur de Gunther, roi des Higlands.
    — Eh bien, dit le nain à la barbe blanche, ton voyage est fini, car tu es dans le pays des Niebelungen ; seulement, au lieu de conquérir leur trésor et le casque qui rend invisible, tu travailleras le reste de ta vie aux mines de Sauten. Ton écuyer sera gardien de mes pourceaux, tes deux chevaux tourneront la meule de mes moulins à huile, ton rossignol chantera dans une cage attachée à ma fenêtre, et la princesse Chrimhilde, lassée de t'attendre, en épousera un autre ou mourra vierge comme la fille de Jephté, et afin que tu ne puisses douter de la vérité de ce que je te dis, sache que je suis le puissant Alberic, roi des Niebelungen.

A ces paroles menaçantes, auxquelles les oreilles du jeune comte avaient été si peu habituées jusqu'alors, il fit un si terrible mouvement qu'il dégagea sa main droite des liens qui la retenaient et du même coup saisit le roi Alberic par la barbe ; mais celui-ci, brandissant son fouet d'or, en porta au comte de Flandre un coup si violent que l'un des diamans ayant justement frappé à l'endroit où il n'était pas invulnérable, la douleur lui fit lâcher prise.

Aussitôt le roi appela à lui toute son armée, et Lyderic sentit qu'on le frappait de tous côtés avec toutes sortes d'armes, et au milieu de tous les coups qu'il recevait et qui s'émoussaient sur lui, il sentait les coups du fouet d'or rapides et redoublés comme ceux d'un fléau qui bat le grain dans une grange. Alors Lyderic vit bien qu'il n'y avait pas de temps à perdre ; il fit un effort pareil à ceux qu'il avait déjà faits, et parvint à dégager son bras gauche et à s'asseoir. En cette position, il put voir toute la plaine couverte, à un quart de lieue autour de lui, de l'armée des Niebeluhgen, qui formait bien huit à dix mille hommes, les uns à cheval et armés de haches et de sabres, les autres à pied et armés de lances et de hallebardes. A leur leur tête était le roi Alberic à qui on venait d'amener son coursier de bataille et qui s'empressait de le monter, jugeant le cas où il se trouvait plus grave qu'il ne l'avait crû d'abord. En outre, un groupe d'une centaine de personnes emmenait Peters prisonnier avec les deux chevaux, et une espèce de nain tout noir emportait, tout en dansant et en grimaçant, le rossignol dans une cage.

Le nainCette vue donna à Lyderic une plus grande douleur que n'aurait pu le faire son propre danger. Il dégagea donc aussitôt ses cuisses et ses jambes, et, se dressant sur ses pieds, il tira Balmung et s'élançant sur ceux qui emmenaient Peters, ses chevaux et le rossignol, il se mit à frapper sur eux comme s'il avait affaire à des géans ; de sorte qu'on vit à l'instant voler les bras et les têtes d'une si rude façon que chacun lâcha ce qu'il tenait et se mit à fuir : il n'y eut que le nègre qui ne voulut pas lâcher le rossignol ; mais Lyderic fit trois pas dans sa direction, le saisit par le milieu du corps, lui arracha la cage des mains, et comme le nain se tordait entre ses doigts avec de grands cris et en essayant de le mordre au lieu de demander grâce, il le jeta rudement à terre et l'écrasa sous son talon comme on fait d'une bête malfaisante.

Aussitôt il détacha les liens de Peters, coupa les entraves des chevaux et ouvrit la cage du rossignol : de sorte que chacun se retrouva en liberté.

Mais Lyderic comprit au bruit qui se faisait autour de lui que rien n'était fini encore et qu'au contraire l'affaire ne faisait que de s'engager. En effet, en se retournant il vit que le roi avait fait ses dispositions pour une attaque générale : ayant divisé son armée en trois corps, deux d'infanterie et un de cavalerie, qui devaient l'attaquer en face et sur les flancs, tandis qu'un régiment tout entier filait de l'autre côté d'une montagne, avec l'intention de le venir surprendre par derrière.

