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MUSÉE DES FAMILLES — Nov. 1841 |
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TROISIÈME ET
DERNIÈRE PARTIE
CHAPITRE
SEPTIÈME.
Lyderic marcha ainsi huit
jours, précédé de son
rossignol, suivi de Peters et causant avec les deux femmes du roi
Alberic, qui aimaient bien mieux le ciel du Seigneur avec son soleil le
jour et ses étoiles la nuit, et la terre du Seigneur avec
ses
plantes parfumées, que leur ciel de cristal, qui
était
toujours terne et froid, et leurs fleurs de diamans, dont la plus belle
et la plus riche n'avait pas l'odeur de la plus pauvre violette se
cachant sous l'herbe. Aussi, chaque jour et chaque soir, quand le
soleil se levait à l'orient et se couchait à
l'occident,
elles remerciaient Lyderic de les avoir arrachées
à leur
prison, d'où la jalousie de leur maître ne leur
avait
jamais permis de sortir, et où elles passaient leur temps,
l'une
à dormir dans son hamac, et l'autre à
éventer avec
une queue de paon cet horrible nain qui leur était odieux.
Au
bout de huit jours, ils parvinrent au bord de la mer ; ils la
traversèrent en trois autres jours, et vers le matin du
quatrième ils arrivèrent dans la capitale des
Higlands,
où il y avait de grandes fêtes en ce moment pour
l'anniversaire de la naissance du roi.
Ces fêtes se
composaient d'un tournoi entre
les chevaliers, d'un tir à l'oiseau entre les archers, et
d'une
course entre les jeunes filles. Elles devaient être
terminées par un combat entre des animaux
féroces, que
venait d'envoyer au roi des Higlands l'empereur de Constantinople, en
échange de quatre faucons de Norwége, dont
Gunther lui
avait fait don.
Non-seulement Chrimhilde
devait présider au
tournoi et assister au tir de l'oiseau, mais elle devait encore prendre
part à la course ; car c'était un usage
dans la
capitale du pays des
Higlands, que toute jeune fille, sans en excepter
les princesses, concourût, arrivée à
l'âge de
dix-huit ans, au prix de la rose : ce prix était
appelé ainsi parce qu'un simple rosier était le
but et le
prix de la course ; mais aussi une splendide promesse
était
faite à celle qui, arrivée la
première, cueillait
la rose unique que portait le rosier : elle devait
épouser,
dans l'année, le plus vaillant chevalier de la terre.
Lyderic avait donc trois occasions pour une de voir la princesse des
Higlands, puisque les fêtes devaient commencer le
lendemain ; mais il n'eut point la patience d'attendre jusque
là, et, ayant mis le casque qui rend invisible, il
s'achemina
vers le palais.
Il traversa d'abord trois
magnifiques
appartemens : le premier plein de valets, le second plein de
courtisans, et le troisième plein de ministres ;
mais il ne
s'arrêta ni dans le salon des valets, ni dans le salon des
courtisans, ni dans le salon des ministres. Puis il passa dans la salle
du trône, où le roi était assis sous un
dais de
pourpre brodé d'or, ayant la couronne en tète et
le
sceptre à la main ; mais il ne s'arrêta
point encore
dans la salle du trône. Enfin, il parvint dans un petit
cabinet,
tout de gazon et de fleurs, au milieu duquel était un bassin
plein d'eau jaillissante et limpide ; et sur ce gazon, au bord
de
cette eau, il vit une jeune fille couchée et effeuillant
distraitement une marguerite sans lui rien demander, car elle n'aimait
point encore, et ignorait qu'elle fût
déjà
aimée.
Cette jeune fille
était la princesse Chrimhilde.
Elle était
plus belle que Lyderic n'avait pu
se l'imaginer, même dans ses rêves les plus
insensés ; aussi résolut-il plus que
jamais de
l'obtenir pour femme à quelque prix que ce fût,
dût-il, comme Jacob, se faire dix ans berger.
En attendant, Lyderic
serait resté à
regarder Chrimhilde ainsi jusqu'au soir, si Gunther n'eût
envoyé chercher la princesse. La jeune fille se leva avec la
douce obéissance d'une colombe et se rendit aux ordres de
son
frère. Lyderic la suivit, toujours sans être
vu : il
s'agissait des préparatifs du tournoi du lendemain,
où
elle devait couronner le vainqueur.
Dès que
Lyderic sut que la couronne devait
être donnée par Chrimhilde, il résolut
de la
gagner ; et comme il n'avait point de temps à
perdre de son
côté s'il voulait être prêt le
lendemain, il
retourna à son auberge.
Comme il avait
oublié d'ôter son
casque, il entra sans être vu, et il trouva les deux femmes
du
roi Albéric, qui, voulant faire un cadeau à leur
libérateur, avaient ramassé tout le long de la
route des
fils de la sainte Vierge, si bien que l'une les filait plus fin que les
cheveux d'un enfant, tandis que l'autre en tissait une
étoffe
plus blanche que la neige et plus douce que la soie, plus fine qu'une
toile d'araignée. Les pauvres petites travailleuses se
dépêchaient de toute leur âme, car elles
voulaient
avoir fini pour le lendemain, cette étoffe étant
destinée à faire la tunique avec laquelle le
chevalier
devait paraître au tournoi.
Lyderic devina leur intention, et
se retira chez lui
sans leur faire connaître qu'elles étaient
découvertes : et les deux petites
ouvrières
travaillèrent si bien, que le lendemain au matin il trouva
sa
tunique prête. De plus, elle était si
magnifiquement
brodée de perles, de saphirs, d'escarboucles et de diamans,
qu'il n'aurait jamais cru qu'il fût possible qu'avec des
pierres
on imitât si exactement des fleurs, s'il n'avait vu le
parterre
souterrain et artificiel du roi Alberic.
Aussi à peine
Lyderic eut-il paru dans la
lice, que tous les regards, même ceux de la belle Chrimhilde,
se
fixèrent sur lui, et que chacun fit des vœux pour
que le
beau jeune homme à la tunique blanche fut victorieux. Ces
vœux furent exaucés ; Lyderic
désarçonna tous ses adversaires, et le chevalier
à
la tunique blanche fut proclamé vainqueur du tournoi,
couronné par Chrimhilde elle-même et
invité au
dîner de la cour et au bal qui en devait être la
suite.
Le lendemain Lyderic
s'habilla en archer, et du
premier coup abattit l'oiseau ; car on se rappelle que nous
avons
dit que, pendant ses exercices dans la forêt où il
avait
été élevé, il
était devenu un des
plus habiles tireurs d'arc qui fussent au monde. Alors il ramassa le
perroquet encore tout percé de sa flèche, et, lui
ayant
mis un gros diamant dans le bec et deux magnifiques à la
place
des yeux, il appela Peters et lui ordonna de le porter aux pieds du
roi, comme un don qu'il désirait lui faire en remerciement
de la
manière courtoise dont il avait été
reçu
par lui.
Le lendemain devait avoir
lieu la course à la
rose : toutes les jeunes filles étaient
réunies dans
une lice, dont deux cordonnets de soie fermaient les limites, et au
bout de cette lice, longue de cinq cents pas à peu
près,
était le rosier ; la rose unique. Chrimhilde
était
au milieu d'elles, la plus belle, la plus svelte et la plus
élancée ; et son visage, tout
resplendissant du
désir de gagner le prix et de devenir la femme du plus brave
cavalier de la terre, lui donnait un éclat qui la rendait
plus
belle encore que la première fois que Lyderic l'avait vue.
Lyderic résolut alors
de lui faire gagner le
prix : il rentra à son auberge, mit sur sa
tête le
casque qui rend invisible, emplit ses poches de pierreries, descendit
dans la lice, et se plaça auprès d'elle.
Le roi donna le signal de
la course, et toutes les
jeunes filles partirent rapides comme des gazelles. Cependant, si
légère que fût Chrimhilde, cinq ou six
de ses
compagnes la suivaient de si près, qu'on pouvait
hésiter
à dire laquelle arriverait la première au rosier.
