< 1ère partie |
MUSÉE DES FAMILLES — Oct. 1841 |
3ème Partie > |
CHAPITRE TROISIEME.
Comme Lyderic n'avait pas
d'or pour acheter l'épée qu'il convoitait, il
résolut de s'en forger une lui-même.
Alors, s'approchant de la forge :
— Maître, dit-il en
s'adressant à Mimer, je voudrais bien une
épée comme celle que tu viens de vendre a ce
chevalier ; mais comme je n'ai ni or ni argent pour l'acheter,
il faut que tu me permettes de la faire moi-même à
ta forge et avec tes marteaux; j'y travaillerai deux heures par
jour ; le reste de mon temps sera à toi, et, en
échange de ce temps, tu me donneras une barre de
fer : le reste me regarde.
A cette demande
étrange et à la vue de cet enfant sans barbe, les
compagnons se mirent à rire, et maître Mimer, le
regardant par dessus son épaule :
— J'accepte ta proposition,
lui dit-il ; mais encore faut-il que je sache si lu as la
force de lever un marteau.
Lyderic sourit, entra dans la
forge, prit la masse la plus pesante et, la faisant voltiger d'une
seule main autour de sa tête comme un enfant aurait fait d'un
maillet en bois, il en frappa un si rude coup sur l'enclume que
l'enclume s'enfonça d'un demi-pied dans la terre ;
et avant que maître Mimer et ses compagnons fussent revenus
de leur surprise, il avait frappé trois autres coups avec la
même force et le même résultat, si bien
que l'enclume était prête à
disparaître.
— Et maintenant, dit Lyderic
en reposant sa masse, croyez-vous, maître Mimer, que je sois
digne d'être votre apprenti ?
Maître Mimer
était stupéfait : il s'approcha de
l'enclume, pouvant à peine croire ce qu'il avait vu, et
essaya de l'arracher de terre ; mais, voyant qu'il ne pouvait
y parvenir, il ordonna à ses compagnons de
l'aider : les compagnons aussitôt se mirent
à l'œuvre, mais tous leurs efforts furent
inutiles ; alors on alla chercher des leviers, des cordes et
un cabestan ; mais ni cabestan, ni cordes, ni leviers ne la
purent faire bouger d'une ligne. Ce que voyant Lyderic, il prit
pitié du mal que se donnaient ces pauvres gens ; et
leur avant fait signe de s'écarter, il s'approcha de
l'enclume à son tour et l'arracha avec la même
facilité qu'un jardinier eût fait d'une rave.
Maître Mimer
n'avait garde de refuser un tel compagnon, car il avait
mesuré du premier coup de quel secours il lui pouvait
être ; en conséquence il se
hâta de dire à Lyderic qu'il acceptait les
conditions qu'il lui avait proposées, tant il craignait que
celui-ci ne se repentit d'avoir été si facile et
ne lui en demandât d'autres. Mais, comme on le pense bien,
Lyderic n'avait qu'une parole, et à l'instant même
il fut installé chez maître Mimer, avec le titre
de treizième compagnon.
Tout alla à
merveille : Lyderic choisit la barre de fer qui lui convenait,
et, tout en s'acquittant fidèlement des obligations
contractées avec maître Mimer, grâce aux
deux heures qu'il s'était réservées
chaque jour, sans leçons, sans enseignement, rien qu'en
imitant ce qu'il voyait faire, il parvint en six semaines à
se forger la plus belle et la plus puissante épée
qui fût jamais sortie des ateliers de maître Mimer.
Elle avait près de six pieds de long, la poignée
et la lame étaient faites d'un même
morceau ; la lame était si fortement
trempée qu'elle tranchait le fer comme une autre
eût tranché le bois, et la poignée si
délicatement finie qu'on eût dit, non pas
l'ouvrage d'un homme, mais l'œuvre des génies.
Lyderic l'appela Balmung.
Quand maître
Mimer vit cette belle épée, il en fut jaloux; car
il pensa qu'adroit et fort comme était Lyderic, il pourrait
lui faire un grand tort s'il lui prenait envie de s'établir
dans le canton : ce fut bien pis quand Lyderic lui demanda
à rester chez lui encore trois autres mois pour se forger le
reste de l'armure, convaincu qu'il était que les chevaliers
qui verraient ce qui sortait de la main du compagnon ne voudraient plus
de ce que faisait le maître. Aussi, tout en faisant semblant
d'accepter aux mêmes conditions ce prolongement
d'apprentissage, chercha-t-il les moyens de se débarrasser
de Lyderic. En ce moment son premier compagnon, nommé Hagen,
qui craignait que le nouveau-venu ne prît sa place,
s'approcha de Mimer :
— Maître, lui
dit-il, je sais à quoi vous pensez : envoyez
Lyderic faire du charbon dans la Forêt-Noire, et il sera
immanquablement dévoré par le dragon.
En effet, il y avait
alors dans la Forêt-Noire un dragon monstrueux qui avait
déjà dévoré mainte et
mainte personne ; si bien que nul n'osait plus passer dans la
forêt. Mais Lyderic ignorait cela, n'ayant jamais
quitté la grotte du bon anachorète.
Mimer trouva le conseil bon, et dit à Lyderic :
— Lyderic, le charbon commence
à nous manquer: il serait bon que tu allasses dans la
Forêt-Noire et que tu renouvelasses notre provision.
— C'est bien,
maître, dit Lyderic, j'irai demain.
Le soir, Hagen s'approcha
de Lyderic et lui donna le conseil d'aller faire son charbon
à un endroit appelé le Rocher qui pleure, lui
disant que c'était là où il trouverait
les chênes les plus beaux et les hêtres les plus
forts : Hagen lui indiquait cet endroit, parce que
c'était celui où se tenait habituellement le
dragon. Lyderic, sans défiance, se fit bien expliquer le
chemin par Hagen, et résolut d'aller le lendemain faire son
charbon à la place qu'on lui avait
désignée.
Le lendemain, comme il
allait partir, le plus jeune des compagnons monta à sa
chambre : c'était un bel enfant à la
figure ronde et enjouée, aux longs cheveux blonds et aux
beaux yeux bleus, nommé Peters, qui était aussi
bon que les autres compagnons étaient méchans.
Aussi, comme il était le dernier, avait-il eu beaucoup
à souffrir de ses camarades jusqu'au moment où
Lyderic était entré dans la forge ; car
de ce moment Lyderic s'était constitué son
défenseur, et personne dès lors n'avait plus
osé lui rien dire ni lui faire aucun mal.
Peters venait dire
à Lyderic de ne point aller à la forêt
parce qu'il y avait un dragon ; mais Lyderic se mit
à rire, et, tout en remerciant Peters de sa bonne intention,
il ne s'apprêta pas moins à partir pour la
forêt, mais toutefois après avoir pris Balmung,
qu'il eût laissée sans doute s'il n'eût
été averti. Maître Mimer lui demanda
alors pourquoi il prenait son épée :
Lyderic lui répondit que
c'était pour couper les chênes et les
hêtres dont il comptait faire son charbon. Puis,
s'étant informé une seconde fois à
Hagen du chemin qui conduisait au Rocher qui pleure, il se mit en route
joyeusement.
En arrivant au bord de la
Forêt-Noire, Lyderic, qui craignait de se tromper, demanda
à un paysan le chemin du Rocher qui pleure : le
paysan crut alors que Lyderic ignorait le danger qu'il y avait
à s'approcher de cet endroit, et il lui dit qu'il se
trompait sans doute ; que le rocher servait de caverne
à un dragon qui avait dévoré
déjà plus de mille personnes. Mais Lyderic
répondit qu'il avait du charbon à faire en cet
endroit, parce qu'on lui avait dit que c'était celui
où il trouverait les chênes les plus beaux et les
hêtres les plus forts ; que, quant au dragon, s'il
osait se montrer, il lui couperait la tête avec Balmung.
Le paysan, convaincu que
Lyderic était fou, lui indiqua la route qu'il demandait,
puis se sauva à toutes jambes en faisant le signe de la
croix.
Lyderic entra dans le
bois, et lorsqu'il eut marché une heure à peu
près, dans la direction que lui avait indiquée le
paysan, il reconnut à la beauté des
chênes et à la force des hêtres qu'il
devait approcher de la retraite du dragon. En outre, la terre
était tellement semée d'ossemens humains qu'on ne
savait où poser le pied pour ne point marcher
dessus : en effet, ayant fait quelques pas encore, il
aperçut une énorme pierre, au bas de laquelle
était l'ouverture d'une caverne ; comme cette
pierre était toute mouillée par une source qui
suintait le long de sa paroi, Lyderic reconnut la Roche qui pleure.
Lyderic pensa que le plus
pressé était d'exécuter d'abord les
ordres de maître Mimer : en conséquence
il se mit à faire choix d'un emplacement pour
établir son fourneau ; puis, ce choix fait, il
frappa si rudement avec Balmung sur les arbres qui l'entouraient qu'en
moins d'un quart d'heure il eut construit un énorme
bûcher. Le bûcher construit, Lyderic y mit le feu.
