Les aventures de Lyderic 3

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MUSÉE DES FAMILLES — Nov. 1841

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LES AVENTURES MERVEILLEUSES DE LYDERIC


TROISIÈME ET DERNIÈRE PARTIE

CHAPITRE SEPTIÈME.


L'oiseleur
Lyderic marcha ainsi huit jours, précédé de son rossignol, suivi de Peters et causant avec les deux femmes du roi Alberic, qui aimaient bien mieux le ciel du Seigneur avec son soleil le jour et ses étoiles la nuit, et la terre du Seigneur avec ses plantes parfumées, que leur ciel de cristal, qui était toujours terne et froid, et leurs fleurs de diamans, dont la plus belle et la plus riche n'avait pas l'odeur de la plus pauvre violette se cachant sous l'herbe. Aussi, chaque jour et chaque soir, quand le soleil se levait à l'orient et se couchait à l'occident, elles remerciaient Lyderic de les avoir arrachées à leur prison, d'où la jalousie de leur maître ne leur avait jamais permis de sortir, et où elles passaient leur temps, l'une à dormir dans son hamac, et l'autre à éventer avec une queue de paon cet horrible nain qui leur était odieux. Au bout de huit jours, ils parvinrent au bord de la mer ; ils la traversèrent en trois autres jours, et vers le matin du quatrième ils arrivèrent dans la capitale des Higlands, où il y avait de grandes fêtes en ce moment pour l'anniversaire de la naissance du roi.

Ces fêtes se composaient d'un tournoi entre les chevaliers, d'un tir à l'oiseau entre les archers, et d'une course entre les jeunes filles. Elles devaient être terminées par un combat entre des animaux féroces, que venait d'envoyer au roi des Higlands l'empereur de Constantinople, en échange de quatre faucons de Norwége, dont Gunther lui avait fait don.

Non-seulement Chrimhilde devait présider au tournoi et assister au tir de l'oiseau, mais elle devait encore prendre part à la course ; car c'était un usage dans la capitale Le roidu pays des Higlands, que toute jeune fille, sans en excepter les princesses, concourût, arrivée à l'âge de dix-huit ans, au prix de la rose : ce prix était appelé ainsi parce qu'un simple rosier était le but et le prix de la course ; mais aussi une splendide promesse était faite à celle qui, arrivée la première, cueillait la rose unique que portait le rosier : elle devait épouser, dans l'année, le plus vaillant chevalier de la terre.
Lyderic avait donc trois occasions pour une de voir la princesse des Higlands, puisque les fêtes devaient commencer le lendemain ; mais il n'eut point la patience d'attendre jusque là, et, ayant mis le casque qui rend invisible, il s'achemina vers le palais.

Il traversa d'abord trois magnifiques appartemens : le premier plein de valets, le second plein de courtisans, et le troisième plein de ministres ; mais il ne s'arrêta ni dans le salon des valets, ni dans le salon des courtisans, ni dans le salon des ministres. Puis il passa dans la salle du trône, où le roi était assis sous un dais de pourpre brodé d'or, ayant la couronne en tète et le sceptre à la main ; mais il ne s'arrêta point encore dans la salle du trône. Enfin, il parvint dans un petit cabinet, tout de gazon et de fleurs, au milieu duquel était un bassin plein d'eau jaillissante et limpide ; et sur ce gazon, au bord de cette eau, il vit une jeune fille couchée et effeuillant distraitement une marguerite sans lui rien demander, car elle n'aimait point encore, et ignorait qu'elle fût déjà aimée.

Cette jeune fille était la princesse Chrimhilde.
Elle était plus belle que Lyderic n'avait pu se l'imaginer, même dans ses rêves les plus insensés ; aussi résolut-il plus que jamais de l'obtenir pour femme à quelque prix que ce fût, dût-il, comme Jacob, se faire dix ans berger.

En attendant, Lyderic serait resté à regarder Chrimhilde ainsi jusqu'au soir, si Gunther n'eût envoyé chercher la princesse. La jeune fille se leva avec la douce obéissance d'une colombe et se rendit aux ordres de son frère. Lyderic la suivit, toujours sans être vu : il s'agissait des préparatifs du tournoi du lendemain, où elle devait couronner le vainqueur.

Dès que Lyderic sut que la couronne devait être donnée par Chrimhilde, il résolut de la gagner ; et comme il n'avait point de temps à perdre de son côté s'il voulait être prêt le lendemain, il retourna à son auberge.

Comme il avait oublié d'ôter son casque, il entra sans être vu, et il trouva les deux femmes du roi Albéric, qui, voulant faire un cadeau à leur libérateur, avaient ramassé tout le long de la route des fils de la sainte Vierge, si bien que l'une les filait plus fin que les cheveux d'un enfant, tandis que l'autre en tissait une étoffe plus blanche que la neige et plus douce que la soie, plus fine qu'une toile d'araignée. Les pauvres petites travailleuses se dépêchaient de toute leur âme, car elles voulaient avoir fini pour le lendemain, cette étoffe étant destinée à faire la tunique avec laquelle le chevalier devait paraître au tournoi.

Les femmes du roi AlbéricLyderic devina leur intention, et se retira chez lui sans leur faire connaître qu'elles étaient découvertes : et les deux petites ouvrières travaillèrent si bien, que le lendemain au matin il trouva sa tunique prête. De plus, elle était si magnifiquement brodée de perles, de saphirs, d'escarboucles et de diamans, qu'il n'aurait jamais cru qu'il fût possible qu'avec des pierres on imitât si exactement des fleurs, s'il n'avait vu le parterre souterrain et artificiel du roi Alberic.

Aussi à peine Lyderic eut-il paru dans la lice, que tous les regards, même ceux de la belle Chrimhilde, se fixèrent sur lui, et que chacun fit des vœux pour que le beau jeune homme à la tunique blanche fut victorieux. Ces vœux furent exaucés ; Lyderic désarçonna tous ses adversaires, et le chevalier à la tunique blanche fut proclamé vainqueur du tournoi, couronné par Chrimhilde elle-même et invité au dîner de la cour et au bal qui en devait être la suite.

Le lendemain Lyderic s'habilla en archer, et du premier coup abattit l'oiseau ; car on se rappelle que nous avons dit que, pendant ses exercices dans la forêt où il avait été élevé, il était devenu un des plus habiles tireurs d'arc qui fussent au monde. Alors il ramassa le perroquet encore tout percé de sa flèche, et, lui ayant mis un gros diamant dans le bec et deux magnifiques à la place des yeux, il appela Peters et lui ordonna de le porter aux pieds du roi, comme un don qu'il désirait lui faire en remerciement de la manière courtoise dont il avait été reçu par lui.

Le lendemain devait avoir lieu la course à la rose : toutes les jeunes filles étaient réunies dans une lice, dont deux cordonnets de soie fermaient les limites, et au bout de cette lice, longue de cinq cents pas à peu près, était le rosier ; la rose unique. Chrimhilde était au milieu d'elles, la plus belle, la plus svelte et la plus élancée ; et son visage, tout resplendissant du désir de gagner le prix et de devenir la femme du plus brave cavalier de la terre, lui donnait un éclat qui la rendait plus belle encore que la première fois que Lyderic l'avait vue.

Chrimhilde cueille la roseLyderic résolut alors de lui faire gagner le prix : il rentra à son auberge, mit sur sa tête le casque qui rend invisible, emplit ses poches de pierreries, descendit dans la lice, et se plaça auprès d'elle.

Le roi donna le signal de la course, et toutes les jeunes filles partirent rapides comme des gazelles. Cependant, si légère que fût Chrimhilde, cinq ou six de ses compagnes la suivaient de si près, qu'on pouvait hésiter à dire laquelle arriverait la première au rosier. Mais alors Lyderic, qui courait derrière elle, prit de chaque main une poignée de pierreries qu'il sema dans la lice. Alors les jeunes filles, voyant briller à leurs pieds des perles, des rubis, des escarboucles et des diamans, ne purent résister au désir de les ramasser ; pendant ce temps, Chrimhilde gagna du chemin, et comme plus ses compagnes avançaient dans la lice, plus la lice était semée de pierres précieuses, Chrimhilde, pour qui l'espoir d'épouser le plus vaillant chevalier de la terre était plus précieux que tous les diamans du monde, arriva la première au but et cueillit la rose.