Mais
alors Lyderic, qui courait derrière elle, prit de chaque
main
une poignée de pierreries qu'il sema dans la lice. Alors les
jeunes filles, voyant briller à leurs pieds des perles, des
rubis, des escarboucles et des diamans, ne purent résister
au
désir de les ramasser ; pendant ce temps,
Chrimhilde gagna
du chemin, et comme plus ses compagnes avançaient dans la
lice,
plus la lice était semée de pierres
précieuses,
Chrimhilde, pour qui l'espoir d'épouser le plus vaillant
chevalier de la terre était plus précieux que
tous les
diamans du monde, arriva la première au but et cueillit la
rose.
Le lendemain
était consacré aux
combats d'animaux féroces : ils étaient
dans un
grand cirque creusé en terre, et tout autour on avait
bâti
des estrades ; sur l'une d'elles, isolée et
magnifiquement
enrichie, était le roi Gunther, et sa sœur
Chrimilde qui,
radieuse du triomphe qu'elle avait remporté la veille,
tenait
à la main la rose qui en avait été le
prix.
Déjà
plusieurs couples d'animaux
avaient combattu l'un contre l'autre, lorsqu'on amena un lion de
l'Atlas et un tigre de Lahore ; c'étaient
à la fois
les deux plus magnifiques et les deux plus terribles animaux que l'on
pût voir en face l'un de l'autre.
Ils étaient au moment le plus acharné de leur
lutte,
lorsque la princesse Chrimhilde poussa un cri : elle venait de
laisser tomber entre eux la rose qu'elle tenait à la
main.
Ce cri fut suivi d'un second que poussèrent d'une seule voix
tous les spectateurs : Lyderic était
sauté dans la
lice pour aller chercher la rose !
Aussitôt, d'un
mouvement unanime, le lion et
le tigre cessèrent leur combat et se retournèrent
vers
Lyderic, rugissant et se battant les flancs avec leur queue. Mais lui
lira le fouet d'or de sa ceinture et leur en appliqua de si rudes
coups, qu'ils s'enfuirent en hurlant comme des chiens. Alors Lyderic
s'avança librement vers la fleur et la ramassa ;
mais au
lieu de rendre à la princesse Chrimhilde la rose qu'elle
avait
laissé tomber, il lui donna celle qu'il avait cueillie dans
les
jardins souterrains d'Alberic : Chrimhilde était si
troublée, que, sans s'apercevoir de la substitution, elle
prit
la rose que lui tendait le jeune homme, et se tournant vers le
roi :
— Ah ! mon
frère, dit-elle,
entraînée sans doute par le désir
qu'elle en avait,
je crois bien que le seigneur Lyderic est le plus brave chevalier de la
terre.
Le lendemain, Lyderic
envoya au roi Gunther les
quatre paniers pleins de perles, de rubis, d'escarboucles et de
diamans, en lui faisant demander en échange la main de, sa
sœur. Mais le roi Gunther répondit que la main de
sa
sœur ne serait qu'à celui qui l'aiderait
à
conquérir le château de Ségard, qui
était
tout entouré de flammes, et dans lequel la belle Brunehilde,
reine d'Islande, était endormie depuis cinquante ans.
Lyderic
répondit qu'il était
prêt à conquérir le château
de Ségard,
à réveiller la reine d'Islande et à la
ramener
dans le pays des Higlands. Mais Gunther ne voulut point permettre que
Lyderic accomplit seul une entreprise qui ne le regardait
point ;
de sorte qu'il fut convenu que les deux jeunes gens iraient ensemble
à la conquête du château de Segard, et
que s'ils
réussissaient dans cette entreprise, à son retour
dans la
capitale des Higlands, Lyderic épouserait Chrimhilde.
CHAPITRE HUITIÈME.
Au bout de huit jours, le
vaisseau qui
devait
transporter Gunther et Lyderic en Islande étant
prêt, ils
partirent accompagnés de cent des meilleurs chevaliers du
pays
des Higlands. En partant, Lyderic donna à Chrimhilde les
deux
femmes du roi Alberic, dont elle fit à l'instant
même ses
dames d'honneur, afin de pouvoir causer tout à son aise avec
elles de celui qui, pour la posséder, allait tenter une
entreprise si périlleuse.
Vers le soir du
troisième
jour de la
navigation, on aperçut une grande lueur à
l'horizon, et
les deux jeunes gens ayant interrogé le pilote, celui-ci
répondit que ce devait être l'embrasement du
château
de Ségard.
En effet, à mesure que la nuit s'avança,
l'incendie
devint plus visible ; on distinguait les hautes murailles
crénelées, qui brûlaient sans se
consumer, car
elles étaient en pierres d'amiante ; puis, dans ces
murailles, des portes au nombre de dix, dont chacune était
gardée par un dragon.
Au point du jour, le
vaisseau, toujours
guidé
par l'embrasement comme par un immense phare, aborda dans un beau port,
que dominait le château. Gunther voulait aussitôt
s'élancer à terre et essayer de passer
à travers
les flammes ; mais Lyderic le retint, lui disant qu'il avait,
lui,
tous les moyens de mener l'entreprise à bien ;
qu'il le
laissât donc faire, et qu'il lui en rendrait bon compte. Le
roi
resta donc sur le vaisseau avec ses cent chevaliers, et Lyderic avant
mis Balmung à son côté, ayant
passé son
fouet d'or à sa ceinture et ayant posé sur sa
tête
le casque qui rend invisible, sauta sur le rivage, et, sans se donner
la peine de choisir une porte plutôt qu'une autre,
s'avança vers celle qui était la plus proche de
la mer.
Elle était
gardée
par une hydre
monstrueuse qui avait six têtes, dont trois veillaient sans
cesse
tandis que les trois autres dormaient. Lyderic s'avança
résolument vers elle ; et quoiqu'il fût
invisible,
l'hydre entendit le bruit de ses pas ; aussitôt les
trois
têtes qui veillaient réveillèrent les
trois
têtes endormies, et toutes les six se dressèrent
en jetant
des flammes du côté où venait le bruit.
Ces flammes
étaient si vives
et si ardentes,
que leur chaleur, jointe à celle des murailles, ne
permettait
pas à Lyderic d'approcher de l'hydre à la
longueur de
Balmung ; force lui fut donc de remettre son
épée au
fourreau et de se contenter de son fouet d'or ; mais il s'en
escrima si heureusement, qu'au bout de quelques secondes l'hydre tourna
le dos et se mit à fuir. Lyderic la poursuivit et entra avec
elle dans la ville ; là, l'ayant forcée
d'entrer
dans un cul-de-sac, il la fouetta si bien qu'elle cessa de jeter des
flammes pour jeter du sang ; Lyderic profita de ce changement,
repassa son fouet à sa ceinture, tira Balmung, coupa l'une
après l'autre les six têtes du monstre, et
continua son
chemin.
Il n'y avait point
à se
perdre : toutes
les rues étaient tirées au cordeau et toutes
correspondaient au palais de la princesse, qui était
situé au centre de la ville.
Lyderic
s'avança vers ce
palais au milieu
d'un silence étrange : tout le long de la route il
trouvait
des commissionnaires endormis sur leurs crochets ; des
facteurs le
bras étendu vers la sonnette de la maison où ils
portaient des lettres ; des cochers assis sur le
siège de
leur voilure, le fouet à la main, des chasseurs
derrière ; des marchands et des marchandes assis
sur le pas
de leur porte ; une procession qui allait à
l'église : et tout cela dormait
profondément et
silencieusement, à l'exception du joueur de serpent,, qui
soufflait de telle façon que l'on aurait pu croire qu'il
continuait à jouer de son instrument.
Le comte
de Flandre continua son
chemin et entra dans le palais ; le même silence y
régnait qu'au dehors : le gardien du donjon dormait
en
tenant sa trompe à la main ; les chiens
étaient
couchés près de la porte ; les oiseaux
se tenaient
perchés sur les arbres ; les mouches
étaient
immobiles sur les murs.
A mesure que Lyderic
pénétrait dans
les appartemens, il lui était facile de voir que le sommeil
avait surpris les habitants du château au milieu d'une
fête : les antichambres étaient pleines
de laquais
qui étaient debout portant des plateaux servis et rapportant
des
plateaux vides. Enfin il entra dans la salle de bal, et il trouva tous
les conviés achevant une contredanse, les uns ayant le bras
et
les autres la jambe en l'air : rien d'ailleurs
n'était
changé à la figure ; les musiciens
avaient l'archet
sur les cordes de leurs violons et la bouche au bec de leurs
clarinettes.