Cependant, aux premiers
coups qui avaient retenti dans la forêt, le dragon
s'était éveillé et avait
allongé la tête jusqu'à
l'entrée de sa caverne : Lyderic avait vu cette
tête qui le regardait avec des yeux flamboyans ;
mais il avait pensé qu'il serait temps de s'interrompre de
son ouvrage quand le dragon viendrait à lui. Cependant, soit
que le monstre fût repu, soit qu'il vît
à qui il avait affaire, il se tint tranquille tout le temps
que Lyberic fut occupé à bâtir son
fourneau ; mais lorsqu'il vit briller la flamme, il se mit
à siffler avec tant de violence que tout autre que le jeune
homme en eût été
épouvanté. C'était
déjà quelque chose, mais ce n'était
point assez pour Lyderic, qui, afin de l'ex-citer davantage, prit des
tisons ardens au bûcher et commença de les jeter
à la tête du dragon.
Le monstre,
provoqué d'une façon aussi directe, sortit de la
caverne, déroula ses longs anneaux et s'avança en
battant des ailes vers Lyderic, qui, après avoir fait une
courte prière, lui épargna la moitié
du chemin. Aussitôt commença un combat terrible,
pendant lequel le dragon poussait de si horribles hurlemens, que les
animaux qui étaient à deux lieues à la
ronde sortirent de leurs tanières et s'enfuirent :
il n'y eut qu'un rossignol qui resta
tout le temps de la lutte perché sur une petite branche
au-dessus de la tête de Lyderic, ne cessant d'encourager le
jeune homme par son chant. Enfin le dragon, percé
déjà par plusieurs coups de la terrible Balmung,
commença de battre en retraite vers son repaire, laissant le
champ de bataille tout couvert d'une mare de sang. Mais Lyderic prit un
tison allumé à son fourneau, le poursuivit dans
sa caverne, où il s'enfonça après lui,
et au bout de dix minutes, reparut à l'entrée,
tenant, comme le chevalier Persée, la tête du
monstre a la main.
Alors, en le voyant venir
ainsi victorieux, le rossignol se mit à chanter :
« Gloire à
Lyderic, au pieux jeune homme qui a mis sa confiance en Dieu au lieu de
la mettre en sa force. Qu'il dépouille ses
vêtemens, qu'il se baigne dans le sang du monstre, et il
deviendra invulnérable. »
Lyderic n'eut garde de
négliger l'avis que lui donnait le rossignol ; il
jeta aussitôt le peu de vêtemens qu'il avait,
s'approcha de la mare de sang qu'avait répandue le
dragon ; mais dans le trajet une feuille de tilleul
étant tombée sur son dos, elle s'y attacha, car,
après un si rude combat, la peau du jeune homme
était tout humide de sueur.
Lyderic se roula dans le
sang du monstre, et à l'instant même tout son
corps se couvrit d'écailles, à l'exception de
l'endroit où était tombée la feuille
de tilleul.
Le soir même,
comme son charbon était fait, Lyderic en chargea un grand
sac sur son dos et, prenant à la main la tête du
dragon, il s'achemina vers la forge de maître Mimer,
où il arriva le lendemain matin.
L'étonnement
fut grand à la forge : personne ne comptait plus
voir Lyderic. Néanmoins, avec quelque sentiment qu'on le
vît revenir, chacun lui fit bonne mine, et surtout Hagen, qui
pour rien au monde n'aurait voulu que le jeune homme se
doutât du mauvais tour qu'il avait voulu lui jouer. Mais le
maître et lui, de plus en plus envieux contre Lyderic,
rêvèrent aussitôt à quels
nouveaux dangers ils pourraient l'exposer.
CHAPITRE QUATRIÈME.
Lyderic ne leur en donna
pas le loisir,
car le même jour il signifia a maître Mimer que lui
ayant, moins deux heures par jour, donné les semaines de son
temps en échange de sa barre de fer, ils étaient
quittes ; en conséquence il emportait Balmung et
allait courir le monde pour y chercher des aventures, comme faisaient
les chevaliers qui venaient tous les jours acheter des armes
à la forge. Mimer fit alors observer au jeune homme que ce
n'était point assez d'une épée, pour
se mettre en route dans une telle intention et qu'il lui fallait encore
une cuirasse ; mais Lyderic, lui répondit qu'une
cuirasse lui était parfaitement inutile, attendu
qu'après avoir tué le dragon il
s'était baigné dans son sang, ce qui l'avait
rendu invulnérable, a l'exception d'une seule place,
où était tombée une feuille de tilleul.
Maître Mimer et
Hagen auraient
bien voulu savoir quelle était cette place, mais ils
n'osèrent pas le demander à Lyderic de peur de
lui inspirer des soupçons ; ils prirent donc
congé de lui avec les expressions de la plus cordiale
amitié et ayant, comme des Judas, le baiser sur les
lèvres, mais la trahison dans le cœur.
Lyderic chercha partout
Peters pour lui
dire adieu, mais il ne put pas le trouver.
A cent pas de la forge,
il rencontra
l'enfant qui l'attendait derrière un arbre.
— Frère, lui dit
l'enfant, qui croyait Lyderic son égal, mes compagnons de la
forge me haïssent parce que je t'aimais, je n'ose plus
retourner auprès d'eux. Tu es fort et je suis faible,
veux-tu que je t'accompagne, tu me défendras et je te
servirai.
— Viens, dit Lyderic.
Et l'enfant et le jeune
homme se mirent
gaîment en voyage.
Ils marchèrent
ainsi quinze
jours, droit devant eux, sans savoir ou ils étaient,
mangeant des racines, buvant de l'eau, dormant au pied des arbres des
forêts ou des bornes, de la route, et confians en Dieu, aux
mains duquel ils avaient remis leur destinée.
Vers le soir du
quinzième jour, ils arrivèrent
dans un bois très-épais et
très-magnifique, où ils entendirent les aboiemens
d'une meute et les cors des chasseurs. Lyderic se dirigea vers le
bruit, car il était amoureux de tout amusement qui lui
rappelait la guerre, et il arriva ainsi a un carrefour, où
il vit un sanglier monstrueux, qui était acculé
dans un bouge et qui tenait aux chiens. En même temps, un
cavalier richement vêtu, et qui était si bien
monté qu'il précédait tous les autres
chasseurs de plus de deux traits de flèche, accourut par une
des allées, un épieu a la main, et, sans attendre
sa suite, s'élança vers le sanglier qu'il frappa
courageusement de son arme ; mais aussitôt, le
sanglier, furieux de sa blessure, abandonna les chiens auxquels il
faisait tête, et, piquant droit à son antagoniste,
il passa entre les jambes du cheval, dont il ouvrit le ventre d'un coup
de boutoir, et cela de telle façon que ses entrailles en
sortirent et tombèrent jusqu'à terre. Le cheval,
se sentant si cruellement blessé, se cabra de douleur et se
renversa sur son maître.
Aussitôt le
sanglier, la soie
hérissée et faisant claquer ses boutoirs, revint
sur celui qui l'avait blessé ; mais Lyderic, d'un
seul bond, s'élança entre l'animal et le cavalier
renversé, et d'un seul coup de Balmung perça le
sanglier de part en part. Puis aussitôt, courant a celui
auquel il venait de sauver la vie, il le tira de dessous son cheval.
Pendant ce temps, Peters coupait la hure du sanglier, et la
présentait à Lyderic, qui la déposa
aux pieds du chasseur, comme étant celui à qui
elle devait appartenir de droit.
En ce moment tout le
reste de la chasse
arriva, et chacun, sautant à bas de cheval, s'empressa de
demander au noble chasseur s'il n'était point
blessé ; mais celui-ci, pour toute
réponse, présenta Lyderic aux seigneurs qui
l'entouraient, en leur disant : que ceux qui sont aises de me
voir sain et sauf remercient ce jeune homme, car c'est à lui
que je dois la vie. Aussitôt tous les chasseurs
entourèrent Lyderic, en lui faisant force complimens, que
Lyderic leur laissa faire, en les regardant, tout
étonné d'être ainsi
félicité pour une action qui lui avait paru a lui
si simple et si naturelle. Enfin les félicitations
allèrent si loin que Lyderic, croyant ces gens fous, demanda
dans quel pays il était et quel était l'homme
auquel il venait de sauver la vie.
Les courtisans lui
répondirent qu'il était dans la forêt
de Brame, et que celui auquel il venait de sauver la vie
était le roi Dagobert.