Le lendemain était consacré aux combats d'animaux féroces : ils étaient dans un grand cirque creusé en terre, et tout autour on avait bâti des estrades ; sur l'une d'elles, isolée et magnifiquement enrichie, était le roi Gunther, et sa sœur Chrimilde qui, radieuse du triomphe qu'elle avait remporté la veille, tenait à la main la rose qui en avait été le prix.

Déjà plusieurs couples d'animaux avaient combattu l'un contre l'autre, lorsqu'on amena un lion de l'Atlas et un tigre de Lahore ; c'étaient à la fois les deux plus magnifiques et les deux plus terribles animaux que l'on pût voir en face l'un de l'autre.
Ils étaient au moment le plus acharné de leur lutte, lorsque la princesse Chrimhilde poussa un cri : elle venait de laisser tomber entre eux la rose qu'elle tenait à la main.  Ce cri fut suivi d'un second que poussèrent d'une seule voix tous les spectateurs : Lyderic était sauté dans la lice pour aller chercher la rose !

Aussitôt, d'un mouvement unanime, le lion et le tigre cessèrent leur combat et se retournèrent vers Lyderic, rugissant et se battant les flancs avec leur queue. Mais lui lira le fouet d'or de sa ceinture et leur en appliqua de si rudes coups, qu'ils s'enfuirent en hurlant comme des chiens. Alors Lyderic s'avança librement vers la fleur et la ramassa ; mais au lieu de rendre à la princesse Chrimhilde la rose qu'elle avait laissé tomber, il lui donna celle qu'il avait cueillie dans les jardins souterrains d'Alberic : Chrimhilde était si troublée, que, sans s'apercevoir de la substitution, elle prit la rose que lui tendait le jeune homme, et se tournant vers le roi :

    — Ah ! mon frère, dit-elle, entraînée sans doute par le désir qu'elle en avait, je crois bien que le seigneur Lyderic est le plus brave chevalier de la terre.

Le lendemain, Lyderic envoya au roi Gunther les quatre paniers pleins de perles, de rubis, d'escarboucles et de diamans, en lui faisant demander en échange la main de, sa sœur. Mais le roi Gunther répondit que la main de sa sœur ne serait qu'à celui qui l'aiderait à conquérir le château de Ségard, qui était tout entouré de flammes, et dans lequel la belle Brunehilde, reine d'Islande, était endormie depuis cinquante ans.

Lyderic répondit qu'il était prêt à conquérir le château de Ségard, à réveiller la reine d'Islande et à la ramener dans le pays des Higlands. Mais Gunther ne voulut point permettre que Lyderic accomplit seul une entreprise qui ne le regardait point ; de sorte qu'il fut convenu que les deux jeunes gens iraient ensemble à la conquête du château de Segard, et que s'ils réussissaient dans cette entreprise, à son retour dans la capitale des Higlands, Lyderic épouserait Chrimhilde.




CHAPITRE HUITIÈME.



Au bout de huit jours, le vaisseau qui devait transporter Gunther et Lyderic en Islande étant prêt, ils partirent accompagnés de cent des meilleurs chevaliers du pays des Higlands. En partant, Lyderic donna à Chrimhilde les deux femmes du roi Alberic, dont elle fit à l'instant même ses dames d'honneur, afin de pouvoir causer tout à son aise avec elles de celui qui, pour la posséder, allait tenter une entreprise si périlleuse.

Vers le soir du troisième jour de la navigation, on aperçut une grande lueur à l'horizon, et les deux jeunes gens ayant interrogé le pilote, celui-ci répondit que ce devait être l'embrasement du château de Ségard.
En effet, à mesure que la nuit s'avança, l'incendie devint plus visible ; on distinguait les hautes murailles crénelées, qui brûlaient sans se consumer, car elles étaient en pierres d'amiante ; puis, dans ces murailles, des portes au nombre de dix, dont chacune était gardée par un dragon.

Au point du jour, le vaisseau, toujours guidé par l'embrasement comme par un immense phare, aborda dans un beau port, que dominait le château. Gunther voulait aussitôt s'élancer à terre et essayer de passer à travers les flammes ; mais Lyderic le retint, lui disant qu'il avait, lui, tous les moyens de mener l'entreprise à bien ; qu'il le laissât donc faire, et qu'il lui en rendrait bon compte. Le roi resta donc sur le vaisseau avec ses cent chevaliers, et Lyderic avant mis Balmung à son côté, ayant passé son fouet d'or à sa ceinture et ayant posé sur sa tête le casque qui rend invisible, sauta sur le rivage, et, sans se donner la peine de choisir une porte plutôt qu'une autre, s'avança vers celle qui était la plus proche de la mer.

Elle était gardée par une hydre monstrueuse qui avait six têtes, dont trois veillaient sans cesse tandis que les trois autres dormaient. Lyderic s'avança résolument vers elle ; et quoiqu'il fût invisible, l'hydre entendit le bruit de ses pas ; aussitôt les trois têtes qui veillaient réveillèrent les trois têtes endormies, et toutes les six se dressèrent en jetant des flammes du côté où venait le bruit.

Ces flammes étaient si vives et si ardentes, que leur chaleur, jointe à celle des murailles, ne permettait pas à Lyderic d'approcher de l'hydre à la longueur de Balmung ; force lui fut donc de remettre son épée au fourreau et de se contenter de son fouet d'or ; mais il s'en escrima si heureusement, qu'au bout de quelques secondes l'hydre tourna le dos et se mit à fuir. Lyderic la poursuivit et entra avec elle dans la ville ; là, l'ayant forcée d'entrer dans un cul-de-sac, il la fouetta si bien qu'elle cessa de jeter des flammes pour jeter du sang ; Lyderic profita de ce changement, repassa son fouet à sa ceinture, tira Balmung, coupa l'une après l'autre les six têtes du monstre, et continua son chemin.

Il n'y avait point à se perdre : toutes les rues étaient tirées au cordeau et toutes correspondaient au palais de la princesse, qui était situé au centre de la ville.

Lyderic s'avança vers ce palais au milieu d'un silence étrange : tout le long de la route il trouvait des commissionnaires endormis sur leurs crochets ; des facteurs le bras étendu vers la sonnette de la maison où ils portaient des lettres ; des cochers assis sur le siège de leur voilure, le fouet à la main, des chasseurs derrière ; des marchands et des marchandes assis sur le pas de leur porte ; une procession qui allait à l'église : et tout cela dormait profondément et silencieusement, à l'exception du joueur de serpent,, qui soufflait de telle façon que l'on aurait pu croire qu'il continuait à jouer de son instrument.

Le palais enchanté

Le comte de Flandre continua son chemin et entra dans le palais ; le même silence y régnait qu'au dehors : le gardien du donjon dormait en tenant sa trompe à la main ; les chiens étaient couchés près de la porte ; les oiseaux se tenaient perchés sur les arbres ; les mouches étaient immobiles sur les murs.

A mesure que Lyderic pénétrait dans les appartemens, il lui était facile de voir que le sommeil avait surpris les habitants du château au milieu d'une fête : les antichambres étaient pleines de laquais qui étaient debout portant des plateaux servis et rapportant des plateaux vides. Enfin il entra dans la salle de bal, et il trouva tous les conviés achevant une contredanse, les uns ayant le bras et les autres la jambe en l'air : rien d'ailleurs n'était changé à la figure ; les musiciens avaient l'archet sur les cordes de leurs violons et la bouche au bec de leurs clarinettes.

Sur une espèce de trône, était couché un beau chevalier portant une armure étincelante de pierreries et le front couvert d'un casque d'or. Comme il semblait le roi de la fête, Lyderic alla droit à lui et détacha son casque ; mais alors de magnifiques cheveux blonds se répandirent sur ses épaules, et un délicieux visage de femme lui apparut, encadré par eux comme dans une auréole d'or.

Lyderic approcha sa joue de la sienne pour sentir si elle respirait encore ; un souffle doux et parfumé lui prouva que la vie n'avait point cessé d'animer ce beau corps. Alors Lyderic, ayant la bouche si près de cette bouche de corail, ne put résister au désir d'y déposer un baiser ; mais si doucement que ses lèvres eussent touché les lèvres de la belle guerrière celle-ci tressaillit et ouvrit les yeux.                              