Sur une espèce
de
trône, était
couché un beau chevalier portant une armure
étincelante
de pierreries et le front couvert d'un casque d'or. Comme il semblait
le roi de la fête, Lyderic alla droit à lui et
détacha son casque ; mais alors de magnifiques
cheveux
blonds se répandirent sur ses épaules, et un
délicieux visage de femme lui apparut, encadré
par eux
comme dans une auréole d'or.
Lyderic approcha sa joue
de la sienne
pour sentir si
elle respirait encore ; un souffle doux et parfumé
lui
prouva que la vie n'avait point cessé d'animer ce beau
corps.
Alors Lyderic, ayant la bouche si près de cette bouche de
corail, ne put résister au désir d'y
déposer un
baiser ; mais si doucement que ses lèvres eussent
touché les lèvres de la belle
guerrière celle-ci
tressaillit et ouvrit les
yeux.
En même temps
qu'elle, tout se
réveilla : les musiciens reprirent leur
ritournelle, les
danseurs achevèrent leur gigue, et les laquais
entrèrent
avec leurs rafraîchissemens.
— Sois le bienvenu, jeune
homme, dit
Brunehilde à Lyderic, car les prophètes ont dit
que je ne
serais réveillée que par celui à qui
appartiendraient un jour cette ceinture et cet anneau.
— Hélas !
belle princesse,
répondit en souriant Lyderic tant de bonheur ne m'est point
réservé. Je ne suis qu'un ambassadeur, et je
viens vous
demander votre main pour Gunther, roi des Higlands, dont je vais
épouser la sœur.
— Ah ! ah !
dit Brunehilde en
donnant à l'instant même à son visage
l'expression
du plus profond dédain ; vous entendez, messieurs
et
mesdames, celui qui nous envoie demander notre main n'a pas
jugé
que nous fussions digne des périls auxquels il fallait
s'exposer
pour parvenir jusqu'à nous, et il nous a envoyé
un
ambassadeur plus brave que lui.
— Je vous demande pardon,
adorable princesse,
reprit Lyderic. Je ne suis pas plus brave que Gunther ; mais
la
condition que j'avais mise en l'accompagnant était qu'il me
laisserait tenter l'aventure. Arrivé dans le port, je l'ai
sommé de tenir sa parole, et il a bien fallu qu'il la tint,
car
vous savez que c'est le premier devoir de tout brave chevalier que
d'être fidèle à ses engagemens.
— C'est bien, c'est bien, dit
Brunehilde
presque sans écouter Lyderic. Et celui qui vous envoie sait
quelles épreuves doit subir celui qui veut être
mon
époux ?
— Oui, noble princesse,
répondit
Lyderic, et comme ces épreuves sont les plus dangereuses,
celles-là Gunther se les est réservées.
— Retourne, donc vers lui, dit
alors
Brunehilde, et dites-lui qu'il se tienne prêt à
accomplir
les épreuves que je lui imposerai demain matin ;
mais
sachez en même temps que s'il succombe, vous et lui vous
périrez tous les deux.
Lyderic voulut ajouter
quelques mots de
galanterie
pour prendre congé ; mais Brunehilde ne lui en
donna pas le
temps, et lui tournant dédaigneusement le dos, elle passa
dans
la chambre voisine. — Lyderic retourna vers Gunther.
Il trouva le roi qui
l'attendait avec
impatience, et
lui raconta comment tout s'était passé, et
comment il
devait subir le lendemain les épreuves dont il fallait
sortir
vainqueur pour devenir la mari de Brunehilde et le roi d'Islande. Puis
il ajouta la menace qu'avait faite Brunehilde de les envoyer
à
la mort tous les deux si Gunther n'était pas vainqueur.
Gunther
demanda alors à Lyderic s'il ne voulait pas lui laisser
achever
les épreuves seul et s'en retourner dans l'île des
Higlands, lui promettant que de quelque manière que
tournassent
les choses, sa sœur Chrimhilde n'en serait pas moins sa
femme ; mais Lyderic, pensant que Gunther aurait besoin de lui
pendant les épreuves, refusa, en lui disant que telles
n'étaient point leurs conventions, et qu'il
désirait
jusqu'au bout partager sa for-lune. Gunther, qui, de son
côte,
était bien aise d'avoir Lyderic près de lui,
n'insista
pas davantage, et les deux amis attendirent avec impatience le
lendemain.
Le moment du
départ du
vaisseau était
fixé à six heures du matin, et Gunther
était
prêt à l'heure dite, lorsqu'en regardant autour de
lui il
chercha vainement Lyderic. Il commençait
déjà
à être fort inquiet de son absence et à
craindre
quelque trahison, lorsqu'il entendit à son oreille une voix
qui
lui disait :
— Ne crains rien,
Gunther ; je suis
près de toi et ne te quitterai pas, et peut-être
te
serai-je plus utile ainsi que si j'étais visible
à tous
les yeux.
A ces mots, il reconnut
la voix de
Lyderic, et il fut tranquillisé.
Alors il se mit en route
avec ses cent
chevaliers et
s'avança vers la ville. Mais bientôt il en vit
sortir
Brunehilde, à la tête de cinq cents soldats, qui
enveloppèrent Gunther et ses cent chevaliers, de
manière
à ce que, si le roi échouait dans les
épreuves, ni
lui ni aucun des hommes de sa suite ne pussent échapper.
Gunther
commença à s'inquiéter, et demanda
à voix
basse :
— Lyderic, es-tu
là ?
— Oui, répondit
Lyderic. Et Gunther se tranquillisa.
Arrivé devant
la belle
guerrière, le
roi mit pied à terre, et se présenta à
elle comme
celui qui sollicitait l'honneur de devenir son époux. Alors
Brunehilde sourit dédaigneusement en regardant Gunther, et
lui
dit :
—Il est une loi du ciel et de
la terre pour
que tout mariage soit heureux, c'est que la femme doit
obéissance à son mari : or, pour que la
femme
obéisse, il faut qu'elle rencontre un homme
supérieur
à elle ; or, j'ai juré de
n'épouser, moi, que
celui qui sera plus adroit, plus fort et plus léger que moi,
car
à celui-là seulement je consentirai à
obéir. Roi Gunther, es-tu prêt à tenter
les trois
épreuves qu'il me conviendra de t'imposer ?
— Je suis prêt, dit Gunther.
— Alors, si cela est votre bon plaisir, monseigneur, comme
vous
êtes tout armé et moi aussi, nous commencerons par
la
joute... Apportez les lances.
Aussitôt huit
écuyers
apportèrent deux lances, si lourdes qu'il fallait
être
quatre hommes pour porter chacune d'elles. Gunther les regarda avec
inquiétude, car elles étaient aussi grosses que
le
mât de son vaisseau, et il ne croyait même pas
qu'il
pût les soulever. Lyderic vit son inquiétude et
lui
dit :
— Ne crains rien, et fais-moi
place sur le
devant de ta selle : c'est loi qui feras le geste, et c'est
moi
qui porterai et qui recevrai le coup.
Ces paroles
rassurèrent
Gunther, de sorte
qu'il accepta sans hésiter, ce qui parut fort
étonner
Brunehilde, qui prit une des deux lances, qu'elle souleva avec une
facilité extraordinaire, et, mettant son cheval au galop,
elle
alla se placer à l'endroit d'où elle devait
courir.
Quant à
Gunther, il souleva
la sienne avec la
même aisance que si c'était un fétu de
paille, ce
qui excita un long murmure d'admiration parmi les assistans, et il alla
se placer à cent pas, en face de Brunehilde.
Les juges donnèrent le
signal ; les
chevaux partirent au galop, et les deux adversaires se
rencontrèrent au milieu du chemin, et, au grand
étonnement de tout le monde, la lance de Gunther se brisa en
morceaux sur le bouclier d'or de Brunehilde, mais en la frappant d'un
tel choc, que la belle guerrière fut renversée
jusque sur
la croupe de son cheval, de sorte que son casque tomba et laissa voir
son visage tout enflammé de colère et de
honte ;
quant à Gunther, comme le choc avait atteint Lyderic, il
était resté ferme et inébranlable sur
ses
arçons.
— Je suis vaincue, dit la
reine en jetant sa lance ;
passons à la seconde épreuve.
Et elle descendit de cheval.
— Tu ne t'en vas pas
? dit Gunther à
Lyderic.
— Non, sois tranquille,
répondit Lyderic.
— Bien, dit Gunther.