Lyderic, qui connaissait
par
renommée la sagesse et le courage de ce prince, dont le nom,
en langue teutonique, voulait dire brillante
épée, s'avança alors
modestement vers
lui, et, mettant un genou en terre, il lui fit un compliment si bien
tourne que Dagobert, voyant qu'il avait à faire à
un jeune homme d'une condition plus distinguée que ne
l'indiquaient ses vêtemens, le releva aussitôt en
lui demandant à son tour d'où il venait et qui il
était.
— Hélas !
sire, dit Lyderic, je ne puis répondre qu'à la
première de ces deux questions. Je viens du bois Sans Merci,
qui est situé dans les environs du château du
prince de-Buck, sans m'être arrêté
autrement que six semaines à la forge de maître
Mimer pour me forger cette épée. Quant
à ce qui est de ce que je suis, je ne me connais pas
moi-même, ayant été trouvé
sous un buisson, près de la fontaine de Saulx, par un digne
et bon ermite qui m'a élevé, et dont, vivant, je
n'eusse jamais quitté la personne, ni mort, la tombe, si un
rossignol ne m'avait dit que le premier devoir d'un enfant
était de chercher à connaître sa
mère. Alors je me suis mis en route, m'en rapportant
à Dieu du choix du chemin. Dieu a choisi le bon puisqu'il
m'a conduit ici, assez à temps pour sauver la vie au plus
grand roi de la chrétienté.
— Oui, tu as raison, mon
enfant, et c'est Dieu lui-même qui t'a conduit ici, reprit le
roi Dagobert ; car peut-être pourrai-je t'apprendre
ce que tu ignores. Eloi,— continua le roi en se tournant vers
le digne évêque de Noyon, qui était
tout à la fois son orfèvre, son
trésorier et son ministre, — qu'avez-vous fait de
la lettre que nous avons reçue ce matin même de
notre vassale la noble princesse de Dijon, dame Ermengarde de Salwart,
dont nous avions mis la principauté en tutelle, la croyant
morte, et qui n'était que prisonnière du prince
de Buck.
— La voici, sire, dit le Eloi.
C'était une
lettre que la
princesse de Dijon, avait enfin réussi à faire
parvenir au roi par un des hommes d'armes du prince de Buck, qu'elle
avait séduit en lui donnant une bague qui valait bien six
mille livres tournois.
Le roi prit la lettre et
la lut.
C'était mot
pour mot le
récit, de la manière dont son mari et elle
avaient été attaqués dans la
forêt Sans Merci par le prince de Buck et ses gens ;
puis elle racontait la façon
dont elle s'était
laissée glisser de cheval avec son entant, comment elle
avait déposé cet enfant, qui était un
garçon, dans un buisson près d'une fontaine
ombragée par des saules ; puis enfin, comment dans
l'espérance que Dieu veillerait sur lui, elle l'avait
laissé là pour rejoindre son mari
blessé, lequel était mort dans la nuit suivante.
Depuis ce temps, elle était
prisonnière du prince de Buck et n'avait jamais voulu
consentir à aucune rançon, regardant la
principauté de Dijon comme l'apanage de son enfant.
En
conséquence, elle
suppliait le roi Dagobert, non pas de la venir délivrer, car
elle ne voulait pas entraîner son suzerain dans une guerre
avec un vassal si puissant que le prince de Buck, mais de faire
chercher son fils, qui devait avoir dix-huit ans, et de lui rendre la
principauté de Dijon, qui était
l'héritage de son père.
Elle espérait
qu'on
reconnaîtrait cet enfant à un chapelet qu'elle lui
avait roulé autour du cou, lequel chapelet soutenait une
médaille à l'effigie de la Vierge.
Pendant tout le temps
qu'avait
duré la lecture, Lyderic avait écouté,
les mains jointes et les larmes aux yeux, mais lorsque le dernier
paragraphe fut fini, il poussa un grand cri de joie, et ouvrant son
habit, il montra au roi la médaille et le chapelet.
Le roi Dagobert avait
d'abord voulu
faire du meurtre de Salwart et de l'emprisonnement d'Ermengarde par le
prince de Buck une affaire de suzerain à vassal ;
mais Lyderic, se jetant à ses genoux, avait
réclamé, comme un droit à lui
appartenant, la vengeance de son père et de sa
mère, et cela avec tant d'instances, qu'il avait
été forcé de lui accorder sa demande,
et qu'il avait autorisé Lyderic à
défier Phinard, promettant de plus au jeune homme, que si
Phinard acceptait le défi, il l'armerait lui-même
chevalier et se déclarait d'avance son parrain.
En
conséquence, Dagobert
ordonna que le héraut de France se tînt
prêt pour aller défier le prince de
Buck ; mais cette fois encore Lyderic lui fit observer que,
puisque c'était une affaire particulière,
c'était un héraut particulier qui devait porter
ses lettres de défiance. Dagobert se rendit à ces
raisons et laissa Lyderic libre de choisir son héraut, se
chargeant seulement de lui donner une suite digne d'un prince. Lyderic
choisit Peters, car quoique l'enfant eût à peine
quatorze ans, il connaissait tellement la grande amitié
qu'il lui portait, qu'il se fiait plus à lui qu'à
qui que ce fût au monde.
Peters partit
accompagné de
six écuyers et de vingt hommes d'armes, et, traversant toute
la Picardie, il entra en Flandre et vint jusqu'au château de
Phinard, qui s'élevait à l'endroit même
où est situé aujourd'hui le pont de Phin dans la
ville de Lille, qui à cette époque n'existait pas
encore ; arrivé devant la porte, il
s'arrêta avec sa troupe et sonna du cor. Alors la sentinelle
sortit de l'échauguette et lui demanda ce qu'il
voulait : Peters répondit au soldat qu'il n'avait
pas affaire aux valets, mais au maître, et qu'il
eût à aller chercher son maître. Si
hautaine que fût cette réponse, comme il
était facile de juger d'après la suite de celui
qui l'avait faite qu'il avait le droit de parler ainsi, le soldat alla
prévenir le prince de Buck.
Celui-ci, qui était en
train
de déjeuner, se retourna de fort mauvaise humeur en voyant
entrer ce message, car il n'aimait pas à être
dérangé pendant ses repas, si bien qu'il y avait
des peines très-fortes contre ceux qui se permettaient de
contrevenir à ses ordres ; en
conséquence il avait déjà
donné l'ordre à deux de ses gardes de saisir le
soldat et de le battre de verges, lorsque celui-ci lui fit observer
bien humblement qu'il n'avait pris la liberté d'entrer que
parce que celui qui .l'envoyait était suivi
d'écuyers à la livrée du roi de
France. Ce qui était facile à voir aux fleurs de
lis sans nombre qui parsemaient leur manteau. A ces mots, le prince de
Buck se leva vivement, et comme le roi de France était son
seigneur suzerain et qu'il connaissait sa sagesse et son courage, il
n'eût voulu pour rien au monde se brouiller avec
lui ; il se rendit donc sur le rempart pour s'assurer si le
soldat lui avait bien dit la vérité, et s'il
n'avait pas été trompé par quelque
fausse apparence mais au premier coup d'œil qu'il jeta sur la
troupe qui était arrêtée devant la
porte du château, il vit bien, comme le soldat, que ceux qui
étaient là venaient de la part du roi Dagobert.
En conséquence il donna aussitôt l'ordre de
baisser le pont-levis, afin de recevoir avec tous les honneurs qui lui
étaient dus celui qui venait au nom de son
suzerain ; mais Peters, ayant entendu cet ordre,
étendit la main en signe qu'il voulait parler. Chacun
écouta.
— Prince de Buck, dit Peters,
il est inutile que tu fasses lever la herse et baisser le pont-levis,
je n'entrerai pas dans ton château ; car ton
château est celui d'un traître et d'un
meurtrier ; écoute donc d'ici et à la
face de tous, ce que j'ai à te dire :
« Je viens, au nom de
ton seigneur suzerain, le très-grand, très-bon et
très-noble roi Dagobert, te dire qu'il te somme d'avoir
à répondre d'ici en un mois, devant les pairs du
royaume assemblés, aux charges et accusation que porte
contre toi mon maître, le très-haut et
très-puissant seigneur Lyderic, prince de Dijon, fils du
très-noble prince Salwart et de très-vertueuse
dame Ermengarde. Premièrement, touchant le meurtre de son
père traîtreusement assassiné par toi
dans le bois Sans Merci, et secondement, touchant la
détention injuste et cruelle, que depuis dix-huit ans, tu
fais subir à sa mère. Si mieux, tu n'aimes
toutefois accepter l'offre que, sous la protection du roi, te porte le
seigneur Lyderic, mon maître, du combat a outrance
à pied ou à cheval, avec la lance,
l'épée ou le poignard.
» Et en signe de défi, voici le gant que mon
maître me charge de clouer à la porte de ton
château. »
Et ce disant, il
s'avança
jusqu'à la porte sur son cheval, et faisant ce qu'il avait
dit, il y cloua le gant avec son poignard.