En même temps qu'elle, tout se réveilla : les musiciens reprirent leur ritournelle, les danseurs achevèrent leur gigue, et les laquais entrèrent avec leurs rafraîchissemens.

    — Sois le bienvenu, jeune homme, dit Brunehilde à Lyderic, car les prophètes ont dit que je ne serais réveillée que par celui à qui appartiendraient un jour cette ceinture et cet anneau.
    — Hélas ! belle princesse, répondit en souriant Lyderic tant de bonheur ne m'est point réservé. Je ne suis qu'un ambassadeur, et je viens vous demander votre main pour Gunther, roi des Higlands, dont je vais épouser la sœur.
    — Ah ! ah ! dit Brunehilde en donnant à l'instant même à son visage l'expression du plus profond dédain ; vous entendez, messieurs et mesdames, celui qui nous envoie demander notre main n'a pas jugé que nous fussions digne des périls auxquels il fallait s'exposer pour parvenir jusqu'à nous, et il nous a envoyé un ambassadeur plus brave que lui.
    — Je vous demande pardon, adorable princesse, reprit Lyderic. Je ne suis pas plus brave que Gunther ; mais la condition que j'avais mise en l'accompagnant était qu'il me laisserait tenter l'aventure. Arrivé dans le port, je l'ai sommé de tenir sa parole, et il a bien fallu qu'il la tint, car vous savez que c'est le premier devoir de tout brave chevalier que d'être fidèle à ses engagemens.
    — C'est bien, c'est bien, dit Brunehilde presque sans écouter Lyderic. Et celui qui vous envoie sait quelles épreuves doit subir celui qui veut être mon époux ?
    — Oui, noble princesse, répondit Lyderic, et comme ces épreuves sont les plus dangereuses, celles-là Gunther se les est réservées.
    — Retourne, donc vers lui, dit alors Brunehilde, et dites-lui qu'il se tienne prêt à accomplir les épreuves que je lui imposerai demain matin ; mais sachez en même temps que s'il succombe, vous et lui vous périrez tous les deux.

Lyderic voulut ajouter quelques mots de galanterie pour prendre congé ; mais Brunehilde ne lui en donna pas le temps, et lui tournant dédaigneusement le dos, elle passa dans la chambre voisine. — Lyderic retourna vers Gunther.

Il trouva le roi qui l'attendait avec impatience, et lui raconta comment tout s'était passé, et comment il devait subir le lendemain les épreuves dont il fallait sortir vainqueur pour devenir la mari de Brunehilde et le roi d'Islande. Puis il ajouta la menace qu'avait faite Brunehilde de les envoyer à la mort tous les deux si Gunther n'était pas vainqueur. Gunther demanda alors à Lyderic s'il ne voulait pas lui laisser achever les épreuves seul et s'en retourner dans l'île des Higlands, lui promettant que de quelque manière que tournassent les choses, sa sœur Chrimhilde n'en serait pas moins sa femme ; mais Lyderic, pensant que Gunther aurait besoin de lui pendant les épreuves, refusa, en lui disant que telles n'étaient point leurs conventions, et qu'il désirait jusqu'au bout partager sa for-lune. Gunther, qui, de son côte, était bien aise d'avoir Lyderic près de lui, n'insista pas davantage, et les deux amis attendirent avec impatience le lendemain.

Le moment du départ du vaisseau était fixé à six heures du matin, et Gunther était prêt à l'heure dite, lorsqu'en regardant autour de lui il chercha vainement Lyderic. Il commençait déjà à être fort inquiet de son absence et à craindre quelque trahison, lorsqu'il entendit à son oreille une voix qui lui disait :

    — Ne crains rien, Gunther ; je suis près de toi et ne te quitterai pas, et peut-être te serai-je plus utile ainsi que si j'étais visible à tous les yeux.

A ces mots, il reconnut la voix de Lyderic, et il fut tranquillisé.

Alors il se mit en route avec ses cent chevaliers et s'avança vers la ville. Mais bientôt il en vit sortir Brunehilde, à la tête de cinq cents soldats, qui enveloppèrent Gunther et ses cent chevaliers, de manière à ce que, si le roi échouait dans les épreuves, ni lui ni aucun des hommes de sa suite ne pussent échapper. Gunther commença à s'inquiéter, et demanda à voix basse :

    — Lyderic, es-tu là ?
    — Oui, répondit Lyderic. Et Gunther se tranquillisa.

Arrivé devant la belle guerrière, le roi mit pied à terre, et se présenta à elle comme celui qui sollicitait l'honneur de devenir son époux. Alors Brunehilde sourit dédaigneusement en regardant Gunther, et lui dit :

    —Il est une loi du ciel et de la terre pour que tout mariage soit heureux, c'est que la femme doit obéissance à son mari : or, pour que la femme obéisse, il faut qu'elle rencontre un homme supérieur à elle ; or, j'ai juré de n'épouser, moi, que celui qui sera plus adroit, plus fort et plus léger que moi, car à celui-là seulement je consentirai à obéir. Roi Gunther, es-tu prêt à tenter les trois épreuves qu'il me conviendra de t'imposer ?
— Je suis prêt, dit Gunther.
— Alors, si cela est votre bon plaisir, monseigneur, comme vous êtes tout armé et moi aussi, nous commencerons par la joute... Apportez les lances.

Huit écuyers apportèrent deux lancesAussitôt huit écuyers apportèrent deux lances, si lourdes qu'il fallait être quatre hommes pour porter chacune d'elles. Gunther les regarda avec inquiétude, car elles étaient aussi grosses que le mât de son vaisseau, et il ne croyait même pas qu'il pût les soulever. Lyderic vit son inquiétude et lui dit :

    — Ne crains rien, et fais-moi place sur le devant de ta selle : c'est loi qui feras le geste, et c'est moi qui porterai et qui recevrai le coup.

Ces paroles rassurèrent Gunther, de sorte qu'il accepta sans hésiter, ce qui parut fort étonner Brunehilde, qui prit une des deux lances, qu'elle souleva avec une facilité extraordinaire, et, mettant son cheval au galop, elle alla se placer à l'endroit d'où elle devait courir.

Quant à Gunther, il souleva la sienne avec la même aisance que si c'était un fétu de paille, ce qui excita un long murmure d'admiration parmi les assistans, et il alla se placer à cent pas, en face de Brunehilde.

La belle guerrière fut renversée...Les juges donnèrent le signal ; les chevaux partirent au galop, et les deux adversaires se rencontrèrent au milieu du chemin, et, au grand étonnement de tout le monde, la lance de Gunther se brisa en morceaux sur le bouclier d'or de Brunehilde, mais en la frappant d'un tel choc, que la belle guerrière fut renversée jusque sur la croupe de son cheval, de sorte que son casque tomba et laissa voir son visage tout enflammé de colère et de honte ; quant à Gunther, comme le choc avait atteint Lyderic, il était resté ferme et inébranlable sur ses arçons.

    — Je suis vaincue, dit la reine en jetant sa lance ; passons à la seconde épreuve.

Et elle descendit de cheval.

    — Tu ne t'en vas pas  ? dit Gunther à Lyderic.
    — Non, sois tranquille, répondit Lyderic.
    — Bien, dit Gunther.

Et alors il reçut d'un visage modeste et souriant les complimens de ses cent cavaliers, qui lui dirent que jamais ils ne lui avaient vu déployer une pareille force ; et pour la première fois le roi Gunther reconnut en lui-même que ses courtisans lui disaient la vérité.

Pendant ce temps, douze hommes apportaient une énorme pierre dont l'aspect seul fit frissonner Gunther.

    — Vois-tu ce qu'ils font  ? demanda tout bas Gunther à Lyderic.
    — Oui, dit Lyderic ; mais ne t'inquiète pas.
    — Roi Gunther, dit Brunehilde, tu vois bien cette pierre   ? je vais la jeter jusqu'à cette petite montagne qui est à cinquante pas de nous à peu près ; si tu la jettes plus loin, je me reconnaîtrai vaincue, comme lorsque tu as brisé ma lance.
    — Cinquante pas ! murmura tout bas Gunther. Peste !
    — Ne crains rien, dit Lyderic, je mettrai ma main dans la tienne : tu feras le mouvement, et c'est moi qui la lancerai.