Lyderic songea un instant s'il ne monterait pas à cheval pour charger tous ces myrmidons ; mais, réfléchissant que son cheval, n'étant point invulnérable comme lui, lui serait plutôt un embarras qu'un secours, il fit placer Peters et les deux coursiers à l'arrière-garde, avec ordre positif de ne pas bouger, et se résolut de combattre à pied. Quant au rossignol, il était sur son arbre et, joyeux de se retrouver libre, il chantait que c'était merveille.

Alors la bataille commença. Attaqué en face par le roi et sa cavalerie, attaqué sur les deux flancs par l'infanterie et menacé sur ses derrières par un régiment, Lyderic commença à faire le moulinet avec Bahnung, de façon à répondre à la fois à tous les assaillans. Heureusement, si les Niebelungen étaient nombreux, le comte de Flandre était infatigable, et un moissonneur eût été lassé qui eût abattu autant d'épis en sa journée qu'au bout d'une heure il avait abattu d'hommes.

Alors Lyderic vit bien qu'il fallait procéder avec méthode ; il s'attacha donc à l'aile gauche qu'il détruisit entièrement ; puis il se retourna vers l'aile droite qu'il mit en fuite, de sorte qu'il n'eut plus affaire qu'au roi et à sa cavalerie ; quant au régiment qui devait le venir prendre par derrière, il avait été tenu en respect par Peters et n'avait point osé s'approcher.

Il ne lui restait donc plus à combattre que le roi et sa cavalerie ; mais Alberic était tellement acharné contre lui que c'était le plus fort de la besogne. Il y avait dans ce petit corps l'âme et la force d'un géant, de sorte que Lyderic, sans s'inquiéter du reste de la cavalerie, ne s'occupa plus que du roi, qui évitait avec une merveilleuse agilité les coups de Balmung, et sanglait Lyderic de si rudes coups avec son fouet d'or que tout autre que lui en eût eut le corps en lambeaux : enfin Lyderic d'un coup de Balmung, finit par couper les deux jambes de devant au cheval du roi, qui s'abattit et le prit sous lui. Aussitôt Lyderic mit la pointe de Balmung sur la poitrine du roi, qui lâcha son fouet d'or en criant merci et promettant, si le comte de Flandre voulait lui laisser la vie, de lui livrer le grand trésor des Niebelungen et le casque qui rend invisible. Quant au reste de la cavalerie, voyant le roi abattu, elle avait pris la fuite.

Lyderic remit Balmung au fourreau, tira le roi Alberic de dessous son cheval, et lui ayant lié les deux mains avec sa barbe, ramassa le fouet d'or et ordonna au roi de marcher devant lui pour le conduire à l'endroit où était caché le grand trésor des Niebelungen. Peters, les deux chevaux et le rossignol suivirent Lyderic.

L'intérieur du châteauAprès avoir marché une demi-heure à peu près, on arriva à un endroit tellement fermé par des rochers qu'il semblait qu'on ne pût pas aller plus loin. Alors Alberic dit au comte de toucher la pierre avec son fouet d'or, et la pierre s'ouvrit aussitôt, forma une entrée assez grande pour que le roi, le comte, Peters et les deux chevaux pussent passer : quant au rossignol, il resta dehors, tant il avait peur que cette entrée ne fût celle d'une énorme cage.

Le comte de Flandre et Alberic s'avancèrent à travers une colonnade magnifique, car chaque colonne était de jaspe, de porphyre ou de lapis-lazuli, jusque dans une grande salle carrée, toute en malachite, qui avait une porte à chacune de ses faces : chacune de ces portes donnait dans une chambre toute pleine de pierres précieuses, et s'appelait du nom du trésor qu'elle fermait : il y avait la porte des perles, la porte des rubis, la porte des escarboucles et la porte des diamans. Alberic lui ouvrit les quatre portes et lui dit de prendre ce qu'il voudrait.