Et alors il
reçut d'un visage
modeste et
souriant les complimens de ses cent cavaliers, qui lui dirent que
jamais ils ne lui avaient vu déployer une pareille
force ;
et pour la première fois le roi Gunther reconnut en
lui-même que ses courtisans lui disaient la
vérité.
Pendant ce temps, douze
hommes
apportaient une
énorme pierre dont l'aspect seul fit frissonner Gunther.
— Vois-tu ce qu'ils font
? demanda tout bas Gunther à Lyderic.
— Oui, dit Lyderic ;
mais ne t'inquiète pas.
— Roi Gunther, dit Brunehilde,
tu vois bien
cette pierre ? je vais la jeter jusqu'à
cette petite
montagne qui est à cinquante pas de nous à peu
près ; si tu la jettes plus loin, je me
reconnaîtrai
vaincue, comme lorsque tu as brisé ma lance.
— Cinquante pas !
murmura tout bas Gunther. Peste !
— Ne crains rien, dit Lyderic,
je mettrai ma
main dans la tienne : tu feras le mouvement, et c'est moi qui
la
lancerai.
Alors Brunehilde prit la
pierre d'une
seule main, la
fit tourner deux ou trois fois au-dessus de sa tête comme un
berger fait d'une fronde, et la lança avec tant de force,
qu'au
lieu de s'arrêter au bas de la montagne, comme elle l'avait
dit,
la pierre monta en roulant jusqu'à la moitié,
puis,
entraînée par son poids, retomba jusqu'au but qui
lui
avait été marqué.
Les chevaliers de Gunther
tremblèrent ;
ceux de Brunehilde applaudirent. Les douze hommes allèrent
chercher la pierre, qu'ils rapportèrent à
grand'peine
à l'endroit d'où l'avait lancée
Brunehilde.
Alors Gunther la prit,
et, sans effort
apparent,
sans avoir besoin de la faire tourner autour de sa tête,
comme un
joueur de boule lance sa boule, il lança la pierre, qui alla
tomber du premier coup plus loin qu'elle n'avait
été
même en roulant, et qui, continuant de rouler à
son tour,
franchit la montagne jusqu'à son sommet, et, comme l'autre
versant descendait vers la mer, elle eut encore assez d'impulsion pour
franchir la cime et, suivant la pente opposée, s'en aller en
bondissant s'engloutir dans la mer.
Cette fois-ci, ce ne
furent plus des
applaudissemens, mais des cris d'admiration qui accueillirent cette
preuve de la force de Gunther. Chacun voulant voir où
s'était arrêtée la pierre, courut
à la
montagne, et vit au milieu de la mer, toute bouillonnante encore,
s'élever la pointe d'un écueil nouveau et inconnu.
Brunehilde
était
pâle de colère ; elle rappela tout son
peuple.
— Or çà,
dit-elle, venez ici,
car tout n'est point fini encore, et il nous reste une
dernière
épreuve. — Roi Gunther, ajouta-t-elle en se
retournant, tu
vois ce précipice ?
— Oui, dit Gunther.
— Comme tu le vois, il a
vingt-cinq pieds de
large ; quant à sa profondeur, elle est inconnue,
et une
pierre comme celle que nous venons de lancer mettrait plusieurs minutes
à en trouver le fond. Un jour que je poursuivais un
élan
à la chasse, l'élan le franchit et crut
être en
sûreté, mais je le franchis derrière
lui, je le
joignis et je le tuai. Es-tu prêt à me poursuivre
comme je
poursuivais l'élan et à le franchir
derrière
moi ?
— Hum ! fit Gunther.
— Accepte, dit Lyderic.
— Je suis prêt,
répondit Gunther ; mais n'ôtons-nous pas
notre armure ?
— Permis à toi
d'ôter ton armure,
roi Gunther, dit dédaigneusement Brunehilde ; mais
moi, je
garderai la mienne.
— Garde ton armure, dit tout
bas Lyderic.
— Je ferai comme vous ferez,
répondit Gunther.
Alors la belle
guerrière
s'élança, légère comme une
biche, et, sans
crainte, sans hésitation, elle franchit le
précipice ; mais cela si justement, que le bout de
son pied
à peine toucha de l'autre côté, et que
tous les
assistans jetèrent un cri, croyant qu'elle allait retomber
en
arrière dans le précipice.
— A ton tour, roi Gunther, dit
alors en se retournant Brunehilde.
— Comment allons-nous faire
? dit Gunther à Lyderic.
— Je te prendrai par le
poignet, répondit Lyderic, et je t'enlèverai avec
moi.
— Ne va pas me
lâcher, dit Gunther.
— Sois tranquille,
répondit Lyderic.
Pour toute
réponse, Gunther
se mit à
courir avec une telle rapidité, qu'à peine
pouvait-on le
suivre des yeux ; puis, arrivé au bord, il s'enleva
comme
s'il eût eu les ailes d'un aigle, et retomba de l'autre
côté à plus de dix pieds plus loin que
n'avait fait
Brunehilde.
— Roi Gunther, dit Brunehilde,
tu m'as vaincue
dans les trois épreuves que je t'avais
imposées ; je
n'ai donc plus rien à dire. Tu m'as conquise, je suis ta
femme.
— Et toi, dit tout bas Gunther
à Lyderic, tu es le mari de ma sœur.
Et tandis que Gunther baisait la
main de
Brunehilde, Lyderic serrait la main de Gunther.
Gunther et Brunehilde
s'avancèrent alors vers
les assistans en se tenant par la main, et Brunehilde leur
présenta Gunther comme son époux : cette
nouvelle
excita, tant parmi les chevaliers de. l'Islande que parmi ceux de
l'Ecosse, de grands transports de joie, car selon eux, avec un tel roi
et avec une telle reine, ils n'avaient rien à craindre
d'aucun
peuple étranger.
Lyderic ôta son
casque, et
étant
redevenu visible, il salua Gunther et Brunehilde comme s'il arrivait
seulement à cette heure du vaisseau. Mais à peine
Brunehilde daigna-t-elle le regarder : quant à
Gunther,
quelque envie qu'il eût de l'embrasser, il se contenta de lui
serrer la main.
Il fut convenu que les
deux noces se
feraient
ensemble dans la capitale des Higlands, seulement on resta quinze jours
encore à Ségard, pour que Brunehilde
réglât
avant son départ toutes les affaires de son royaume.
Puis, ces quinze jours
écoulés, on
partit, et un vent favorable conduisit le vaisseau dans la capitale des
Higlands.
La princesse Chrimhilde
lut bien
heureuse de revoir
Lyderic, et d'apprendre de la bouche même de son
frère
qu'il lui avait rendu de tels services qu'il lui avait
accordé
sa main ; elle reçut aussi la reine Brunehilde
comme une
sœur à laquelle elle était
disposée d'avance
à accorder toute son amitié : quant
à
celle-ci, son accueil fut, selon son habitude, froid et fier, car elle
méprisait beaucoup les jeunes filles qui, comme Chrimhilde,
ne
s'étaient jamais occupées que de toilette et de
broderies.
Quant aux deux petites
dames d'honneur,
elles furent
fort contentes aussi de revoir leur libérateur, car elles se
trouvaient bien heureuses près de la princesse Chrimhilde,
qui
avait pour elles toutes sortes de bontés, et à
qui, en
échange, elles montraient à faire des broderies
miraculeuses de finesse et d'éclat.
Les deux noces se firent
en grande
pompe, et il y
eut pendant les trois jours qui les
précédèrent
force joutes et tournois. Mais le jour même du mariage,
Lyderic
reçut des lettres de sa mère qui le rappelaient
dans ses
états : la bonne vieille princesse se mourait
d'envie de
revoir son fils, et le suppliait de revenir auprès d'elle
avec
sa belle-fille qu'elle avait grande envie de voir, lui disant que s'il
tardait seulement de huit jours à se mettre en route, il la
trouverait morte d'ennui et de chagrin. Il dit donc à la
princesse sa femme qu'il devait partir le plus tôt possible,
et
comme celle-ci n'avait d'autre volonté que celle de son
mari,
elle lui offrit de se mettre en route dès le
lendemain :
seulement Chrimhilde demanda à Lyderic la permission de
faire
cadeau à sa belle-sœur de la moitié de
ses perles,
de ses rubis, de ses escarboucles et de ses diamans, ce à
quoi
Lyderic consentit bien volontiers ; mais Brunehilde renvoya
fièrement les pierreries à sa
belle-sœur, en lui
faisant dire que ses bijoux, à elle, étaient sa
lance, sa
cuirasse, son bouclier, son casque et son
épée : ce
renvoi fut un nouveau motif à Lyderic de partir promptement,
car
il vit bien que s'il était resté plus longtemps
à
la cour du roi son frère, la mésintelligence
n'aurait
point tardé à se mettre entre les deux femmes.