Alors Brunehilde prit la pierre d'une seule main, la fit tourner deux ou trois fois au-dessus de sa tête comme un berger fait d'une fronde, et la lança avec tant de force, qu'au lieu de s'arrêter au bas de la montagne, comme elle l'avait dit, la pierre monta en roulant jusqu'à la moitié, puis, entraînée par son poids, retomba jusqu'au but qui lui avait été marqué.

Les chevaliers de Gunther tremblèrent ; ceux de Brunehilde applaudirent. Les douze hommes allèrent chercher la pierre, qu'ils rapportèrent à grand'peine à l'endroit d'où l'avait lancée Brunehilde.

Alors Gunther la prit, et, sans effort apparent, sans avoir besoin de la faire tourner autour de sa tête, comme un joueur de boule lance sa boule, il lança la pierre, qui alla tomber du premier coup plus loin qu'elle n'avait été même en roulant, et qui, continuant de rouler à son tour, franchit la montagne jusqu'à son sommet, et, comme l'autre versant descendait vers la mer, elle eut encore assez d'impulsion pour franchir la cime et, suivant la pente opposée, s'en aller en bondissant s'engloutir dans la mer.

Cette fois-ci, ce ne furent plus des applaudissemens, mais des cris d'admiration qui accueillirent cette preuve de la force de Gunther. Chacun voulant voir où s'était arrêtée la pierre, courut à la montagne, et vit au milieu de la mer, toute bouillonnante encore, s'élever la pointe d'un écueil nouveau et inconnu.

Brunehilde était pâle de colère ; elle rappela tout son peuple.

    — Or çà, dit-elle, venez ici, car tout n'est point fini encore, et il nous reste une dernière épreuve. — Roi Gunther, ajouta-t-elle en se retournant, tu vois ce précipice ?
    — Oui, dit Gunther.
    — Comme tu le vois, il a vingt-cinq pieds de large ; quant à sa profondeur, elle est inconnue, et une pierre comme celle que nous venons de lancer mettrait plusieurs minutes à en trouver le fond. Un jour que je poursuivais un élan à la chasse, l'élan le franchit et crut être en sûreté, mais je le franchis derrière lui, je le joignis et je le tuai. Es-tu prêt à me poursuivre comme je poursuivais l'élan et à le franchir derrière moi ?
    — Hum ! fit Gunther.
    — Accepte, dit Lyderic.
    — Je suis prêt, répondit Gunther ; mais n'ôtons-nous pas notre armure ?
    — Permis à toi d'ôter ton armure, roi Gunther, dit dédaigneusement Brunehilde ; mais moi, je garderai la mienne.
    — Garde ton armure, dit tout bas Lyderic.
    — Je ferai comme vous ferez, répondit Gunther.

Alors la belle guerrière s'élança, légère comme une biche, et, sans crainte, sans hésitation, elle franchit le précipice ; mais cela si justement, que le bout de son pied à peine toucha de l'autre côté, et que tous les assistans jetèrent un cri, croyant qu'elle allait retomber en arrière dans le précipice.

    — A ton tour, roi Gunther, dit alors en se retournant Brunehilde.
    — Comment allons-nous faire  ? dit Gunther à Lyderic.
    — Je te prendrai par le poignet, répondit Lyderic, et je t'enlèverai avec moi.
    — Ne va pas me lâcher, dit Gunther.
    — Sois tranquille, répondit Lyderic.

Pour toute réponse, Gunther se mit à courir avec une telle rapidité, qu'à peine pouvait-on le suivre des yeux ; puis, arrivé au bord, il s'enleva comme s'il eût eu les ailes d'un aigle, et retomba de l'autre côté à plus de dix pieds plus loin que n'avait fait Brunehilde.
    — Roi Gunther, dit Brunehilde, tu m'as vaincue dans les trois épreuves que je t'avais imposées ; je n'ai donc plus rien à dire. Tu m'as conquise, je suis ta femme.
    — Et toi, dit tout bas Gunther à Lyderic, tu es le mari de ma sœur.

Et tandis que Gunther baisait la main...Et tandis que Gunther baisait la main de Brunehilde, Lyderic serrait la main de Gunther.

Gunther et Brunehilde s'avancèrent alors vers les assistans en se tenant par la main, et Brunehilde leur présenta Gunther comme son époux : cette nouvelle excita, tant parmi les chevaliers de. l'Islande que parmi ceux de l'Ecosse, de grands transports de joie, car selon eux, avec un tel roi et avec une telle reine, ils n'avaient rien à craindre d'aucun peuple étranger.

Lyderic ôta son casque, et étant redevenu visible, il salua Gunther et Brunehilde comme s'il arrivait seulement à cette heure du vaisseau. Mais à peine Brunehilde daigna-t-elle le regarder : quant à Gunther, quelque envie qu'il eût de l'embrasser, il se contenta de lui serrer la main.

Il fut convenu que les deux noces se feraient ensemble dans la capitale des Higlands, seulement on resta quinze jours encore à Ségard, pour que Brunehilde réglât avant son départ toutes les affaires de son royaume.

Puis, ces quinze jours écoulés, on partit, et un vent favorable conduisit le vaisseau dans la capitale des Higlands.

La princesse Chrimhilde lut bien heureuse de revoir Lyderic, et d'apprendre de la bouche même de son frère qu'il lui avait rendu de tels services qu'il lui avait accordé sa main ; elle reçut aussi la reine Brunehilde comme une sœur à laquelle elle était disposée d'avance à accorder toute son amitié : quant à celle-ci, son accueil fut, selon son habitude, froid et fier, car elle méprisait beaucoup les jeunes filles qui, comme Chrimhilde, ne s'étaient jamais occupées que de toilette et de broderies.

Quant aux deux petites dames d'honneur, elles furent fort contentes aussi de revoir leur libérateur, car elles se trouvaient bien heureuses près de la princesse Chrimhilde, qui avait pour elles toutes sortes de bontés, et à qui, en échange, elles montraient à faire des broderies miraculeuses de finesse et d'éclat.

Les deux noces se firent en grande pompe, et il y eut pendant les trois jours qui les précédèrent force joutes et tournois. Mais le jour même du mariage, Lyderic reçut des lettres de sa mère qui le rappelaient dans ses états : la bonne vieille princesse se mourait d'envie de revoir son fils, et le suppliait de revenir auprès d'elle avec sa belle-fille qu'elle avait grande envie de voir, lui disant que s'il tardait seulement de huit jours à se mettre en route, il la trouverait morte d'ennui et de chagrin. Il dit donc à la princesse sa femme qu'il devait partir le plus tôt possible, et comme celle-ci n'avait d'autre volonté que celle de son mari, elle lui offrit de se mettre en route dès le lendemain : seulement Chrimhilde demanda à Lyderic la permission de faire cadeau à sa belle-sœur de la moitié de ses perles, de ses rubis, de ses escarboucles et de ses diamans, ce à quoi Lyderic consentit bien volontiers ; mais Brunehilde renvoya fièrement les pierreries à sa belle-sœur, en lui faisant dire que ses bijoux, à elle, étaient sa lance, sa cuirasse, son bouclier, son casque et son épée : ce renvoi fut un nouveau motif à Lyderic de partir promptement, car il vit bien que s'il était resté plus longtemps à la cour du roi son frère, la mésintelligence n'aurait point tardé à se mettre entre les deux femmes.

Lyderic et Chrimhilde partirent donc pour le château de Buck qu'habitait toujours la vieille princesse, et ils y arrivèrent au bout de huit jours de route.

Ermangarde fut bien joyeuse de revoir son fils, et elle fit à Chrimhilde un véritable accueil de mère. Au reste, tout allait parfaitement dans les états du comte de Flandres, ses peuples étant plus heureux qu'ils n'avaient jamais été, et ne demandant rien autre chose au Ciel que la conservation d'un si bon prince.

Au bout de neuf mois juste, la princesse Chrimhilde accoucha d'un beau garçon, qui reçut au baptême le nom d Andracus.

Andracus




CHAPITRE NEUVIÈME.



En même temps que Gunther félicitait sa sœur de son accouchement, il invita Lyderic à venir le voir avec Chrimhilde aussitôt qu'elle pourrait supporter le voyage, lui disant qu'il avait des choses de la plus haute importance à lui communiquer.