Si insolent que fut ce
défi, le prince de Buck, qui savait
dans l'occasion être patient comme un anachorète,
écouta d'un bout à l'autre avec un calme
apparent ; puis quand Peters eut fini :
— C'est bien, lui dit-il,
retournez vers le roi mon seigneur et maître, et l'assurez de
ma part que je n'ai commis ni félonie ni trahison ;
le prince de Salwart est tombé dans un combat et non dans un
guet-apens. Au reste j'accepte le défi de celui qui
m'accuse, et l'issue du combat prouvera, je l'espère, de
quel côté est le bon droit et la
vérité
Quant à la
princesse
Ermengarde, dont celui qui vous envoie réclame la
liberté, dites-lui que je lui offre de vider notre
différend ici même, afin que s'il a le dessus,
comme il s'en vante follement, il n'ait pas la peine de se transporter
trop loin pour la délivrer.
Et maintenant si vous voulez entrer dans ce château, vous y
serez reçu et traité comme a le droit de
l'être, chez un vassal, l'envoyé de son
souverain.—
Mais au lieu d'accepter
cette offre,
Peters secoua la tête, et ayant sonné une seconde
fois du cor en manière de congé, il repartit au
galop avec toute sa suite et vint rapporter au roi Dagobert et au
prince Lyderic la réponse de Phinard.
Rien ne pouvait
être plus
agréable au jeune homme que cette réponse que
Phinart avait faite, non pas qu'il comptât sur son bon droit,
mais se fiant sur sa force. Il demanda donc à Dagobert
d'activer autant que possible les préparatifs de son voyage,
ayant hâte de délivrer sa mère.
Pendant ce temps le
prince de Buck, qui
avait ignoré jusque-là qu'il y eût un
héritier du nom de Salwart, fit descendre Ermengarde et lui
demanda ce que c'était qu'un certain Lyderic qui se faisait
passer pour son fils et qui, sous la protection du roi de France,
était venu le provoquer au combat. Alors Ermengarde pour
toute réponse tomba à genoux,
remerciant Dieu
avec une telle expression de reconnaissance que Phinard n'eut plus de
doute que le héraut n'eût dit la
vérité. Alors il demanda à la
princesse comment il se faisait qu'elle ne lui avait jamais
parlé de ce fils, et Ermengarde répondit que
c'est qu'elle avait craint qu'il ne s'en emparât et ne le fit
mourir ; mais que puisqu'à cette heure il
était sous la protection d'un aussi grand roi que le roi des
Francs, et par conséquent n'avait plus rien à
craindre, elle pouvait tout lui dire. En effet elle lui raconta comment
les choses s'étaient passées. Phinard demanda
alors quel âge avait ce fils ! Ermengarde
répondit qu'il pouvait avoir dix-huit ou dix-neuf ans, et
Phinard se mit à rire ; car il lui semblait
étrange qu'un enfant de cet âge vint s'attaquer
à lui, qui était dans toute la force de la
virilité et si expert dans les armes, qu'à cent
lieues à la ronde, nul homme peut-être
n'eût osé se mesurer contre lui. Il attendit donc
avec une tranquillité parfaite l'arrivée de son
adversaire, convaincu qu'il en aurait bon marché. Il
était dans cette persuasion, lorsqu'un matin la sentinelle
vint lui dire qu'on apercevait une grosse troupe de cavaliers qui
s'avançait vers le château de Buck. Phinard monta
aussitôt sur une tour, et ayant bientôt reconnu que
c'était le roi de France et sa cour, il fit ouvrir les
portes et s'avança au-devant de lui avec toute sa garnison,
mais tête nue et sans armes comme il convenait à
un vassal devant son maître.
A la droite du roi
était
Lyderic, monté sur un magnifique cheval que lui avait
donné le roi et dont les housses de velours
frangées d'or traînaient jusqu'à terre.
A gauche était le digne évêque de
Noyon, dont Dagobert ne pouvait se passer un seul instant, en ce qu'il
le consultait sur toute chose.
Phinard, après
avoir
jeté sur Lyderic un regard rapide mais scrutateur qui le
rassura encore, vu son extrême jeunesse, invita toute la
chevauchée à entrer au château. Mais
Dagobert répondit qu'une accusation d'assassinat et de
forfaiture pesant sur lui, il ne pouvait entrer dans son
château tant qu'il n'en serait pas lavé.
Alors Phinard
répéta ce qu'il avait déjà
dit : que la mort de Salwart était la suite d'un
combat et non d'un guet-apens, et qu'Ermengarde n'était
restée prisonnière qu'à la suite de
démêlés
d'intérêts, ne voulant pas lui rendre à
lui Phinard, certaines portions de la principauté de Dijon
sur lesquelles il prétendait avoir des droits. Mais Lyderic
ne put supporter plus longtemps qu'un mensonge si évident
fût proféré devant lui.
— Sire, dit-il en s'adressant
au roi, cet homme ment par la gorge ; d'ailleurs je ne suis
pas venu, avec la permission de Votre Majesté, pour
écouter ses raisons, mais pour mesurer mon
épée avec la sienne ; que Votre
Majesté veuille donc bien ordonner que les
préparatifs du combat soient faits à l'instant
même, car depuis dix-huit ans ma mère est
prisonnière et attend l'heure à laquelle elle
reverra son fils.
— Vous entendez ? dit le roi
en se tournant vers le prince de Buck.
— Oui, sire,
répondit Phinard, et je n'ai pas moins de hâte
d'en venir aux mains que celui qui m'accuse, et la fin du combat, je
l'espère, me sera plus agréable encore que le
commencement.
— Que l'on prépare
donc à l'instant la lice, dit le roi, et que chaque champion
songe à mettre sa conscience en repos, car le jugement de
Dieu aura lieu demain matin, et malheur à celui que le
Seigneur appellera pour l'interroger sans qu'il soit
préparé à lui répondre.
Phinard s'inclina et
rentra dans son
château. Le roi Dagobert fit poser ses tentes à
l'endroit même où il était ;
et l'espace qui se trouvait compris entre le camp royal et la
forteresse princière fut désigné pour
la lice.
CHAPITRE CINQUIÈME.
Lyderic passa la fin de
la
journée en prières ; puis, vers le point
du jour, il se confessa au saint évêque de Noyon,
qui lui donna l'absolution de ses péchés.
Quant au prince de Buck,
il agit d'une
bien autre façon : car complètement
rassuré par la vue du jeune homme contre lequel il allait
combattre, il n'avait conservé aucune crainte, et si
mauvaise que fût sa cause, il comptait bien que son bras ne
lui ferait pas défaut dans une pareille occasion. Au lieu de
passer la nuit en prières et en dévotions, comme
il aurait dû faire, il commanda donc un grand souper afin de
faire fête à tous ses officiers, et en
manière de bravade il invita la princesse Ermengarde
à en venir prendre sa part, en lui disant qu'il lui avait
réservé une place à sa table en face
de lui.
La princesse Ermengarde
fit
répondre à Phinard que la seule table dont elle
dût s'approcher en un pareil moment était celle du
Seigneur. En effet le messager rapporta à Phinard qu'il
avait trouvé Ermengarde agenouillée dans la
chapelle.
Phinard se mit
joyeusement à
table avec ses officiers, en laissant la place de la comtesse vide,
afin que si elle changeait d'avis, elle pût la venir
prendre ; puis il s'assit en face de cette place, et donna le
signal en se versant à boire et en passant à ses
convives une cruche pleine de vin.
Le souper se prolongea
fort avant dans
la nuit au milieu des chants de joie, des blasphèmes et des
éclats de rire ; tandis que la cloche sonnait
tristement les heures que le temps emportait et que Phinard aurait
dû employer d'une tout autre façon.
Au premier coup de minuit les lampes pâlirent, et l'on
entendit comme un pas lourd qui s'approchait lentement par la salle
d'armes, à l'autre extrémité de
laquelle était la chapelle ; chacun se retourna en
silence du côté par où venait le
bruit ; et comme la cloche frappait pour la
douzième fois, la porte s'ouvrit et un chevalier parut.
Mais ce qui fit
frissonner tout le monde
jusqu'au fond du cœur, c'est que ce chevalier
était de marbre, et que chacun reconnut en lui la statue du
père du prince de Buck, qui depuis trente ans
était restée immobile et couchée sur
son tombeau.
A cet aspect tout le
monde se leva, et
Phinard comme les autres ; seulement peut-être
était-il encore plus pâle que les autres, car il
savait que c'était une habitude dans sa famille, que les
pères vinssent prévenir ainsi les fils la veille
de leur mort.
La statue
s'avança d'un pas
lent et raide, la visière de son casque levée et
ses yeux de marbre fixés sur Phinard ; puis elle
vint s'asseoir à la place vide en face de lui.