Lyderic et Chrimhilde
partirent donc
pour le
château de Buck qu'habitait toujours la vieille princesse, et
ils
y arrivèrent au bout de huit jours de route.
Ermangarde fut bien
joyeuse de revoir
son fils, et
elle fit à Chrimhilde un véritable accueil de
mère. Au reste, tout allait parfaitement dans les
états
du comte de Flandres, ses peuples étant plus heureux qu'ils
n'avaient jamais été, et ne demandant rien autre
chose au
Ciel que la conservation d'un si bon prince.
Au bout de neuf mois
juste, la princesse
Chrimhilde
accoucha d'un beau garçon, qui reçut au
baptême le
nom d Andracus.
CHAPITRE NEUVIÈME.
En même temps
que Gunther
félicitait sa
sœur de son accouchement, il invita Lyderic à
venir le
voir avec Chrimhilde aussitôt qu'elle pourrait supporter le
voyage, lui disant qu'il avait des choses de la plus haute importance
à lui communiquer.
Lyderic communiqua la
lettre
à sa
femme : elle avait de son côté grand
désir de
revoir son frère, de sorte que comme, grâce
à son
bon naturel, elle avait oublié l'orgueilleux accueil de la
reine
Brunehilde, elle fut la première à l'inviter
à
revenir passer quelque temps à la cour du roi Gunther. Quant
à la vieille princesse, elle eut bien quelque peine d'abord
à donner son consentement à cette nouvelle
absence, mais
on lui promit de lui laisser son petit-fils, ce qui la
détermina
à ne plus s'opposer au départ de Lyderic et de
Chrimhilde, qu'elle aimait maintenant à l'égal
d'une
fille. — Le comte de Flandres, au reste, s'était
d'autant
plus facilement déterminé à laisser
son fils
à la vieille princesse, que Gunther ne lui ayant pas
même
dit dans sa lettre que Brunehilde fût enceinte, il craignait
de
lui inspirer des regrets plus vifs encore, en lui rappelant sans cesse
par la vue de son enfant qu'il avait été plus
heureux que
lui.— Lyderic et Chrimhilde partirent donc seuls pour la
capitale
des Highlands.
Ils furent
reçus par Gunther
avec les
démonstrations de la joie la plus vive ; la
fière
Brunehilde elle-même parut contente de les recevoir, et en
apercevant Lyderic, son visage se couvrit d'une vive rougeur, car elle
ne pouvait oublier ce baiser qui l'avait
réveillée et
dont elle n'avait jamais parlé à son
mari : de son
côté, Lyderic avait jugé inutile de
raconter
à Gunther cette circonstance de son ambassade, de sorte que
Gunther attribuait la rougeur de Brunehilde à la joie
qu'elle
avait de revoir ses anciens amis.
Aussitôt que
Lyderic et Gunther se trouvèrent
seuls, ce
qui ne tarda point, car tous deux en cherchaient l'occasion, Lyderic
demanda à Gunther quelles étaient les choses
importantes
dont il avait à l'entretenir.
Alors Gunther raconta
à
Lyderic une histoire
étrange. La nuit de ses noces, Brunehilde avait
détaché ses jarretières ;
avec l'une elle
avait lié les mains de son mari, avec l'autre les pieds, et
l'avait accroché à un faisceau d'armes qui
était
scellé dans la muraille, puis elle s'était
couchée
tranquillement. Gunther alors avait voulu crier et appeler au
secours ; aussitôt Brunehilde s'était
relevée
et l'avait si cruellement battu, que le pauvre diable avait fini par
promettre qu'il se tiendrait tranquille et muet toute la
nuit :
sur cette promesse, Brunehilde s'était recouchée
et avait
dormi tout d'une traite jusqu'au jour : au jour elle
s'était réveillée, et,
touchée des
supplications de Gunther, elle l'avait décroché.
Depuis lors, chaque nuit
la princesse en
avait
usé avec lui comme la première fois, seulement
elle le
battait plus cruellement encore. Il ne restait d'autre ressource
à Gunther que de se sauver le soir dans une pièce
voisine
de la chambre nuptiale, et de s'y barricader à double tour.
Telles étaient
les choses
importantes que Gunther avait à confier à son ami
Lyderic.
Ce ne fut pas sans raison
que Gunther
avait
compté sur son ami : Lyderic
réfléchit un
instant à ce qu'il venait d'entendre, puis, posant la main
sur
l'épaule de Gunther,— Sois tranquille, lui dit-il,
et ce
soir, quand les pages et les serviteurs se seront retirés,
au
lieu de sortir par la porte, ferme-la en dedans, et souffle la lampe,
le reste me regarde. Je t'ai déjà soutenu dans
les trois
premières épreuves, je ne t'abandonnerai pas dans
la
dernière.
— Tu seras donc là
? demanda Gunther.
— Je serai là,
répondit Lyderic.
— Mais comment saurai-je que
tu y es ?
— Je te parlerai à
l'oreille, comme j'ai fait au château de Ségard.
Gunther se jeta dans les
bras de son
ami, lui jurant
qu'il n'oublierait jamais ce dernier service, le plus grand de tous
ceux qu'il lui avait rendus.
La journée se
passa en
fêtes ; le
roi et la reine des Higlands avaient l'air d'être au mieux
ensemble ; aussi tout le monde déplorait-il la
stérilité de leur union, seul nuage qui
pût
obscurcir le ciel d'un aussi bon ménage, Brunehilde
consentant
à paraître la servante le jour, pourvu qu'elle
fût
la maîtresse pendant la nuit.
Le soir arriva sans que
Brunehilde se
doutât
en rien du complot qui était tramé contre elle.
Quand l'heure de se
retirer fut venue,
Lyderic
conduisit Chrimhilde à sa chambre, et lui disant qu'il avait
à causer d'affaires d'état avec Gunther, il la
laissa
seule, contre son habitude. Cet abandon momentané fit grande
peine à Chrimhilde ; mais son âme,
à elle,
était faite de dévouement, comme celle de
Brunehilde
était faite d'orgueil, et lorsque Lyderic lui eut dit que
cette
absence avait pour but de rendre un grand service à son
frère, elle ne retint plus son mari. En
conséquence
Lyderic passa dans la chambre voisine, mit sur sa tête le
casque
qui rend invisible, et s'achemina vers la chambre du roi. La porte en
était ouverte. Comme d'habitude, des pages et des
serviteurs,
portant chacun une torche à la main, venaient de conduire
leurs
souverains dans cette chambre témoin depuis un an de si
étranges choses : Lyderic se glissa parmi eux, et
voyant
que le roi regardait avec inquiétude, il s'approcha de lui
en
disant : Me voilà. Dès lors le visage de
Gunther
reprit toute sa sérénité, et son
regard cessa de
s'arrêter malgré lui sur le malencontreux faisceau
d'armes, auquel il devait les plus mauvaises nuits qu'il eût
passées de sa vie.
A l'heure habituelle, les
serviteurs et
les pages se
retirèrent, emportant les flambeaux et ne laissant qu'une
seule
lampe allumée. Alors Brunehilde, qui jusque là
avait
gardé l'apparence d'une femme soumise, se leva
fièrement,
et avec la démarche d'une reine, s'avança vers
son mari.
Mais celui-ci ayant demandé tout bas à Lyderic
s'il
était là, et en ayant reçu une
réponse
affirmative, s'élança vers la porte, et l'ayant
fermée à la clef, mit la clef dans sa poche, au
lieu de
s'enfuir comme il en avait l'habitude. Brunehilde frappa Gunther si
rudement, qu'il alla tomber sur la table où était
la
lampe, qu'il renversa et qu'il éteignit ; de sorte,
que la
chambre se trouva dans l'obscurité.
— Tu vois ? dis tout
bas Gunther
à
Lyderic.
— Oui, répondit
Lyderic ; et maintenant, mets-toi dans un coin et laisse-moi
faire.