Lyderic communiqua la lettre à sa femme : elle avait de son côté grand désir de revoir son frère, de sorte que comme, grâce à son bon naturel, elle avait oublié l'orgueilleux accueil de la reine Brunehilde, elle fut la première à l'inviter à revenir passer quelque temps à la cour du roi Gunther. Quant à la vieille princesse, elle eut bien quelque peine d'abord à donner son consentement à cette nouvelle absence, mais on lui promit de lui laisser son petit-fils, ce qui la détermina à ne plus s'opposer au départ de Lyderic et de Chrimhilde, qu'elle aimait maintenant à l'égal d'une fille. — Le comte de Flandres, au reste, s'était d'autant plus facilement déterminé à laisser son fils à la vieille princesse, que Gunther ne lui ayant pas même dit dans sa lettre que Brunehilde fût enceinte, il craignait de lui inspirer des regrets plus vifs encore, en lui rappelant sans cesse par la vue de son enfant qu'il avait été plus heureux que lui.— Lyderic et Chrimhilde partirent donc seuls pour la capitale des Highlands.

Ils furent reçus par Gunther avec les démonstrations de la joie la plus vive ; la fière Brunehilde elle-même parut contente de les recevoir, et en apercevant Lyderic, son visage se couvrit d'une vive rougeur, car elle ne pouvait oublier ce baiser qui l'avait réveillée et dont elle n'avait jamais parlé à son mari : de son côté, Lyderic avait jugé inutile de raconter à Gunther cette circonstance de son ambassade, de sorte que Gunther attribuait la rougeur de Brunehilde à la joie qu'elle avait de revoir ses anciens amis.
   
Aussitôt que Lyderic et Gunther se trouvèrent seuls, ce qui ne tarda point, car tous deux en cherchaient l'occasion, Lyderic demanda à Gunther quelles étaient les choses importantes dont il avait à l'entretenir.

et l'avait accroché à un faisceau d'armesAlors Gunther raconta à Lyderic une histoire étrange. La nuit de ses noces, Brunehilde avait détaché ses jarretières ; avec l'une elle avait lié les mains de son mari, avec l'autre les pieds, et l'avait accroché à un faisceau d'armes qui était scellé dans la muraille, puis elle s'était couchée tranquillement. Gunther alors avait voulu crier et appeler au secours ; aussitôt Brunehilde s'était relevée et l'avait si cruellement battu, que le pauvre diable avait fini par promettre qu'il se tiendrait tranquille et muet toute la nuit : sur cette promesse, Brunehilde s'était recouchée et avait dormi tout d'une traite jusqu'au jour : au jour elle s'était réveillée, et, touchée des supplications de Gunther, elle l'avait décroché.


Depuis lors, chaque nuit la princesse en avait usé avec lui comme la première fois, seulement elle le battait plus cruellement encore. Il ne restait d'autre ressource à Gunther que de se sauver le soir dans une pièce voisine de la chambre nuptiale, et de s'y barricader à double tour.

Telles étaient les choses importantes que Gunther avait à confier à son ami Lyderic.

Ce ne fut pas sans raison que Gunther avait compté sur son ami : Lyderic réfléchit un instant à ce qu'il venait d'entendre, puis, posant la main sur l'épaule de Gunther,— Sois tranquille, lui dit-il, et ce soir, quand les pages et les serviteurs se seront retirés, au lieu de sortir par la porte, ferme-la en dedans, et souffle la lampe, le reste me regarde. Je t'ai déjà soutenu dans les trois premières épreuves, je ne t'abandonnerai pas dans la dernière.

    — Tu seras donc là  ? demanda Gunther.
    — Je serai là, répondit Lyderic.
    — Mais comment saurai-je que tu y es  ?
    — Je te parlerai à l'oreille, comme j'ai fait au château de Ségard.

Gunther se jeta dans les bras de son ami, lui jurant qu'il n'oublierait jamais ce dernier service, le plus grand de tous ceux qu'il lui avait rendus.

La journée se passa en fêtes ; le roi et la reine des Higlands avaient l'air d'être au mieux ensemble ; aussi tout le monde déplorait-il la stérilité de leur union, seul nuage qui pût obscurcir le ciel d'un aussi bon ménage, Brunehilde consentant à paraître la servante le jour, pourvu qu'elle fût la maîtresse pendant la nuit.

Le soir arriva sans que Brunehilde se doutât en rien du complot qui était tramé contre elle.

Quand l'heure de se retirer fut venue, Lyderic conduisit Chrimhilde à sa chambre, et lui disant qu'il avait à causer d'affaires d'état avec Gunther, il la laissa seule, contre son habitude. Cet abandon momentané fit grande peine à Chrimhilde ; mais son âme, à elle, était faite de dévouement, comme celle de Brunehilde était faite d'orgueil, et lorsque Lyderic lui eut dit que cette absence avait pour but de rendre un grand service à son frère, elle ne retint plus son mari. En conséquence Lyderic passa dans la chambre voisine, mit sur sa tête le casque qui rend invisible, et s'achemina vers la chambre du roi. La porte en était ouverte. Comme d'habitude, des pages et des serviteurs, portant chacun une torche à la main, venaient de conduire leurs souverains dans cette chambre témoin depuis un an de si étranges choses : Lyderic se glissa parmi eux, et voyant que le roi regardait avec inquiétude, il s'approcha de lui en disant : Me voilà. Dès lors le visage de Gunther reprit toute sa sérénité, et son regard cessa de s'arrêter malgré lui sur le malencontreux faisceau d'armes, auquel il devait les plus mauvaises nuits qu'il eût passées de sa vie.

A l'heure habituelle, les serviteurs et les pages se retirèrent, emportant les flambeaux et ne laissant qu'une seule lampe allumée. Alors Brunehilde, qui jusque là avait gardé l'apparence d'une femme soumise, se leva fièrement, et avec la démarche d'une reine, s'avança vers son mari. Mais celui-ci ayant demandé tout bas à Lyderic s'il était là, et en ayant reçu une réponse affirmative, s'élança vers la porte, et l'ayant fermée à la clef, mit la clef dans sa poche, au lieu de s'enfuir comme il en avait l'habitude. Brunehilde frappa Gunther si rudement, qu'il alla tomber sur la table où était la lampe, qu'il renversa et qu'il éteignit ; de sorte, que la chambre se trouva dans l'obscurité.

    — Tu vois  ? dis tout bas Gunther à Lyderic.
    — Oui, répondit Lyderic ; et maintenant, mets-toi dans un coin et laisse-moi faire.

Alors Lyderic s'avança à la place de Gunther, et comme Brunehilde crut que c'était toujours son mari, et que par expérience elle avait appris à connaître sa supériorité sur lui, elle voulut lui saisir les mains pour les lui lier comme elle avait déjà fait. Mais cette fois les choses ne se passèrent plus ainsi que de coutume, et au contraire ce fut Lyderic qui prit Brunehilde par les poignets et qui les lui lia avec le ceinturon ; puis il attacha Brunehilde au faisceau d'armes et disparut. En sortant, ses pieds rencontrèrent un léger obstacle près de la porte ; il se baissa pour voir ce que c'était et ramassa quelque chose de soyeux. Quand il fut arrivé à la lumière, il reconnut la ceinture que Brunehilde portait ordinairement et dans laquelle, suivant son habitude, se trouvait passé un large anneau d'or à ses armoiries.

En rentrant chez lui, Lyderic trouva Chrimhilde fort inquiète ; alors, comme il n'avait point de secret pour elle, il lui raconta ce qui venait de se passer, et lui montra l'anneau et m ceinture qu'il avait trouvés. Chrimhilde les voulut avoir : Lyderic s'y refusa un instant ; puis, comme il vit que son refus ne faisait qu'augmenter les désirs de sa femme, il lui donna l'anneau et la ceinture, en la priant de ne jamais dire d'où ils lui venaient. Chrimhilde le lui promit, et dans ce moment sans doute elle avait l'intention de tenir sa promesse.

Le lendemain, du plus loin que Gunther aperçut Lyderic, il alla à lui et lui serra la main d'un air triomphant ; quant à Brunehilde, elle parut au contraire honteuse et attristée, et comme ne pouvant se pardonner la victoire que son mari avait remportée sur elle.