Alors Phinard ordonna
à
l'échanson de remplir la coupe de son père et
à l'écuyer tranchant de lui couvrir son
assiette ! Mais ni l'un ni l'autre n'osèrent
s'approcher du convive de pierre. Phinard se leva, remplit la coupe de
son père du meilleur vin qui eût
été servi à souper, et couvrit son
assiette d'une tranche de viande coupée au meilleur morceau.
La statue le regardait faire, tournant la tête sur son cou
raide, sans que le reste du corps bougeât de place. Mais elle
ne décroisa pas les mains de dessus sa poitrine et ne but ni
ne mangea ; seulement, lorsque Phinard se fut rassis
à sa place, il lui semblait que deux grosses larmes
coulaient des paupières de marbre de la statue :
c'est que Phinard était le dernier de sa race, et que la
statue, toute de marbre qu'elle était, pleurait de voir
finir cette race d'une façon si fatale et si ignominieuse.
Les deux larmes
roulèrent des
joues sur les moustaches du vieux prince, puis des moustaches
tombèrent sur la table. Alors les yeux de la statue
redevinrent secs, et elle se leva en faisant, de la tête,
signe à Phinard de la suivre.
Phinard prit, dans une
des mains de fer
scellées au mur, une branche de sapin allumée, et
suivit la statue ; quant aux autres convives, ils
restèrent immobiles à leurs places comme si
eux-mêmes étaient devenus de pierre.
La statue, toujours
suivie du prince,
s'engagea dans la salle d'armes, mais au lieu de la traverser
entièrement comme elle avait dû le faire pour
venir de la chapelle, elle prit une porte latérale et sortit
dans le préau ; arrivée là,
elle retourna la tête pourvoir si Phinard la suivait
toujours, et comme elle vit qu'il marchait derrière elle,
elle continua son chemin, traversa le préau, entra dans une
cour isolée où l'on jetait toutes sortes de
débris, et s'arrêta près d'une tombe
fraîchement creusée.
Phinard était
passé pendant la soirée dans cette cour et
l'avait trouvée dans son état habituel ;
la fosse avait donc été creusée
pendant qu'il soupait. Phinard regarda autour de lui, et ne vit
personne si ce n'est la statue qui se remit en route, marchant toujours
de son pas grave et inanimé.
Cette fois la statue se
dirigeait vers
la chapelle souterraine où était sa propre tombe,
toujours suivie de Phinard qui marchait derrière elle comme
entraîné par une puissance surhumaine. Devant le
fantôme de pierre la porte s'ouvrit toute seule, et Phinard,
en plongeant son regard sous la voûte, vit que la statue
qu'il suivait manquait au tombeau. Seulement le lion de marbre qui
était couché à ses pieds, en signe que
le noble prince dont il gardait le corps était mort sur un
champ de bataille, s'était levé sur ses pattes de
devant et, la tête tournée vers la porte, semblait
attendre le retour de son maître. Alors la statue marcha
droit au tombeau, s'étendit à la même
place où elle dormait depuis trente ans ; le lion
se recoucha à ses pieds, et tout rentra dans le silence, et
dans l'immobilité de la mort.
Phinard était
un
cœur de fer que le démon avait
détourné de la voie où avaient
marché ses ancêtres ; mais qui, pour
être devenu criminel, n'en était pas moins ferme
et moins puissant. Il voulut donc s'assurer qu'il n'était
pas le jouet de quelque vision et s'approcha du tombeau : la
pierre s'était déjà reprise
à la pierre comme si elle n'en avait jamais
été séparée. Il tourna la
tête alors du côté de la tombe de sa
mère placée en face de celle de son mari, et dont
la statue était ordinairement couchée comme la
sienne, excepté qu'au lieu d'avoir un lion à ses
pieds, en signe de courage, elle avait un chien, en signe de
fidélité. La statue maternelle avait
miraculeusement changé de position : elle
était à genoux et priait.
Dès lors
Phinard n'eut plus
de doute que tout ceci ne fût un avertissement de
Dieu : le fantôme de pierre était venu
lui annoncer, comme c'était l'habitude dans la famille, que
son dernier jour était proche. La tombe qu'il lui avait
montrée, creusée dans une terre profane,
était la tombe infâme où il devait
dormir jusqu'au jour du jugement dernier ; et sa
mère, qu'il avait trouvée priant sur son tombeau,
priait le Seigneur qu'à défaut du corps il
sauvât au moins, dans sa miséricorde,
l'âme de son fils.
Toutes ces choses apparurent aussi
clairement à Phinard que s'il les voyait écrites
en lettres de feu. Il retourna donc tout pensif vers la salle du
festin ; la salle était vide, car chacun
s'était promptement retiré de son
côté. Phinard appela ses gens ; mais ce
ne fut qu'au troisième appel qu'un vieux serviteur, qui
savait par expérience combien il était dangereux
de faire attendre son maître, se présenta tout
tremblant.
— Mon vieux Niklans, dit le
prince de Buck d'une voix douce, va me chercher le
chapelain.
Le vieux serviteur
regarda Phinard avec
toutes les marques du plus profond étonnement. Celui-ci
renouvela sa
demande.
— Mais, monseigneur,
répondit Niklans, vous savez bien que voilà
tantôt quinze ans que le chapelain est mort et
que depuis ce temps vous n'avez jamais songé à le
remplacer.
— C'est vrai,
répondit Phinard en soupirant, je l'avais oublié.
Alors va jusqu'au camp du roi des Francs, mon seigneur et
maître, et supplie l'évêque de Noyon de
venir entendre la confession d'un pauvre pécheur.
Le vieux serviteur
obéit sans
répliquer, et l'évêque le suivit sans
même lui demander quel était l'homme qui
réclamait son ministère.
Le lendemain au point du
jour la lice
étant prête, le roi Dagobert,
accompagné de toute sa chevalerie, monta sur l'estrade qui
lui avait été préparée.
Quant à Lyderic, il était dans son pavillon,
où le roi lui avait envoyé une magnifique armure
forgée et bénie pour lui-même par
l'évêque de Noyon ; mais,
après en avoir essayé les différentes
pièces, il s'était trouvé
gêné dans toute cette ferraille, et, comme elle
lui était inutile puisqu'il était
invulnérable, à l'exception de l'endroit
où était tombée la feuille de tilleul,
il l'avait renvoyée au roi en lui faisant dire que sa
coutume n'était point de combattre ainsi
appareillé.
Six heures
sonnèrent : c'était l'heure
fixée pour le combat, et l'on était fort
étonné de n'avoir pas encore vu
paraître le prince de Buck, qui devait occuper le pavillon
opposé à celui de Lyderic ; mais le roi,
ayant pensé qu'il se tenait tout armé
derrière ses murailles, commanda que le signal fût
donné comme s'il eût été
présent, et la trompette retentit quatre fois, portant aux
quatre coins de l'horizon le défi de Lyderic.
Le roi ne
s'était point
trompé, le dernier appel guerrier venait d'expirer
à peine lorsque la porte du château s'ouvrit et
que Phinard parut, non point comme on s'y attendait monté
sur son cheval de guerre et portant sa lance de bataille, mais
à pied, le corps vêtu d'un sac, les cheveux
couverts de cendres, pieds nus et la corde au cou ;
derrière lui marchaient, montés sur deux
magnifiques chevaux, la princesse de Dijon, portant son manteau et sa
couronne, et le digne évêque de Noyon
revêtu de ses habits épiscopaux ; puis
enfin, derrière la princesse et
l'évêque, toute la garnison couverte de ses armes
défensives, mais sans casque et sans
épée.
L'étrange
cortège
entra ainsi dans la lice, et Phinard, montant les degrés de
l'estrade, vint s'agenouiller devant le roi. Alors chacun fit silence
pour entendre ce qu'il allait dire.
— Sire, dit Phinard, vous
voyez à vos genoux un grand pécheur que la
grâce a touché et qui a
mérité la mort mais qui supplie Votre
Majesté de lui accorder la vie pour qu'il puisse pleurer ses
fautes et en obtenir le pardon de Dieu. Tout ce qu'a dit contre moi le
seigneur Lyderic est vrai ; mais je le prie de me pardonner,
comme m'a déjà pardonné sa noble
mère, et de recevoir de moi, à titre d'expiation
et dédommagement du tort que je lui ai causé, ma
principauté de Buck et mon comté d'Harlebecque,
convaincu que je suis que je ne pouvais en faire don à un
plus noble et à un plus brave que lui.
— Prince, répondit le roi, si ceux que vous avez
tenus en oppression et en captivité vous ont
pardonné, je n'ai pas le droit d'être plus
sévère qu'eux : je vous fais donc
grâce de la vie ; quant à votre
âme, je n'ai aucun pouvoir sur elle, et c'est une affaire
entre vous et Dieu. Prince de Dijon, ajouta le roi en se retournant du
côté de Lyderic, avez-vous entendu et
pardonnez-vous à Phinard comme je lui pardonne.
Mais Lyderic
était
déjà dans les bras de sa mère.