Alors Lyderic
s'avança
à la place de
Gunther, et comme Brunehilde crut que c'était toujours son
mari,
et que par expérience elle avait appris à
connaître
sa supériorité sur lui, elle voulut lui saisir
les mains
pour les lui lier comme elle avait déjà fait.
Mais cette
fois les choses ne se passèrent plus ainsi que de coutume,
et au
contraire ce fut Lyderic qui prit Brunehilde par les poignets et qui
les lui lia avec le ceinturon ; puis il attacha Brunehilde au
faisceau d'armes et disparut. En sortant, ses pieds
rencontrèrent un léger obstacle près
de la
porte ; il se baissa pour voir ce que c'était et
ramassa
quelque chose de soyeux. Quand il fut arrivé à la
lumière, il reconnut la ceinture que Brunehilde portait
ordinairement et dans laquelle, suivant son habitude, se trouvait
passé un large anneau d'or à ses armoiries.
En rentrant chez lui,
Lyderic trouva
Chrimhilde fort
inquiète ; alors, comme il n'avait point de secret
pour
elle, il lui raconta ce qui venait de se passer, et lui montra l'anneau
et m ceinture qu'il avait trouvés. Chrimhilde les voulut
avoir : Lyderic s'y refusa un instant ; puis, comme
il vit
que son refus ne faisait qu'augmenter les désirs de sa
femme, il
lui donna l'anneau et la ceinture, en la priant de ne jamais dire
d'où ils lui venaient. Chrimhilde le lui promit, et dans ce
moment sans doute elle avait l'intention de tenir sa promesse.
Le lendemain, du plus
loin que Gunther
aperçut Lyderic, il alla à lui et lui serra la
main d'un
air triomphant ; quant à Brunehilde, elle parut au
contraire honteuse et attristée, et comme ne pouvant se
pardonner la victoire que son mari avait remportée sur elle.
Avec la faiblesse de la
femme ses
petites passions
étaient aussi venues à Brunehilde, et cette haine
instinctive qu'elle avait ressentie pour Chrimhilde s'augmenta
bientôt au point que les deux femmes ne pouvaient se
rencontrer
sans échanger l'une avec l'autre des paroles
piquantes ;
sur ces entrefaites, des troubles éclatèrent dans
le nord
du pays des Higlands, et Gunther fut obligé de quitter sa
capitale pour aller les apaiser : il prit donc
congé de
Lyderic et de Grimhilde, laissant à Brunehilde le soin de
remplir envers eux les devoirs de l'hospitalité.
Mais Brunehilde ne se vit
pas
plutôt seule,
qu'elle traita Lyderic et Chrimhilde avec une hauteur à
laquelle
ni l'un ni l'autre n'étaient habitués. Ce
n'était
rien pour Lyderic, qui croyait savoir la cause de ce mépris
apparent ; mais il n'en était point ainsi de
Chrimhilde,
qui ressentait doublement, pour elle et pour son mari, les insultes
qu'on lui faisait. Enfin, les insultes lui devinrent insupportables, et
elle résolut de s'en venger.
Alors, comme vint le
saint jour du
dimanche, sans
rien dire à son mari de ce qu'elle allait faire, elle passa
à son doigt l'anneau et serra autour de sa taille la
ceinture
que Lyderic avait trouvés chez Brunehilde pendant la nuit
où il avait lutté avec elle, et étant
partie pour
l'église en même temps que Brunehilde, au moment
d'y
entrer elle prit le pas sur elle. Alors Brunehilde l'arrêta.
— Depuis quand, lui dit-elle,
la vassale prend-elle le pas sur la reine ?
— Depuis, répondit
Chrimhilde, que je porte cette ceinture et cet anneau.
A ce geste, Brunehilde
jeta un cri et
tomba
évanouie entre les bras de ses femmes ; quant
à
Chrimhilde, elle entra avec assurance dans l'église et
s'agenouilla à la place d'honneur. Mais elle n'y fut pas
plutôt, qu'elle se rappela qu'elle avait manqué
à
la promesse qu'elle avait faite à son mari, et qu'elle
calcula
avec effroi quelles pouvaient être les suites terribles de sa
désobéissance : aussi, à
peine le saint
sacrifice de la messe fut-il terminé, qu'elle rentra au
palais,
et qu'ayant été trouver Lyderic, elle le supplia
de
partir à l'instant même, ne pouvant pas, lui
dit-elle,
endurer plus longtemps les humiliations que lui faisait subir sa
belle-sœur.
Lyderic, qui
n'était point
fâché
de mettre un terme à toutes ces dissensions, fixa son
départ au lendemain, et se présenta chez
Brunehilde, pour
prendre congé d'elle. Mais Brunehilde refusa de le recevoir,
et
Lyderic prenant ce refus pour une nouvelle insulte, au lieu d'attendre
le lendemain, partit le soir, sans même écrire
à
Gunther pour lui apprendre la cause de son départ.
Quelques jours
s'étaient
écoulés à peine depuis que Lyderic et
Chrimhilde
avaient quitté la capitale des Higlands, lorsque Gunther y
rentra, après avoir heureusement apaisé les
troubles qui
l'avaient appelé dans le nord de ses états. Son
premier
soin fut de se rendre auprès de la reine ; mais, au
lieu de
la voir toute joyeuse ainsi qu'il s'y attendait, il la retrouva en
larmes, et comme il s'avançait vers elle pour la serrer dans
ses
bras, elle tomba à ses genoux, en lui demandant vengeance
contre
Lyderic.
— Qu'a-t-il donc fait ? demanda Gunther
étonné.
— Sire, répondit Brunehilde, il m'a
insultée
gravement, et vous a insulté plus gravement
encore ; car
s'étant procuré, je ne sais comment, la ceinture
et
l'anneau que vous m'avez dérobés pendant la nuit,
il les
a donnés à Chrimhilde, en lui disant que
c'était
lui qui me les avait pris : et vous savez bien le contraire,
monseigneur, puisque vous avez été un an sans me
les
pouvoir enlever.
Gunther devint
très-pâle, car il crut
qu'il avait été trahi par Lyderic ; et
relevant sa
femme :
—C'est bien, lui
répondit-il, mais n'avez-vous parlé de cela
à personne ?
—A personne qu'à
vous, monseigneur, dit Brunehilde.
—Eh bien, continuez
d'être aussi discrète, répondit
Gunther, et, sur mon âme, vous serez vengée.
Et Brunehilde, la fière
reine, se releva
à demi consolée, à la seule
idée de la
vengeance que lui promettait Gunther.
Cependant, comme Gunther
était brave, sa
première idée fut de se venger bravement, en
accusant
Lyderic de mensonge et en l'appelant en combat particulier ;
mais
aussi comme il connaissait, pour les avoir
éprouvés
à son profit, la force et le courage de Lyderic, il
résolut de prendre, avant d'en venir à ce combat,
toutes
les précautions que pouvait lui offrir la prudence
réunie
à la loyauté. La plus urgente de ces
précautions
était de se procurer une armure à
l'épreuve de la
lance et de l'épée ; mais, ne s'en
rapportant
à personne du choix de celte armure, il se mit
un matin en route pour aller la commander lui-même au
forgeron Mimer.
Au bout de cinq ou six
jours de marche,
Gunther
arriva donc à la forge, où il trouva Mimer, Hagen
et les
autres compagnons, qui continuaient de forger les plus belles et les
plus
fortes armes qui se pussent voir : Gunther leur expliqua
minutieusement son armure telle qu'il la voulait, et promit de la payer
un tel prix, que maître Mimer et ses compagnons, voulant de
leur
côté faire de leur mieux, demandèrent
à
Gunther contre qui il voulait se servir de cette armure, afin d'en
proportionner la force à celle de l'adversaire, qu'ils
devaient
connaître, quel qu'il fût, tous les chevaliers de
l'Occident se fournissant chez eux.
Gunther répondit que
cet
adversaire était Lyderic, premier comte de Flandre.