Comme il aurait fallu plus de cinq cents voitures pour emporter tout ce qu'il y avait là de pierres précieuses, Lyderic se contenta de remplir quatre paniers, que lui fit apporter le roi, le premier de perles, le second de rubis, le troisième d'escarboucles et le quatrième de diamans, et fit charger par Peters les quatre paniers sur ses deux chevaux ; puis il dit au roi Alberic, qui le pressait d'en prendre davantage, que ce qu'il en avait lui suffisait pour le moment, et que quand il n'en aurait plus il en reviendrait chercher.

Alors Alberic demanda au comte de Flandre qu'il voulût bien, puisqu'il l'avait loyalement conduit à son trésor, lui délier les mains et lui rendre son fouet d'or, et qu'alors il le mènerait avec la même fidélité à la caverne où était le casque qui rend invisible : il se fondait sur ce que le casque étant gardé par un géant que l'on nommait Taffner, le géant ne lui obéirait pas s'il le voyait désarmé. Lyderic répondit que si le géant n'obéissait pas c'était son affaire à lui de le faire obéir, et qu'il en viendrait bien à bout ; mais à ceci Alberic répondit à son tour que le géant n'aurait qu'à mettre le casque sur sa tête, et qu'alors il disparaîtrait, sans que ni l'un ni l'autre sussent alors où le retrouver. Cette raison parut si plausible au comte de Flandre qu'il délia les mains du roi, et qu'il lui rendit son fouet d'or. Le nain parut très-sensible à cette marque de confiance, et étant sorti avec Lyderic, Peters et les deux chevaux chargés, de la roche précieuse, il s'achemina vers une autre partie du royaume des Niebelungen, où l'on voyait s'élever un rocher si sombre qu'on eût dit qu'il était de fer. Pendant qu'ils marchaient ainsi, le rossignol voletait d'arbre en arbre et chantait :
    « Prends garde à toi, Lyderic, prends garde ! la trahison a des yeux de gazelle et une peau d'hermine, et ce n'est que tombé dans le piège que l'on sent ses griffes de tigre et son dard de serpent. Prends garde à toi, Lyderic, prends garde ! »

Et Lyderic, sans perdre de vue le roi des Niebelungen, faisait signe de la tête au rossignol qu'il l'entendait, et continuait son chemin ; mais au fond du cœur il pensait que lele monstre rossignol, n'étant pas un oiseau très-courageux, il voyait le danger plus grand qu'il n'était.

A mesure que l'on avançait vers la montagne noire, le chemin devenait de plus en plus difficile ; mais Alberic marchait devant frappant avec son fouet d'or et écartant tous les obstacles. Enfin, ils arrivèrent à un endroit où la route tournait tout à coup, et ils se trouvèrent en face d'une grande caverne. Au même instant Alberic fit un bond de côté, cria : A moi Taffner ! et, frappant la terre du talon, disparut par une trappe comme un fantôme qui serait rentré dans sa tombe.

Le comte de Flandre cherchait déjà l'entrée de la trappe, afin de le poursuivre jusque dans les entrailles de la terre, lorsqu'il entendit des pas lourds et retentissans qui s'approchaient de lui ; il se retourna alors vivement du côté d'où venait le bruit, mais il ne vit absolument rien, ce qui lui fit croire qu'il allait avoir affaire au géant Taffner, et que celui-ci le venait combattre ayant sur la tête le casque qui rend invisible. En effet, à peine avait-il eu le temps de tirer son épée pour se mettre à tout hasard en défense, qu'il lui sembla que la montagne lui tombait sur la tête : c'était le géant Taffner qui venait de lui donner un coup de massue.