Ermengarde, en voyant paraître ce beau jeune homme
à la porte de son pavillon, l'avait instinctivement reconnu
pour son enfant, et tous deux s'approchant du roi :
— Oui, sire, dit Ermengarde,
et non-seulement nous lui pardonnons, tant notre cœur est
joyeux, mais encore nous supplions Votre Majesté de lui
laisser son titre et ses biens au moins pendant sa vie
durant : notre principauté de Dijon est assez noble
et assez puissante pour donner dans l'occasion à notre
bien-aimé fils le pouvoir de servir efficacement Votre
Majesté.
Mais Phinard
n'attendit pas
même que le roi manifestât son intention sur ce
point ; et, déposant aux pieds du roi les clefs de
son château, il lui dit qu'il en faisait, ainsi que du reste
de ses terres, l'abandon à l'instant même, et
qu'il ne s'y réservait, avec la permission du nouveau
maître, que les six pieds de terre où
était creusée la fosse miraculeuse à
laquelle il devait sa conversion. Puis, à ces mots dits avec
une telle fermeté que chacun vit bien que sa
résolution était prise, il salua le roi et
s'enfonça dans la forêt où on le vit
disparaître.
Le même jour le
roi
reçut dans le château même de Buck le
serment et l'hommage de Lyderic pour la principauté de
Dijon, la principauté de Buck et le comté
d'Harlehecque, et voulant, ajouter un nouveau titre à ceux
qu'il avait déjà, il le nomma premier forestier
de Flandre. Puis, quand le roi eut été bien
fêté avec toute sa cour au château de
Buck, il reprit la route de Soissons, sa capitale.
CHAPITRE SIXIÈME.
Le premier soin de
Lyderic fut de faire
avec sa mère un voyage par tous ses domaines anciens et
nouveaux, afin d'y établir des
délégués qui, en son absence, pussent
rendre la justice comme s'il eût été
toujours là. Pendant trois mois que dura le voyage, ce ne
furent que fêtes ; car Ermengarde était
fort aimée de ses sujets, et pendant son absence les
mères avaient parlé d'elle à leurs
filles, et les pères à leurs fils, et il ne
s'était point passé de dimanches que l'on
n'eût prié dans chaque église pour son
retour. La joie était donc grande de voir ces longues
prières exaucées au moment où on y
comptait le moins.
De retour au
château de Buck,
Ermengarde demanda à son fils si pendant toute la
tournée qu'ils venaient de faire, il n'avait pas vu quelque
noble jeune fille qu'il jugeât digne de son amour. Mais
Lyderic répondit que non, et que jusqu'alors, ni dans ses
voyages, ni dans la cour du roi Dagobert, ni dans ses propres domaines,
il n'avait vu encore femme qu'il se sentit disposé
à aimer. Cette réponse fit grande peine
à la bonne dame, car elle commençait à
se faire vieille, et avant de mourir elle aurait bien voulu embrasser
ses petits-enfans.
Le soir, Lyderic
descendit au jardin, et
il y resta plus tard qu'à l'ordinaire, car la demande de sa
mère l'avait rendu tout pensif. Il était donc
assis sur un banc, le front appuyé entre ses mains,
lorsqu'un rossignol vint se percher sur sa tête et se mit
à chanter :
Il y a dans un pays lointain une jeune
fille plus blanche que la neige, plus fraîche que l'aurore et
plus pure que l'eau du lac Sandhy, au fond duquel on voit se former les
perles ; elle n'a jamais aimé encore, car elle ne
doit aimer que celui qui aura conquis le grand trésor des
Niebelungen et le casque qui rend invisible. Cette jeune fille plus
blanche que la neige, plus fraîche que l'aurore et plus pure
que l'eau du lac Sandhy au fond duquel on voit les perles se former,
est la belle Chrimhilde, la sœur de Gunther, roi des
Higlands. »
Le lendemain Lyderic dit
à sa
mère que la seule femme qu'il épouserait jamais
serait la belle Chrimhilde, sœur de Gunther, roi des
Higlands. Ermangarde demanda quelle était cette belle
Chrimhilde et où était situé le
royaume des Higlands. — Lyderic répondit qu'il
n'en savait rien, mais que dès le soir même il se
mettait à la recherche de l'un et de l'autre.
En effet le soir
même Lyderic, ayant laissé le
gouvernement de ses États à sa mère,
ceignit son épée Balmung, monta sur le cheval que
lui avait donné le roi Dagobert, et suivi de Peters, son
écuyer, se mit à la recherche de la belle
Chrimhilde.
Lyderic fit plusieurs
centaines de lieues marchant par monts et par
vaux, mais sûr de ne pas se tromper, car le rossignol
voletait devant lui, s'arrêtant le soir sur l'arbre sous
lequel il était couché et se posant sur le
mât de sa barque ou de son navire lorsqu'il traversait des
fleuves ou des bras de mer. Enfin il arriva un soir dans un pays qui
lui parut magnifique, et, comme d'habitude, il se coucha avec Peters
sous un arbre ; le rossignol se percha dessus et les chevaux
se mirent à paître à l'entour.
Le lendemain, au point du
jour, il se fit un tel bruit qu'il se
réveilla ; il voulut regarder ce qui le causait,
mais lorsqu'il essaya de se lever, la chose lui fut
impossible : il était attaché
à la terre, non-seulement par le corps, mais encore par les
bras, par les mains, par les jambes et par les cheveux. Alors il
entendit autour de lui de grands éclats de rire, et en
même temps une voix menaçante retentit
à son oreille et lui dit :
— Qui es-tu ? que veux-tu ?
où vas-tu ?
Lyderic fit un si grand
effort pour se
tourner du côté d'où venait la voix,
qu'il arracha les liens qui tenait sa tète, de sorte qu'il
put voir celui qui lui parlait ainsi : c'était un
petit homme de deux pieds de haut, avec une longue barbe blanche et une
couronne d'or sur la tète ; il tenait à
la main un fouet d'or à quatre chaînes d'acier, et
au bout de chaque chaîne il y avait un diamant brut dont
chaque angle était plus effilé qu'un rasoir, de
sorte que lorsqu'il frappait avec ce fouet, il faisait d'un coup sept
blessures. Comme il ne doutait pas que ce ne fût ce nain qui
lui eut adressé la parole, il répondit :
— Je suis Lyderic, premier
comte de Flandre, je veux conquérir le trésor des
Niebelungen et le casque qui rend invisible, et je vais à la
recherche de la princesse Chrimhilde, sœur de Gunther, roi
des Higlands.
— Eh bien, dit le nain
à la barbe blanche, ton voyage est fini, car tu es dans le
pays des Niebelungen ; seulement, au lieu de
conquérir leur trésor et le casque qui rend
invisible, tu travailleras le reste de ta vie aux mines de Sauten. Ton
écuyer sera gardien de mes pourceaux, tes deux chevaux
tourneront la meule de mes moulins à huile, ton rossignol
chantera dans une cage attachée à ma
fenêtre, et la princesse Chrimhilde, lassée de
t'attendre, en épousera un autre ou mourra vierge comme la
fille de Jephté, et afin que tu ne puisses douter de la
vérité de ce que je te dis, sache que je suis le
puissant Alberic, roi des Niebelungen.
A ces paroles
menaçantes,
auxquelles les oreilles du jeune comte avaient
été si peu habituées jusqu'alors, il
fit un si terrible mouvement qu'il dégagea sa main droite
des liens qui la retenaient et du même coup saisit le roi
Alberic par la barbe ; mais celui-ci, brandissant son fouet
d'or, en porta au comte de Flandre un coup si violent que l'un des
diamans ayant justement frappé à l'endroit
où il n'était pas invulnérable, la
douleur lui fit lâcher prise.
Aussitôt le roi
appela
à lui toute son armée, et Lyderic sentit qu'on le
frappait de tous côtés avec toutes sortes d'armes,
et au milieu de tous les coups qu'il recevait et qui
s'émoussaient sur lui, il sentait les coups du fouet d'or
rapides et redoublés comme ceux d'un fléau qui
bat le grain dans une grange. Alors Lyderic vit bien qu'il n'y avait
pas de temps à perdre ; il fit un effort pareil
à ceux qu'il avait déjà faits, et
parvint à dégager son bras gauche et à
s'asseoir. En cette position, il put voir toute la plaine couverte,
à un quart de lieue autour de lui, de l'armée des
Niebeluhgen, qui formait bien huit à dix mille hommes, les
uns à cheval et armés de haches et de sabres, les
autres à pied et armés de lances et de
hallebardes. A leur leur tête était le roi Alberic
à qui on venait d'amener son coursier de bataille et qui
s'empressait de le monter, jugeant le cas où il se trouvait
plus grave qu'il ne l'avait crû d'abord. En outre, un groupe
d'une centaine de personnes emmenait Peters prisonnier avec les deux
chevaux, et une espèce de nain tout noir emportait, tout en
dansant et en grimaçant, le rossignol dans une cage.