Alors Mimer secoua la
tête ; et comme Gunther lui demandait ce que
signifiait ce geste,
— Seigneur chevalier,
répondit-il, vous
avez là une méchante besogne : il n'y a
si bonne
armure qui puisse vous défendre contre
l'épée
Balmung, qui a été forgée sur cette
enclume par
Lyderic lui-même, et il n'y a si bonne
épée qui
puisse blesser Lyderic, car il a tué le dragon dont le sang
rend
invulnérable, et, comme le chevalier Achille, il n'y a
qu'une
place du corps où on puisse le frapper, car il s'est
baigné dans le sang du dragon, et, à l'exception
d'un
endroit où est tombée une feuille de tilleul, il
a tout
le corps couvert d'une écaille qui, toute fine qu'elle est,
est
plus impénétrable que le plus
impénétrable
acier.
— Et à quel endroit
cette feuille est-elle tombée ? demanda Gunther.
— Voilà ce que
j'ignore, répondit le forgeron.
Alors Hagen, le premier
compagnon, qui,
comme on se
le rappelle, avait donné à Mimer le conseil
d'envoyer
Lyderic à la Forêt-Noire, s'avança et
dit à
Gunther :
— Sire chevalier, avec les
traîtres il
faut agir traîtreusement ; si vous voulez me donner
la
moitié de la somme dont vous comptiez payer l'armure, et
donner
l'autre moitié à maître Mimer, je me
charge de vous
débarrasser de Lyderic, et, quand il sera mort, vous
conquerrez
ses états.
— Et quel moyen comptez-vous
employer pour cela ?
— Cela me regarde,
monseigneur ; rapportez-vous-en a moi, répondit
Hagen.
— Eh bien! soit, dit Gunther,
faites comme
vous l'entendrez ; voici la moitié de la somme que
je
comptais mettre à l'armure, l'autre moitié vous
sera
payée quand vous m'aurez débarrassé de
Lyderic.
C'est ainsi que fut fait
le pacte entre
Gunther, roi
des Higlands, le forgeron Mimer et son premier compagnon Hagen.
Le même jour
Gunther repartit
pour sa
capitale, et Hagen, ayant pris son long bâton à la
main et
portant son paquet sur son dos, s'achemina vers le château de
Buck.
Il y arriva le
troisième
jour, et demanda
à parler au comte Lyderic ; et Lyderic, ayant
appris qu'un
voyageur demandait à lui parler, ordonna que ce voyageur
fût amené devant lui. A peine l'eut-il
aperçu qu'il
reconnut Hagen, le premier compagnon de maître Mimer.
Comme Lyderic avait une
mémoire tout à
fait oublieuse du mal, il reçut admirablement bien Hagen, et
lui
demanda ce qui l'amenait à sa cour.
Hagen répondit
que,
s'étant pris de
querelle avec maître Mimer pour affaires de son
état, il
l'avait quitté, et que, s'étant résolu
d'aller
offrir ses services comme armurier à quelque noble seigneur,
il
avait pensé avant tout à son ancien camarade de
forge, et
venait eu toute humilité mettre ses petits moyens
à sa
disposition. Or comme Lyderic savait que Hagen était,
après maître Mimer, le premier armurier qui
existât,
il le retint à l'instant même à son
service, et lui
confia la surveillance de toutes ses forges et de toutes ses
armureries : cette importante acquisition fut vue d'un
très-bon œil par tout le monde, excepté
par Peters,
car il connaissait le mauvais naturel de Hagen et la haine qu'il
portait à son maître ; mais Lyderic ne
fit que rire
de ses inquiétudes, et Hagen fut installé au
château dans l'emploi qui avait été
créé pour lui.
Quelques jours
après, Lyderic
reçut de
Gunther une lettre qui lui annonçait que l'insurrection
avait
fait de tels progrès dans ses états, qu'il le
suppliait
de venir à son secours avec ses meilleurs chevaliers.
A l'instant
même Lyderic,
oubliant la
mésintelligence qui régnait entre les deux
reines,
ordonna que tout fût prêt le plus tôt
possible, et
commanda a ses cent meilleurs hommes d'armes de s'appareiller de leur
mieux pour l'accompagner dans le royaume des Higlands.
Cet ordre avait
répandu la
joie dans le
comté de Flandre, car, pour ces hommes de fer, la guerre
était une fête ; il n'y avait que la
vieille
princesse et Chrimhilde qui, l'une par pressentiment maternel, et
l'autre par connaissance du caractère de son
frère,
virent avec peine cette excursion.
Or, il arriva que
Chrimhilde ayant
exposé
assez haut ses craintes pour être entendue de Hagen, celui-ci
s'approcha d'elle et lui dit :
— Noble dame, je sais ce qui
cause vos
inquiétudes : votre époux est
invulnérable
par tout le corps, excepté en un seul endroit où
est
tombée une feuille de tilleul, et vous craignez qu'il ne
soit
frappé justement en cet endroit : mais si vous
voulez faire
une marque à son vêtement à cet
endroit, je le
suivrai par derrière, et j'écarterai tous les
coups qui
pourraient le menacer.
Chrimhilde accueillit
cette offre comme
une
inspiration du ciel, remercia Hagen, et promit qu'elle broderait une
petite croix sur la partie de l'habit qui couvrait la place
vulnérable, afin que Hagen pût défendre
cette
place. C'était tout ce que voulait celui-ci.
Au jour fixé, Lyderic et ses cent hommes d'armes
étaient
prêts ; et, selon son habitude, le comte de Flandre
n'avait
d'autre arme que son épée : il
était
vêtu d'un pourpoint que lui avait fait Chrimhilde, et sur
lequel,
au-dessous de l'épaule gauche, était
brodée une
petite croix.
Au moment du
départ,
Péters vint
supplier le comte de ne point emmener Hagen ; mais Hagen, dans
une
guerre, était un homme trop précieux par son
habileté à fabriquer et à
réparer les
armes, pour que Lyderic s'en privât : aussi ne
fit-il que
rire des craintes de Peters, et constitua-t-il Hagen intendant
général de son armurerie.
Lyderic prit
congé de sa
mère et de sa
femme, avec sa confiance ordinaire dans la fortune : il avait
l'épée Balmung, dont il connaissait la
trempe ; il
avait le fouet d'or du roi des Niebelungen ; enfin il avait le
casque qui rend invisible : c'était, avec son
courage, des
garanties plus que suffisantes pour la victoire.
CHAPITRE DIXIÈME.
Le comte de Flandre et
ses cent hommes
marchèrent trois jours, puis ils s'embarquèrent
sur des
vaisseaux que Lyderic avait fait préparer ; de
sorte qu'au
bout de huit jours de son départ du château de
Buck, il
abordait dans la capitale des Higlands.
Lyderic fut fort
étonné ; car, au
lieu de trouver les états du roi Gunther dans le trouble et
la
désolation, comme celui-ci lui avait écrit qu'ils
étaient, il les trouva en fête de ce que la
révolte
était apaisée. Au reste, le roi Gunther attendait
Lyderic
sur le rivage, et il lui lit l'accueil qu'avait droit d'attendre un ami
si diligent à porter secours.
Lyderic trouva tout
préparé pour une
grande chasse, que Gunther donnait en son honneur. Cette chasse devait
avoir lieu le lendemain même de son
arrivée ; de
sorte que Lyderic ne fit que coucher dans la capitale du roi des
Higlands, et dès le lendemain matin partit avec Gunther pour
une
grande forêt, au centre de laquelle était
fixé le
rendez-vous. Quant aux cent chevaliers, ils restèrent dans
la
capitale, et Gunther ordonna aux gens de sa cour de leur faire grande
chère, comme lui-même faisait au maître.
Hagen et
Péters accompagnèrent seuls Lyderic.
Comme la forêt
était peu distante de la
capitale, on y arriva à sept heures du matin, et l'on se mit
en
chasse aussitôt, les piqueurs ayant
détourné un
ours.
Au bout d'une heure ou
deux de chasse,
l'ours
fatigué s'accula, et tint aux chiens ; alors les
piqueurs
sonnèrent leurs fanfares et les chasseurs accoururent.
Gunther
allait le charger l'épée à la main,
lorsque
Lyderic proposa de le prendre vivant, afin d'en faire don à
la
princesse Brunehilde. Alors, comme personne n'osait se charger de la
capture, il se fit donner des cordes, descendit de cheval, alla droit
à l'ours, qui se levait sur ses pattes de
derrière.
C'était ce que demandait Lyderic : il prit l'animal
à bras-le-corps, et l'ayant terrassé, il lui lia
les
quatre pattes et le museau, le chargea sur son
épaule ; et,
comme tous les chevaux regimbaient quand on voulait le leur mettre sur
le dos, il continua de le porter jusqu'à l'endroit
où
l'on devait trouver le déjeuner.