Avec la faiblesse de la femme ses petites passions étaient aussi venues à Brunehilde, et cette haine instinctive qu'elle avait ressentie pour Chrimhilde s'augmenta bientôt au point que les deux femmes ne pouvaient se rencontrer sans échanger l'une avec l'autre des paroles piquantes ; sur ces entrefaites, des troubles éclatèrent dans le nord du pays des Higlands, et Gunther fut obligé de quitter sa capitale pour aller les apaiser : il prit donc congé de Lyderic et de Grimhilde, laissant à Brunehilde le soin de remplir envers eux les devoirs de l'hospitalité.

Mais Brunehilde ne se vit pas plutôt seule, qu'elle traita Lyderic et Chrimhilde avec une hauteur à laquelle ni l'un ni l'autre n'étaient habitués. Ce n'était rien pour Lyderic, qui croyait savoir la cause de ce mépris apparent ; mais il n'en était point ainsi de Chrimhilde, qui ressentait doublement, pour elle et pour son mari, les insultes qu'on lui faisait. Enfin, les insultes lui devinrent insupportables, et elle résolut de s'en venger.

Alors, comme vint le saint jour du dimanche, sans rien dire à son mari de ce qu'elle allait faire, elle passa à son doigt l'anneau et serra autour de sa taille la ceinture que Lyderic avait trouvés chez Brunehilde pendant la nuit où il avait lutté avec elle, et étant partie pour l'église en même temps que Brunehilde, au moment d'y entrer elle prit le pas sur elle. Alors Brunehilde l'arrêta.

    — Depuis quand, lui dit-elle, la vassale prend-elle le pas sur la reine  ?
    — Depuis, répondit Chrimhilde, que je porte cette ceinture et cet anneau.

A ce geste, Brunehilde jeta un cri et tomba évanouie entre les bras de ses femmes ; quant à Chrimhilde, elle entra avec assurance dans l'église et s'agenouilla à la place d'honneur. Mais elle n'y fut pas plutôt, qu'elle se rappela qu'elle avait manqué à la promesse qu'elle avait faite à son mari, et qu'elle calcula avec effroi quelles pouvaient être les suites terribles de sa désobéissance : aussi, à peine le saint sacrifice de la messe fut-il terminé, qu'elle rentra au palais, et qu'ayant été trouver Lyderic, elle le supplia de partir à l'instant même, ne pouvant pas, lui dit-elle, endurer plus longtemps les humiliations que lui faisait subir sa belle-sœur.

Lyderic, qui n'était point fâché de mettre un terme à toutes ces dissensions, fixa son départ au lendemain, et se présenta chez Brunehilde, pour prendre congé d'elle. Mais Brunehilde refusa de le recevoir, et Lyderic prenant ce refus pour une nouvelle insulte, au lieu d'attendre le lendemain, partit le soir, sans même écrire à Gunther pour lui apprendre la cause de son départ.

Quelques jours s'étaient écoulés à peine depuis que Lyderic et Chrimhilde avaient quitté la capitale des Higlands, lorsque Gunther y rentra, après avoir heureusement apaisé les troubles qui l'avaient appelé dans le nord de ses états. Son premier soin fut de se rendre auprès de la reine ; mais, au lieu de la voir toute joyeuse ainsi qu'il s'y attendait, il la retrouva en larmes, et comme il s'avançait vers elle pour la serrer dans ses bras, elle tomba à ses genoux, en lui demandant vengeance contre Lyderic.

— Qu'a-t-il donc fait  ? demanda Gunther étonné.
— Sire, répondit Brunehilde, il m'a insultée gravement, et vous a insulté plus gravement encore ; car s'étant procuré, je ne sais comment, la ceinture et l'anneau que vous m'avez dérobés pendant la nuit, il les a donnés à Chrimhilde, en lui disant que c'était lui qui me les avait pris : et vous savez bien le contraire, monseigneur, puisque vous avez été un an sans me les pouvoir enlever.
il m'a insulté grâvement...
Gunther devint très-pâle, car il crut qu'il avait été trahi par Lyderic ; et relevant sa femme :

    —C'est bien, lui répondit-il, mais n'avez-vous parlé de cela à personne ?
    —A personne qu'à vous, monseigneur, dit Brunehilde.
    —Eh bien, continuez d'être aussi discrète, répondit Gunther, et, sur mon âme, vous serez vengée.

    Et Brunehilde, la fière reine, se releva à demi consolée, à la seule idée de la vengeance que lui promettait Gunther.

Cependant, comme Gunther était brave, sa première idée fut de se venger bravement, en accusant Lyderic de mensonge et en l'appelant en combat particulier ; mais aussi comme il connaissait, pour les avoir éprouvés à son profit, la force et le courage de Lyderic, il résolut de prendre, avant d'en venir à ce combat, toutes les précautions que pouvait lui offrir la prudence réunie à la loyauté. La plus urgente de ces précautions était de se procurer une armure à l'épreuve de la lance et de l'épée ; mais, ne s'en rapportant à personne du choix de celte armure, il se mit
un matin en route pour aller la commander lui-même au forgeron Mimer.

Au bout de cinq ou six jours de marche, Gunther arriva donc à la forge, où il trouva Mimer, Hagen et les autres compagnons, qui continuaient de forger les plus belles et les plus fortes armes qui se pussent voir : Gunther leur expliqua minutieusement son armure telle qu'il la voulait, et promit de la payer un tel prix, que maître Mimer et ses compagnons, voulant de leur côté faire de leur mieux, demandèrent à Gunther contre qui il voulait se servir de cette armure, afin d'en proportionner la force à celle de l'adversaire, qu'ils devaient connaître, quel qu'il fût, tous les chevaliers de l'Occident se fournissant chez eux.

Gunther répondit que cet adversaire était Lyderic, premier comte de Flandre.

Alors Mimer secoua la tête ; et comme Gunther lui demandait ce que signifiait ce geste,

    — Seigneur chevalier, répondit-il, vous avez là une méchante besogne : il n'y a si bonne armure qui puisse vous défendre contre l'épée Balmung, qui a été forgée sur cette enclume par Lyderic lui-même, et il n'y a si bonne épée qui puisse blesser Lyderic, car il a tué le dragon dont le sang rend invulnérable, et, comme le chevalier Achille, il n'y a qu'une place du corps où on puisse le frapper, car il s'est baigné dans le sang du dragon, et, à l'exception d'un endroit où est tombée une feuille de tilleul, il a tout le corps couvert d'une écaille qui, toute fine qu'elle est, est plus impénétrable que le plus impénétrable acier.
    — Et à quel endroit cette feuille est-elle tombée  ? demanda Gunther.
    — Voilà ce que j'ignore, répondit le forgeron.

Alors Hagen, le premier compagnon, qui, comme on se le rappelle, avait donné à Mimer le conseil d'envoyer Lyderic à la Forêt-Noire, s'avança et dit à Gunther :

    — Sire chevalier, avec les traîtres il faut agir traîtreusement ; si vous voulez me donner la moitié de la somme dont vous comptiez payer l'armure, et donner l'autre moitié à maître Mimer, je me charge de vous débarrasser de Lyderic, et, quand il sera mort, vous conquerrez ses états.
    — Et quel moyen comptez-vous employer pour cela ?
    — Cela me regarde, monseigneur ; rapportez-vous-en a moi, répondit Hagen.
    — Eh bien! soit, dit Gunther, faites comme vous l'entendrez ; voici la moitié de la somme que je comptais mettre à l'armure, l'autre moitié vous sera payée quand vous m'aurez débarrassé de Lyderic.

C'est ainsi que fut fait le pacte entre Gunther, roi des Higlands, le forgeron Mimer et son premier compagnon Hagen.

Le même jour Gunther repartit pour sa capitale, et Hagen, ayant pris son long bâton à la main et portant son paquet sur son dos, s'achemina vers le château de Buck.

Il y arriva le troisième jour, et demanda à parler au comte Lyderic ; et Lyderic, ayant appris qu'un voyageur demandait à lui parler, ordonna que ce voyageur fût amené devant lui. A peine l'eut-il aperçu qu'il reconnut Hagen, le premier compagnon de maître Mimer.