Cette vue donna à
Lyderic une
plus grande douleur que n'aurait pu le faire son propre danger. Il
dégagea donc aussitôt ses cuisses et ses jambes,
et, se dressant sur ses pieds, il tira Balmung et
s'élançant sur ceux qui emmenaient Peters, ses
chevaux et le rossignol, il se mit à frapper sur eux comme
s'il avait affaire à des géans ; de
sorte qu'on vit à l'instant voler les bras et les
têtes d'une si rude façon que chacun
lâcha ce qu'il tenait et se mit à fuir :
il n'y eut que le nègre qui ne voulut pas lâcher
le rossignol ; mais Lyderic fit trois pas dans sa direction,
le saisit par le milieu du corps, lui arracha la cage des mains, et
comme le nain se tordait entre ses doigts avec de grands cris et en
essayant de le mordre au lieu de demander grâce, il le jeta
rudement à terre et l'écrasa sous son talon comme
on fait d'une bête malfaisante.
Aussitôt il
détacha
les liens de Peters, coupa les entraves des chevaux et ouvrit la cage
du rossignol : de sorte que chacun se retrouva en
liberté.
Mais Lyderic comprit au
bruit qui se
faisait autour de lui que rien n'était fini encore et qu'au
contraire l'affaire ne faisait que de s'engager. En effet, en se
retournant il vit que le roi avait fait ses dispositions pour une
attaque générale : ayant
divisé son armée en trois corps, deux
d'infanterie et un de cavalerie, qui devaient l'attaquer en face et sur
les flancs, tandis qu'un régiment tout entier filait de
l'autre côté d'une montagne, avec l'intention de
le venir surprendre par derrière.
Lyderic songea un instant
s'il ne
monterait pas à cheval pour charger tous ces
myrmidons ; mais, réfléchissant que son
cheval, n'étant point invulnérable comme lui, lui
serait plutôt un embarras qu'un secours, il fit placer Peters
et les deux coursiers à l'arrière-garde, avec
ordre positif de ne pas bouger, et se résolut de combattre
à pied. Quant au rossignol, il était sur son
arbre et, joyeux de se retrouver libre, il chantait que
c'était merveille.
Alors la bataille
commença.
Attaqué en face par le roi et sa cavalerie,
attaqué sur les deux flancs par l'infanterie et
menacé sur ses derrières par un
régiment, Lyderic commença à faire le
moulinet avec Bahnung, de façon à
répondre à la fois à tous les
assaillans. Heureusement, si les Niebelungen étaient
nombreux, le comte de Flandre était infatigable, et un
moissonneur eût été lassé
qui eût abattu autant d'épis en sa
journée qu'au bout d'une heure il avait abattu d'hommes.
Alors Lyderic vit bien
qu'il fallait
procéder avec méthode ; il s'attacha
donc à l'aile gauche qu'il détruisit
entièrement ; puis il se retourna vers l'aile
droite qu'il mit en fuite, de sorte qu'il n'eut plus affaire qu'au roi
et à sa cavalerie ; quant au régiment
qui devait le venir prendre par derrière, il avait
été tenu en respect par Peters et n'avait point
osé s'approcher.
Il ne lui restait donc
plus à
combattre que le roi et sa cavalerie ; mais Alberic
était tellement acharné contre lui que
c'était le plus fort de la besogne. Il y avait dans ce petit
corps l'âme et la force d'un géant, de sorte que
Lyderic, sans s'inquiéter du reste de la cavalerie, ne
s'occupa plus que du roi, qui évitait avec une merveilleuse
agilité les coups de Balmung, et sanglait Lyderic de si
rudes coups avec son fouet d'or que tout autre que lui en eût
eut le corps en lambeaux : enfin Lyderic d'un coup de Balmung,
finit par couper les deux jambes de devant au cheval du roi, qui
s'abattit et le prit sous lui. Aussitôt Lyderic mit la pointe
de Balmung sur la poitrine du roi, qui lâcha son fouet d'or
en criant merci et promettant, si le comte de Flandre voulait lui
laisser la vie, de lui livrer le grand trésor des
Niebelungen et le casque qui rend invisible. Quant au reste de la
cavalerie, voyant le roi abattu, elle avait pris la fuite.
Lyderic remit Balmung au
fourreau, tira
le roi Alberic de dessous son cheval, et lui ayant lié les
deux mains avec sa barbe, ramassa le fouet d'or et ordonna au roi de
marcher devant lui pour le conduire à l'endroit
où était caché le grand
trésor des Niebelungen. Peters, les deux chevaux et le
rossignol suivirent Lyderic.
Après avoir
marché
une demi-heure à peu près, on arriva à
un endroit tellement fermé par des rochers qu'il semblait
qu'on ne pût pas aller plus loin. Alors Alberic dit au comte
de toucher la pierre avec son fouet d'or, et la pierre s'ouvrit
aussitôt, forma une entrée assez grande pour que
le roi, le comte, Peters et les deux chevaux pussent passer :
quant au rossignol, il resta dehors, tant il avait peur que cette
entrée ne fût celle d'une énorme cage.
Le comte de Flandre et
Alberic
s'avancèrent à travers une colonnade magnifique,
car chaque colonne était de jaspe, de porphyre ou de
lapis-lazuli, jusque dans une grande salle carrée, toute en
malachite, qui avait une porte à chacune de ses
faces : chacune de ces portes donnait dans une chambre toute
pleine de pierres précieuses, et s'appelait du nom du
trésor qu'elle fermait : il y avait la porte des
perles, la porte des rubis, la porte des escarboucles et la porte des
diamans. Alberic lui ouvrit les quatre portes et lui dit de prendre ce
qu'il voudrait.
Comme il aurait fallu
plus de cinq cents
voitures pour emporter tout ce qu'il y avait là de pierres
précieuses, Lyderic se contenta de remplir quatre paniers,
que lui fit apporter le roi, le premier de perles, le second de rubis,
le troisième d'escarboucles et le quatrième de
diamans, et fit charger par Peters les quatre paniers sur ses deux
chevaux ; puis il dit au roi Alberic, qui le pressait d'en
prendre davantage, que ce qu'il en avait lui suffisait pour le moment,
et que quand il n'en aurait plus il en reviendrait chercher.
Alors Alberic demanda au
comte de Flandre qu'il voulût bien,
puisqu'il l'avait loyalement conduit à son
trésor, lui délier les mains et lui rendre son
fouet d'or, et qu'alors il le mènerait avec la
même fidélité à la caverne
où était le casque qui rend invisible :
il se fondait sur ce que le casque étant gardé
par un géant que l'on nommait Taffner, le géant
ne lui obéirait pas s'il le voyait
désarmé. Lyderic répondit que si le
géant n'obéissait pas c'était son
affaire à lui de le faire obéir, et qu'il en
viendrait bien à bout ; mais à ceci
Alberic répondit à son tour que le
géant n'aurait qu'à mettre le casque sur sa
tête, et qu'alors il disparaîtrait, sans que ni
l'un ni l'autre sussent alors où le retrouver. Cette raison
parut si plausible au comte de Flandre qu'il délia les mains
du roi, et qu'il lui rendit son fouet d'or. Le nain parut
très-sensible à cette marque de confiance, et
étant sorti avec Lyderic, Peters et les deux chevaux
chargés, de la roche précieuse, il s'achemina
vers une autre partie du royaume des Niebelungen, où l'on
voyait s'élever un rocher si sombre qu'on eût dit
qu'il était de fer. Pendant qu'ils marchaient ainsi, le
rossignol voletait d'arbre en arbre et chantait :
« Prends garde
à toi, Lyderic, prends garde ! la trahison a des
yeux de gazelle et une peau d'hermine, et ce n'est que tombé
dans le piège que l'on sent ses griffes de tigre et son dard
de serpent. Prends garde à toi, Lyderic, prends
garde ! »
Et Lyderic, sans perdre
de vue le roi
des Niebelungen, faisait signe de la tête au rossignol qu'il
l'entendait, et continuait son chemin ; mais au fond du
cœur il pensait que le
rossignol, n'étant pas un
oiseau très-courageux, il voyait le danger plus grand qu'il
n'était.
A mesure que l'on
avançait
vers la montagne noire, le chemin devenait de plus en plus
difficile ; mais Alberic marchait devant frappant avec son
fouet d'or et écartant tous les obstacles. Enfin, ils
arrivèrent à un endroit où la route
tournait tout à coup, et ils se trouvèrent en
face d'une grande caverne. Au même instant Alberic fit un
bond de côté, cria : A moi
Taffner ! et, frappant la terre du talon, disparut par une
trappe comme un fantôme qui serait rentré dans sa
tombe.