Si fort que fût Lyderic, comme il ne s'attendait point à être attaqué ainsi, il plia le front et tomba sur un genou, mais aussitôt, se relevant, il donna à tout hasard un grand coup de Balmung devant lui. Quoiqu'il eût l'air de frapper dans le vide, il sentit cependant une résistance ; ce qui lui fit croire qu'il avait touché le géant qui, pour être invisible, n'était point impalpable. En même temps un rugissement de douleur poussé par Taffner et suivi d'un second coup de massue lui prouva qu'il ne s'était point trompé ; mais cette fois il s'y attendait, de sorte que, si bien appliqué que fût le coup, Lyderic le reçut sans plier le jarret, et y riposta par un coup d'estoc à fendre un rocher. Il parut que le coup eut son effet, car Taffner poussa un second rugissement et Lyderic attendit en vain, pendant quelques secondes, une troisième attaque.

Le comte de Flandre croyait déjà être débarrassé du géant, et que celui-ci avait fui, lorsqu'il vit venir à lui, avec la rapidité de la foudre, une pierre aussi grosse qu'une maison, laquelle sortait toute seule de la caverne, comme si elle eût été lancée par quelque catapulte invisible ; cette pierre fut suivie d'une seconde, puis d'une troisième, et cela avec une telle rapidité qu'en évitant l'une il ne pouvait éviter l'autre. Lyderic comprit alors que c'était le géant qui avait changé de tactique, et qui, satisfait des deux coups qu'il avait reçus, voulait l'attaquer de loin sans s'exposer à en recevoir un troisième ; il résolut donc d'user de ruse à son tour ; et voyant venir à lui une énorme pierre, au lieu de l'éviter il se jeta au-devant, et, tombant à la renverse comme s'il était renversé du coup, il demeura aussi immobile que s'il était mort.

Peters poussa de grands cris de douleur, le rossignol siffla tristement, et le géant accourut si vite que Lyderic, à mesure qu'il s'approchait de lui, sentait la terre trembler sous ses pas : bientôt Lyderic sentit un genou qui se posait sur sa poitrine, tandis qu'avec un poignard on essayait de le percer au cœur ; alors, calculant, par la position du genou et de la main, la position où devait être le géant, il le frappa avec Balmung d'un coup si ferme et si juste à la fois qu'il lui détacha la tête de dessus les épaules ; la tête roula et en roulant elle sortit du casque, de sorte qu'à l'instant même casque, tête et tronc devinrent visibles, la tête mordant la terre de rage, et le tronc décapité se relevant tout sanglant et battant l'air de ses bras, car il fallait le temps à la mort d'aller de la tête au cœur ; mais, enfin, elle se fraya sa route glacée, et le corps tomba comme un arbre séculaire déraciné par la tempête.

le géant abbatu
Lyderic ramassa aussitôt le casque, et, après s'être assuré que Taffner était bien mort, il chercha par quel chemin avait pu lui échapper Alberic, car il lui en coûtait de quitter le pays des Niebelungen sans se venger de la trahison de leur roi. En ce moment un des chevaux ayant frappé du pied la terre, une trappe s'ouvrit, et Lyderic, ayant reconnu que c'était l'endroit même où avait disparu le roi, ne douta point que l'escalier qui s'offrait à lui ne conduisit à quelque chambre souterraine où sans doute Alberic se croyait bien en sûreté, et il résolut de l'y poursuivre.

Alors Peters, qui était encore tout tremblant du danger que venait de courir son maître, fit tout ce qu'il put pour l'en empêcher ; mais il n'était pas facile de faire revenir Lyderic sur une résolution prise ; de sorte que tout ce que le pauvre écuyer put obtenir de lui, c'est qu'il mettrait le casque qui rend invisible. Le comte de Flandre, enchanté d'essayer à l'instant même le pouvoir du casque magique, remercia son écuyer de lui avoir donné cette idée, l'autorisant à venir le rejoindre si dans une heure il n'était pas de retour. Aussitôt il mit le casque sur son front ; et, étant devenu l'instant même invisible aux yeux de Peters, il descendit par l'escalier souterrain.