Comme Lyderic avait une mémoire tout à fait oublieuse du mal, il reçut admirablement bien Hagen, et lui demanda ce qui l'amenait à sa cour.

Hagen répondit que, s'étant pris de querelle avec maître Mimer pour affaires de son état, il l'avait quitté, et que, s'étant résolu d'aller offrir ses services comme armurier à quelque noble seigneur, il avait pensé avant tout à son ancien camarade de forge, et venait eu toute humilité mettre ses petits moyens à sa disposition. Or comme Lyderic savait que Hagen était, après maître Mimer, le premier armurier qui existât, il le retint à l'instant même à son service, et lui confia la surveillance de toutes ses forges et de toutes ses armureries : cette importante acquisition fut vue d'un très-bon œil par tout le monde, excepté par Peters, car il connaissait le mauvais naturel de Hagen et la haine qu'il portait à son maître ; mais Lyderic ne fit que rire de ses inquiétudes, et Hagen fut installé au château dans l'emploi qui avait été créé pour lui.

Quelques jours après, Lyderic reçut de Gunther une lettre qui lui annonçait que l'insurrection avait fait de tels progrès dans ses états, qu'il le suppliait de venir à son secours avec ses meilleurs chevaliers.

A l'instant même Lyderic, oubliant la mésintelligence qui régnait entre les deux reines, ordonna que tout fût prêt le plus tôt possible, et commanda a ses cent meilleurs hommes d'armes de s'appareiller de leur mieux pour l'accompagner dans le royaume des Higlands.

Cet ordre avait répandu la joie dans le comté de Flandre, car, pour ces hommes de fer, la guerre était une fête ; il n'y avait que la vieille princesse et Chrimhilde qui, l'une par pressentiment maternel, et l'autre par connaissance du caractère de son frère, virent avec peine cette excursion.

Or, il arriva que Chrimhilde ayant exposé assez haut ses craintes pour être entendue de Hagen, celui-ci s'approcha d'elle et lui dit :

    — Noble dame, je sais ce qui cause vos inquiétudes : votre époux est invulnérable par tout le corps, excepté en un seul endroit où est tombée une feuille de tilleul, et vous craignez qu'il ne soit frappé justement en cet endroit : mais si vous voulez faire une marque à son vêtement à cet endroit, je le suivrai par derrière, et j'écarterai tous les coups qui pourraient le menacer.

Chrimhilde accueillit cette offre comme une inspiration du ciel, remercia Hagen, et promit qu'elle broderait une petite croix sur la partie de l'habit qui couvrait la place vulnérable, afin que Hagen pût défendre cette place. C'était tout ce que voulait celui-ci.
Au jour fixé, Lyderic et ses cent hommes d'armes étaient prêts ; et, selon son habitude, le comte de Flandre n'avait d'autre arme que son épée : il était vêtu d'un pourpoint que lui avait fait Chrimhilde, et sur lequel, au-dessous de l'épaule gauche, était brodée une petite croix.

Au moment du départ, Péters vint supplier le comte de ne point emmener Hagen ; mais Hagen, dans une guerre, était un homme trop précieux par son habileté à fabriquer et à réparer les armes, pour que Lyderic s'en privât : aussi ne fit-il que rire des craintes de Peters, et constitua-t-il Hagen intendant général de son armurerie.

Lyderic prit congé de sa mère et de sa femme, avec sa confiance ordinaire dans la fortune : il avait l'épée Balmung, dont il connaissait la trempe ; il avait le fouet d'or du roi des Niebelungen ; enfin il avait le casque qui rend invisible : c'était, avec son courage, des garanties plus que suffisantes pour la victoire.

Les armes de lyderic




CHAPITRE DIXIÈME.



Le comte de Flandre et ses cent hommes marchèrent trois jours, puis ils s'embarquèrent sur des vaisseaux que Lyderic avait fait préparer ; de sorte qu'au bout de huit jours de son départ du château de Buck, il abordait dans la capitale des Higlands.

Lyderic fut fort étonné ; car, au lieu de trouver les états du roi Gunther dans le trouble et la désolation, comme celui-ci lui avait écrit qu'ils étaient, il les trouva en fête de ce que la révolte était apaisée. Au reste, le roi Gunther attendait Lyderic sur le rivage, et il lui lit l'accueil qu'avait droit d'attendre un ami si diligent à porter secours.

Lyderic trouva tout préparé pour une grande chasse, que Gunther donnait en son honneur. Cette chasse devait avoir lieu le lendemain même de son arrivée ; de sorte que Lyderic ne fit que coucher dans la capitale du roi des Higlands, et dès le lendemain matin partit avec Gunther pour une grande forêt, au centre de laquelle était fixé le rendez-vous. Quant aux cent chevaliers, ils restèrent dans la capitale, et Gunther ordonna aux gens de sa cour de leur faire grande chère, comme lui-même faisait au maître. Hagen et Péters accompagnèrent seuls Lyderic.

L'oursComme la forêt était peu distante de la capitale, on y arriva à sept heures du matin, et l'on se mit en chasse aussitôt, les piqueurs ayant détourné un ours.

Au bout d'une heure ou deux de chasse, l'ours fatigué s'accula, et tint aux chiens ; alors les piqueurs sonnèrent leurs fanfares et les chasseurs accoururent. Gunther allait le charger l'épée à la main, lorsque Lyderic proposa de le prendre vivant, afin d'en faire don à la princesse Brunehilde. Alors, comme personne n'osait se charger de la capture, il se fit donner des cordes, descendit de cheval, alla droit à l'ours, qui se levait sur ses pattes de derrière. C'était ce que demandait Lyderic : il prit l'animal à bras-le-corps, et l'ayant terrassé, il lui lia les quatre pattes et le museau, le chargea sur son épaule ; et, comme tous les chevaux regimbaient quand on voulait le leur mettre sur le dos, il continua de le porter jusqu'à l'endroit où l'on devait trouver le déjeuner.

Le déjeuner était fidèlement arrivé à son poste, et il était riche et copieux, comme il convenait à des chasseurs affamés. Mais, par un oubli étrange, le vin manquait : Gunther gronda fort tous les serviteurs, qui rejetèrent la faute les uns sur les autres. Mais comme cela ne remédiait en rien à l'affaire, le roi eut l'air de se rappeler qu'on était passé, en venant, près d'une si claire fontaine, que chacun avait voulu y boire. Il ordonna alors aux serviteurs d'aller y puiser de l'eau ; mais comme Lyderic était échauffé de son combat avec l'ours, il n'eut point la patience d'attendre, et se mit à courir vers la fontaine. C'était l'occasion qu'attendait Hagen ; aussi le suivit-il, dans l'intention apparente de le servir au besoin.

En arrivant près de la fontaine, Lyderic posa sa lance contre un saule qui l'ombrageait, et, pour être encore plus à son aise, se débarrassa de son casque et de son épée. Alors il s'agenouilla, et, baissant la tête, il but à même la source. Hagen profita de ce moment, prit contre le saule la lance de Lyderic, et guidé par la croix que Chrimhilde avait brodée elle-même sur son habit, il la lui enfonça au-dessous de l'épaule gauche de toute la longueur du fer.

Lyderic jeta un cri et se releva ; puis, quoique atteint mortellement, il saisit Balmung, et, comme un lion blessé et qui épuise sa vie dans un dernier effort de vengeance, il rejoignit Hagen en trois bonds, et d'un seul coup de Balmung il lui fendit la tête si profondément, que les deux parties tombèrent sur chaque épaule. Aussitôt il se retourna et aperçut Péters qui, redoutant quelque trahison, avait suivi Hagen, mais qui était arrivé trop tard : il voulut parler pour lui adresser quelque suprême recommandation, mais il ne put que lui faire de la main signe de s'enfuir, et il tomba mort près du cadavre de son assassin.

peters comprit...Péters comprit qu'il n'y avait pas de temps à perdre, car il était évident que la vengeance de Gunther ne s'arrêterait point là : Il s'orienta donc en jetant un coup d'oeil sur les nuages, et, guidé par la direction du vent, il prit sa course vers la mer. Arrivé sur le rivage, comme il vit qu'on le poursuivait, il s'élança la tête la première dans les flots, et, ayant gagné à la nage une des galères flamandes qui étaient à l'ancre, il raconta ce qui venait d'arriver au capitaine, qui donna aussitôt l'ordre d'appareiller
et fit voile vers le port le plus près, qui était celui de Blakenberg.