Le comte de Flandre
cherchait
déjà l'entrée de la trappe, afin de le
poursuivre jusque dans les entrailles de la terre, lorsqu'il entendit
des pas lourds et retentissans qui s'approchaient de lui ; il
se retourna alors vivement du côté d'où
venait le bruit, mais il ne vit absolument rien, ce qui lui fit croire
qu'il allait avoir affaire au géant Taffner, et que celui-ci
le venait combattre ayant sur la tête le casque qui rend
invisible. En effet, à peine avait-il eu le temps de tirer
son épée pour se mettre à tout hasard
en défense, qu'il lui sembla que la montagne lui tombait sur
la tête : c'était le géant
Taffner qui venait de lui donner un coup de massue.
Si fort que fût
Lyderic, comme
il ne s'attendait point à être attaqué
ainsi, il plia le front et tomba sur un genou, mais aussitôt,
se relevant, il donna à tout hasard un grand coup de Balmung
devant lui. Quoiqu'il eût l'air de frapper dans le vide, il
sentit cependant une résistance ; ce qui lui fit
croire qu'il avait touché le géant qui, pour
être invisible, n'était point impalpable. En
même temps un rugissement de douleur poussé par
Taffner et suivi d'un second coup de massue lui prouva qu'il ne
s'était point trompé ; mais cette fois
il s'y attendait, de sorte que, si bien appliqué que
fût le coup, Lyderic le reçut sans plier le
jarret, et y riposta par un coup d'estoc à fendre un rocher.
Il parut que le coup eut son effet, car Taffner poussa un second
rugissement et Lyderic attendit en vain, pendant quelques secondes, une
troisième attaque.
Le comte de Flandre
croyait
déjà être
débarrassé du géant, et que celui-ci
avait fui, lorsqu'il vit venir à lui, avec la
rapidité de la foudre, une pierre aussi grosse qu'une
maison, laquelle sortait toute seule de la caverne, comme si elle
eût été lancée par quelque
catapulte invisible ; cette pierre fut suivie d'une seconde,
puis d'une troisième, et cela avec une telle
rapidité qu'en évitant l'une il ne pouvait
éviter l'autre. Lyderic comprit alors que c'était
le géant qui avait changé de tactique, et qui,
satisfait des deux coups qu'il avait reçus, voulait
l'attaquer de loin sans s'exposer à en recevoir un
troisième ; il résolut donc d'user de
ruse à son tour ; et voyant venir à lui
une énorme pierre, au lieu de l'éviter il se jeta
au-devant, et, tombant à la renverse comme s'il
était renversé du coup, il demeura aussi immobile
que s'il était mort.
Peters poussa de grands
cris de douleur,
le rossignol siffla tristement, et le géant accourut si vite
que Lyderic, à mesure qu'il s'approchait de lui, sentait la
terre trembler sous ses pas : bientôt Lyderic sentit
un genou qui se posait sur sa poitrine, tandis qu'avec un poignard on
essayait de le percer au cœur ; alors, calculant,
par la position du genou et de la main, la position où
devait être le géant, il le frappa avec Balmung
d'un coup si ferme et si juste à la fois qu'il lui
détacha la tête de dessus les
épaules ; la tête roula et en roulant
elle sortit du casque, de sorte qu'à l'instant
même casque, tête et tronc devinrent visibles, la
tête mordant la terre de rage, et le tronc
décapité se relevant tout sanglant et battant
l'air de ses bras, car il fallait le temps à la mort d'aller
de la tête au cœur ; mais, enfin, elle se
fraya sa route glacée, et le corps tomba comme un arbre
séculaire déraciné par la
tempête.
Lyderic ramassa
aussitôt le
casque, et, après s'être assuré que
Taffner était bien mort, il chercha par quel chemin avait pu
lui échapper Alberic, car il lui en coûtait de
quitter le pays des Niebelungen sans se venger de la trahison de leur
roi. En ce moment un des chevaux ayant frappé du pied la
terre, une trappe s'ouvrit, et Lyderic, ayant reconnu que
c'était l'endroit même où avait disparu
le roi, ne douta point que l'escalier qui s'offrait à lui ne
conduisit à quelque chambre souterraine où sans
doute Alberic se croyait bien en sûreté, et il
résolut de l'y poursuivre.
Alors Peters, qui
était
encore tout tremblant du danger que venait de courir son
maître, fit tout ce qu'il put pour l'en
empêcher ; mais il n'était pas facile de
faire revenir Lyderic sur une résolution prise ; de
sorte que tout ce que le pauvre écuyer put obtenir de lui,
c'est qu'il mettrait le casque qui rend invisible. Le comte de Flandre,
enchanté d'essayer à l'instant même le
pouvoir du casque magique, remercia son écuyer de lui avoir
donné cette idée, l'autorisant à venir
le rejoindre si dans une heure il n'était pas de retour.
Aussitôt il mit le casque sur son front ; et,
étant devenu l'instant même invisible aux yeux de
Peters, il descendit par l'escalier souterrain.
Aux premiers pas qu'il
fit, Lyderic vit
bien qu'il ne s'était point trompé et qu'il
devait être dans un des palais du roi Alberic : en
effet, les murs étaient resplendissans de pierreries et le
chemin tout sablé de poudre d'or. Après avoir
traversé quelques appartemens déserts, mais
parfaitement éclairés par des lampes
d'albâtre où brûlait une huile
parfumée, il entra dans un jardin tout plein de fleurs qui
lui sembla éclairé par le soleil
lui-même ; mais, en levant la tête, il
s'aperçut que ce qu'il prenait pour le ciel était
le fond d'un lac, mais si clair et si limpide qu'on voyait le jour
à travers : cependant il s'étonnait, si
transparent que fût ce lac, que les rayons du soleil, en le
traversant, eussent assez de force pour faire éclore les
fleurs, lorsqu'on y regardant de plus près, il
s'aperçut que ces fleurs n'étaient point des
fleurs véritables, mais bien des plantes artificielles si
artistement travaillées qu'il s'y était
laissé prendre : au reste, elles n'en
étaient que plus précieuses, car les tiges
étaient de corail, les feuilles
d'émeraudes ; et selon qu'on avait voulu imiter des
œillets, des tubéreuses ou des violettes, les
fleurs étaient en rubis, en topazes et en saphirs.
Au milieu de ce jardin
étrange s'élevait un kiosque si
élégant que Lyderic jugea que s'il devait trouver
le roi quelque part c'était sans doute là. Il
s'avança donc doucement, et, protégé
par son casque, il arriva sur le seuil sans avoir
été vu. Le comte de Flandre ne s'était
pas trompé : le roi Alberic était
couché dans un hamac entre deux de ses femmes, dont l'une le
balançait, tandis que l'autre lui faisait de l'air avec une
queue de paon ; près de lui, sur un sofa,
était déposé le fouet d'or.
La conversation
était des
plus intéressantes : Alberic était en
train de raconter à ses deux femmes ses aventures de la
journée : il leur disait l'armée de
l'étranger dans le pays des Niebelungen ; comment
lui Alberic l'avait trompé en lui taisant accroire qu'il
allait lui donner le casque qui rend invisible, et comment, au lieu de
tenir sa promesse, il s'était enfoncé dans la
terre en appelant à son aide le géant Taffner,
qui, à cette heure, l'avait sans doute assommé.
Lyderic n'eut pas la
patience
d'écouter plus longtemps, et empoignant le roi par la barbe
et le tirant de son hamac :
« Misérable nain, lui dit-il tu
vas payer d'un coup toutes tes trahisons. »
Alors, lui ayant
lié les
mains derrière, le dos, il détacha le lustre qui
pendait au milieu du kiosque, et ayant fait un nœud
à la barbe du roi, il le suspendit au crochet d'or.
« Et maintenant, lui
dit-il, reste là jusqu'à ce que la barbe se soit
assez allongée pour que les pieds touchent la
terre. »
Le petit nain se tordait
comme un
brochet pris à l'hameçon, criant merci et jurant
à cette fois qu'il ferait hommage à Lyderic et le
reconnaîtrait pour son suzerain si celui-ci voulait le
détacher ; mais Lyderic le laissa crier et se
tordre, mit les deux femmes du roi, dont il comptait faire cadeau
à la princesse Chrimhilde, l'une dans sa poche droite et
l'autre dans sa poche gauche, prit le fouet d'or avec lequel on ouvrait
le trésor des Niebelungen, ôta son casque un
instant pour que le roi ne doutât point que
c'était à lui qu'il avait affaire, cueillit, en
traversant le jardin, la plus belle rose qu'il put trouver, remonta
l'escalier, et ayant rencontré Peters qui venait au devant
de lui, il se mit en route pour le pays des Higlands, suivi de son
écuyer et de ses deux chevaux et
précédé du rossignol, qui ne faisait
que chanter tant il paraissait joyeux que les choses eussent si bien
tourné.
ALEXANDRE DUMAS.
(La fin au numéro prochain.)
< 1ère partie |
|
3ème Partie > |