Aux premiers pas qu'il fit, Lyderic vit bien qu'il ne s'était point trompé et qu'il devait être dans un des palais du roi Alberic : en effet, les murs étaient resplendissans de pierreries et le chemin tout sablé de poudre d'or. Après avoir traversé quelques appartemens déserts, mais parfaitement éclairés par des lampes d'albâtre où brûlait une huile parfumée, il entra dans un jardin tout plein de fleurs qui lui sembla éclairé par le soleil lui-même ; mais, en levant la tête, il s'aperçut que ce qu'il prenait pour le ciel était le fond d'un lac, mais si clair et si limpide qu'on voyait le jour à travers : cependant il s'étonnait, si transparent que fût ce lac, que les rayons du soleil, en le traversant, eussent assez de force pour faire éclore les fleurs, lorsqu'on y regardant de plus près, il s'aperçut que ces fleurs n'étaient point des fleurs véritables, mais bien des plantes artificielles si artistement travaillées qu'il s'y était laissé prendre : au reste, elles n'en étaient que plus précieuses, car les tiges étaient de corail, les feuilles d'émeraudes ; et selon qu'on avait voulu imiter des œillets, des tubéreuses ou des violettes, les fleurs étaient en rubis, en topazes et en saphirs.

Au milieu de ce jardin étrange s'élevait un kiosque si élégant que Lyderic jugea que s'il devait trouver le roi quelque part c'était sans doute là. Il s'avança donc doucement, et, protégé par son casque, il arriva sur le seuil sans avoir été vu. Le comte de Flandre ne s'était pas trompé : le roi Alberic était couché dans un hamac entre deux de ses femmes, dont l'une le balançait, tandis que l'autre lui faisait de l'air avec une queue de paon ; près de lui, sur un sofa, était déposé le fouet d'or.

La conversation était des plus intéressantes : Alberic était en train de raconter à ses deux femmes ses aventures de la journée : il leur disait l'armée de l'étranger dans le pays des Niebelungen ; comment lui Alberic l'avait trompé en lui taisant accroire qu'il allait lui donner le casque qui rend invisible, et comment, au lieu de tenir sa promesse, il s'était enfoncé dans la terre en appelant à son aide le géant Taffner, qui, à cette heure, l'avait sans doute assommé.

Lyderic n'eut pas la patience d'écouter plus longtemps, et empoignant le roi par la barbe et le tirant de son hamac :

    « Misérable nain, lui dit-il tu vas payer d'un coup toutes tes trahisons. »

Alors, lui ayant lié les mains derrière, le dos, il détacha le lustre qui pendait au milieu du kiosque, et ayant fait un nœud à la barbe du roi, il le suspendit au crochet d'or.

    « Et maintenant, lui dit-il, reste là jusqu'à ce que la barbe se soit assez allongée pour que les pieds touchent la terre. »

Le petit nain se tordait comme un brochet pris à l'hameçon, criant merci et jurant à cette fois qu'il ferait hommage à Lyderic et le reconnaîtrait pour son suzerain si celui-ci voulait le détacher ; mais Lyderic le laissa crier et se tordre, mit les deux femmes du roi, dont il comptait faire cadeau à la princesse Chrimhilde, l'une dans sa poche droite et l'autre dans sa poche gauche, prit le fouet d'or avec lequel on ouvrait le trésor des Niebelungen, ôta son casque un instant pour que le roi ne doutât point que c'était à lui qu'il avait affaire, cueillit, en traversant le jardin, la plus belle rose qu'il put trouver, remonta l'escalier, et ayant rencontré Peters qui venait au devant de lui, il se mit en route pour le pays des Higlands, suivi de son écuyer et de ses deux chevaux et précédé du rossignol, qui ne faisait que chanter tant il paraissait joyeux que les choses eussent si bien tourné.



ALEXANDRE DUMAS.       

(La fin au numéro prochain.)


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