La désolation fut grande au château de Buck lorsqu'on y apprit la fatale nouvelle. Chrimhilde se jeta aux genoux de la vieille princesse en lui demandant pardon, car c'était elle qui doublement avait tué Lyderic, la première fois par son orgueil, la seconde fois par sa confiance. Heureusement Ermengarde était un cœur puissant et religieux ; et, toute brisée qu'elle était de la perte de son fils, elle songea qu'il fallait avant tout se mettre en mesure contre de nouveaux malheurs ; et, ayant fait proclamer à l'instant la mort de Lyderic et la trahison de Gunther, elle appela tous les Flamands à la défense de leur jeune comte ; puis elle envoya un messager au roi Dagobert, en lui faisant savoir le besoin qu'elle allait avoir de son secours.

En effet, huit jours s'étaient à peine écoulés que Gunther débarqua avec une armée considérable dans le port de l'Ecluse.

Quelle que fût l'activité qu'eût déployée la bonne dame Ermengarde, la situation n'en était pas moins critique. Les cent chevaliers que Lyderic avait emmenés avec lui et qui étaient les plus braves de sa principauté de Dijon et de sa comté de Flandre, avaient été faits prisonniers au moment où ils s'y attendaient le moins, sans avoir même pu se défendre ; et le messager envoyé à la cour des Francs avait répondu que le roi Dagobert venait de mourir, et que son fils Sigebert, qui avait hérité de la France orientale, étant en guerre avec Clovis, son frère, qui avait hérité de la France occidentale, il ne pouvait, malgré le grand désir qu'il en avait, distraire aucune troupe de son armée. Les deux pauvres femmes en étaient donc réduites à leurs propres forces, et ces forces, qui étaient peu de chose, étaient encore moralement fort diminuées par l'absence d'un chef qui pût donner de l'unité à la défense.

Cependant Gunther et son armée avançaient toujours : le prétexte qu'il donnait à son agression était que le jeune comte Andracus étant mineur, il venait, comme son oncle, réclamer la régence de sa comté. Mais comme tout le monde savait qu'il était l'assassin du père, personne ne se laissait prendre à son apparente amitié pour le fils.

Ermengarde et Chrimhilde avaient rassemblé autour d'elles, et pour la défense du château de Buck, tout ce qu'elles avaient pu réunir d'hommes d'armes et de serviteurs ; et, sans autre espoir qu'en Dieu, elles priaient agenouillées de chaque côté du berceau du jeune comte, lorsqu'on vint leur annoncer qu'un chevalier, sans couronne à son casque et sans armoiries à son bouclier, et qui cependant paraissait familier avec les armes, demandait à être introduit devant elles. Dans une circonstance semblable, aucun secours n'était à dédaigner : Chrimhilde et Ermengarde donnèrent l'ordre que le chevalier fût introduit devant elles.

L'inconnu était un homme d'une haute et puissante stature, et qui paraissait, comme l'avait dit son introducteur, familier avec les armes. La visière de son casque était baissée ; mais une barbe blanche qui passait par l'ouverture inférieure indiquait que si celui qui se présentait avait perdu quelque chose du côté de la force, il avait dû gagner du côté de l'expérience. Il s'inclina devant les deux femmes, et, abordant sans détour le sujet qui l'amenait, il leur dit qu'ayant appris la situation déplorable où elles se trouvaient, il était venu leur offrir son secours, espérant qu'il ne serait point méprisé par elles, quelque faible qu'il fût, et offrant, si elles avaient quelque défiance, de jurer sur l'Évangile qu'il était prêt à sacrifier sa vie pour la défense des droits du jeune comte.

Il y avait dans la voix de l'inconnu une telle expression de vérité, que, quoique les deux femmes ignorassent encore si son courage et son expérience, répondaient à la confiance qu'il leur avait inspirée, elles acceptèrent ses services, lui disant qu'elles tenaient pour inutile tout autre serment que sa seule parole, et elles lui remirent la défense du château avec le commandement de leur petite armée.

Aussitôt, et comme il n'y avait pas de temps à perdre, le chevalier inconnu salua les deux dames et descendit dans la cour faire ses dispositions.

, ayant réuni tout son monde, il vit qu'il pouvait disposer de douze cents hommes d'armes, sans compter les serviteurs et les valets ; et dès lors, les voyant animés du meilleur esprit, il résolut, quoique l'armée qui venait l'attaquer fût quatre fois plus nombreuse que la sienne, de ne point l'attendre derrière ses murs, mais d'aller au-devant d'elle dans la forêt. Eu conséquence, il laissa, pour la défense du château, une centaine d'hommes d'armes avec tous les valets et les serviteurs, et avec le reste il s'apprêta à marcher à l'ennemi. Au moment de partir, un vieux garde lui offrit de lui servir de guide ; mais le chevalier inconnu lui répondit qu'ayant été élevé non loin de cette forêt, toutes les routes lui en étaient familières. En effet, aux premières dispositions qu'il fit, les soldats reconnurent qu'il avait une science des lieux au moins égale à la leur, et leur confiance en lui s'en augmenta encore.

Le chevalier inconnu disposa son armée à l'endroit même où, vingt-trois ans auparavant, le comte Salwart avait été assassiné et la comtesse Ermengarde faite prisonnière. C'était un défilé qui semblait fait exprès pour une embuscade, et où deux cents hommes pouvaient lutter contre deux mille.

A peine les dispositions étaient-elles prises, que l'on aperçut l'armée de Gunther, qui, se reposant sur sa force numérique et surtout sur le peu de résistance qu'on lui avait opposé jusque-là, s'avançait plein de confiance et sans prendre d'autre précaution que de se faire précéder d'une avant-garde. Le chevalier inconnu laissa passer cette avant-garde, puis, lorsque l'armée tout entière fut engagée dans le défilé, il donna le signal convenu, et les Higlands se virent écrasés par des rochers, sans qu'ils pussent même distinguer la main vengeresse qui les poussait sur eux. En même temps, et lorsqu'il vit que le désordre commençait à se mettre dans leurs rangs, le chevalier inconnu les attaqua lui-même de front, avec grand bruit de cors et de fanfares, qui, répété par les échos de la forêt, pouvait faire croire à un nombre de soldats triple de celui qu'il avait réellement.

Gunther paya bravement de sa personne ; mais les dispositions étaient trop bien prises pour que la victoire restât longtemps incertaine. Après un combat de deux heures, l'armée des Higlands fut mise en fuite et taillée en pièces, et Gunther lui-même, pressé vivement, parvint à grand' peine à se sauver avec une centaine d'hommes. Arrivé au bord de la mer, il se jeta dans un de ses navires, et, tout honteux de sa défaite, regagna nuitamment sa capitale.

Les vainqueurs regagnèrent le château, rapportant aux deux femmes cette bonne nouvelle, mais rapportant le chevalier inconnu blessé à mort.

Elles allèrent au-devant de leur libérateur, qui, en les voyant s'approcher de lui, leva la visière de son casque, et elles reconnurent Phinard, le vieux prince de Buck, qui, trois ans auparavant, avait fait à Lyderic la cession de ses états et s'était retiré dans la forêt pour y accomplir la pénitence qu'il s'était imposée. Au fond de sa retraite, il avait appris le danger que couraient les deux princesses et le jeune comte ; il avait alors revêtu une dernière fois les armes mondaines pour venir à leur secours. Dieu avait béni son entreprise, et par un jeu du hasard, ou plutôt par une permission de la Providence, l'expiation avait eu lieu à l'endroit même où avait été commis le crime.

Phinard expira le lendemain, priant les deux princesses de ne pas lui chercher une autre tombe que celle qui avait été creusée miraculeusement pour lui dans la cour déserte pendant la nuit qui avait amené sa conversion.

Il y fut enterré selon ses désirs. Dieu ait son âme.

Quant au jeune comte Andracus, il régna pendant longues années avec joie et honneur, et eut un fils, qui fut monseigneur Beaudouin Ier, surnommé Beaudouin aux côtes de fer.

Ceci est la véritable légende de Lyderic, premier comte de Flandre.

ALEXANDRE   DUMAS.



Gravure de fin

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