Le déjeuner
était
fidèlement
arrivé à son poste, et il était riche
et copieux,
comme il convenait à des chasseurs affamés. Mais,
par un
oubli étrange, le vin manquait : Gunther gronda
fort tous
les serviteurs, qui rejetèrent la faute les uns sur les
autres.
Mais comme cela ne remédiait en rien à l'affaire,
le roi
eut l'air de se rappeler qu'on était passé, en
venant,
près d'une si claire fontaine, que chacun avait voulu y
boire.
Il ordonna alors aux serviteurs d'aller y puiser de l'eau ;
mais
comme Lyderic était échauffé de son
combat avec
l'ours, il n'eut point la patience d'attendre, et se mit à
courir vers la fontaine. C'était l'occasion qu'attendait
Hagen ; aussi le suivit-il, dans l'intention apparente de le
servir au besoin.
En arrivant
près de la
fontaine, Lyderic posa
sa lance contre un saule qui l'ombrageait, et, pour être
encore
plus à son aise, se débarrassa de son casque et
de son
épée. Alors il s'agenouilla, et, baissant la
tête,
il but à même la source. Hagen profita de ce
moment, prit
contre le saule la lance de Lyderic, et guidé par la croix
que
Chrimhilde avait brodée elle-même sur son habit,
il la lui
enfonça au-dessous de l'épaule gauche de toute la
longueur du fer.
Lyderic jeta un cri et se
releva ; puis,
quoique atteint mortellement, il saisit Balmung, et, comme un lion
blessé et qui épuise sa vie dans un dernier
effort de
vengeance, il rejoignit Hagen en trois bonds, et d'un seul coup de
Balmung il lui fendit la tête si profondément, que
les
deux parties tombèrent sur chaque épaule.
Aussitôt
il se retourna et aperçut Péters qui, redoutant
quelque
trahison, avait suivi Hagen, mais qui était
arrivé trop
tard : il voulut parler pour lui adresser quelque
suprême
recommandation, mais il ne put que lui faire de la main signe de
s'enfuir, et il tomba mort près du cadavre de son assassin.
Péters comprit qu'il
n'y
avait pas de temps
à perdre, car il était évident que la
vengeance de
Gunther ne s'arrêterait point là : Il
s'orienta donc
en jetant un coup d'oeil sur les nuages, et, guidé par la
direction du vent, il prit sa course vers la mer. Arrivé sur
le
rivage, comme il vit qu'on le poursuivait, il
s'élança la
tête la première dans les flots, et, ayant
gagné
à la nage une des galères flamandes qui
étaient
à l'ancre, il raconta ce qui venait d'arriver au capitaine,
qui
donna aussitôt l'ordre d'appareiller
et fit voile vers le port le plus près, qui était
celui de Blakenberg.
La désolation
fut grande au
château de
Buck lorsqu'on y apprit la fatale nouvelle. Chrimhilde se jeta aux
genoux de la vieille princesse en lui demandant pardon, car
c'était elle qui doublement avait tué Lyderic, la
première fois par son orgueil, la seconde fois par sa
confiance.
Heureusement Ermengarde était un cœur puissant et
religieux ; et, toute brisée qu'elle
était de la
perte de son fils, elle songea qu'il fallait avant tout se mettre en
mesure contre de nouveaux malheurs ; et, ayant fait proclamer
à l'instant la mort de Lyderic et la trahison de Gunther,
elle
appela tous les Flamands à la défense de leur
jeune
comte ; puis elle envoya un messager au roi Dagobert, en lui
faisant savoir le besoin qu'elle allait avoir de son secours.
En effet, huit jours
s'étaient à peine
écoulés que Gunther débarqua avec une
armée
considérable dans le port de l'Ecluse.
Quelle que fût
l'activité qu'eût
déployée la bonne dame Ermengarde, la situation
n'en
était pas moins critique. Les cent chevaliers que Lyderic
avait
emmenés avec lui et qui étaient les plus braves
de sa
principauté de Dijon et de sa comté de Flandre,
avaient
été faits prisonniers au moment où ils
s'y
attendaient le moins, sans avoir même pu se
défendre ; et le messager envoyé
à la cour
des Francs avait répondu que le roi Dagobert venait de
mourir,
et que son fils Sigebert, qui avait hérité de la
France
orientale, étant en guerre avec Clovis, son
frère, qui
avait hérité de la France occidentale, il ne
pouvait,
malgré le grand désir qu'il en avait, distraire
aucune
troupe de son armée. Les deux pauvres femmes en
étaient
donc réduites à leurs propres forces, et ces
forces, qui
étaient peu de chose, étaient encore moralement
fort
diminuées par l'absence d'un chef qui pût donner
de
l'unité à la défense.
Cependant Gunther et son
armée avançaient
toujours :
le prétexte qu'il donnait à son agression
était
que le jeune comte Andracus étant mineur, il venait, comme
son
oncle, réclamer la régence de sa
comté. Mais comme
tout le monde savait qu'il était l'assassin du
père,
personne ne se laissait prendre à son apparente
amitié
pour le fils.
Ermengarde et Chrimhilde
avaient
rassemblé
autour d'elles, et pour la défense du château de
Buck,
tout ce qu'elles avaient pu réunir d'hommes d'armes et de
serviteurs ; et, sans autre espoir qu'en Dieu, elles priaient
agenouillées de chaque côté du berceau
du jeune
comte, lorsqu'on vint leur annoncer qu'un chevalier, sans couronne
à son casque et sans armoiries à son bouclier, et
qui
cependant paraissait familier avec les armes, demandait à
être introduit devant elles. Dans une circonstance semblable,
aucun secours n'était à
dédaigner :
Chrimhilde et Ermengarde donnèrent l'ordre que le chevalier
fût introduit devant elles.
L'inconnu
était un homme
d'une haute et
puissante stature, et qui paraissait, comme l'avait dit son
introducteur, familier avec les armes. La visière de son
casque
était baissée ; mais une barbe blanche
qui passait
par l'ouverture inférieure indiquait que si celui qui se
présentait avait perdu quelque chose du
côté de la
force, il avait dû gagner du côté de
l'expérience. Il s'inclina devant les deux femmes, et,
abordant
sans détour le sujet qui l'amenait, il leur dit qu'ayant
appris
la situation déplorable où elles se trouvaient,
il
était venu leur offrir son secours, espérant
qu'il ne
serait point méprisé par elles, quelque faible
qu'il
fût, et offrant, si elles avaient quelque
défiance, de
jurer sur l'Évangile qu'il était prêt
à
sacrifier sa vie pour la défense des droits du jeune comte.
Il y avait dans la voix
de l'inconnu une
telle
expression de vérité, que, quoique les deux
femmes
ignorassent encore si son courage et son expérience,
répondaient à la confiance qu'il leur avait
inspirée, elles acceptèrent ses services, lui
disant
qu'elles tenaient pour inutile tout autre serment que sa seule parole,
et elles lui remirent la défense du château avec
le
commandement de leur petite armée.
Aussitôt, et
comme il n'y
avait pas de temps
à perdre, le chevalier inconnu salua les deux dames et
descendit
dans la cour faire ses dispositions.
Là, ayant
réuni
tout son monde, il vit
qu'il pouvait disposer de douze cents hommes d'armes, sans compter les
serviteurs et les valets ; et dès lors, les voyant
animés du meilleur esprit, il résolut, quoique
l'armée qui venait l'attaquer fût quatre fois plus
nombreuse que la sienne, de ne point l'attendre derrière ses
murs, mais d'aller au-devant d'elle dans la forêt. Eu
conséquence, il laissa, pour la défense du
château,
une centaine d'hommes d'armes avec tous les valets et les serviteurs,
et avec le reste il s'apprêta à marcher
à l'ennemi.
Au moment de partir, un vieux garde lui offrit de lui servir de
guide ; mais le chevalier inconnu lui répondit
qu'ayant
été élevé non loin de cette
forêt,
toutes les routes lui en étaient familières. En
effet,
aux premières dispositions qu'il fit, les soldats
reconnurent
qu'il avait une science des lieux au moins égale
à la
leur, et leur confiance en lui s'en augmenta encore.
Le chevalier inconnu
disposa son armée à
l'endroit
même où, vingt-trois ans auparavant, le comte
Salwart
avait été assassiné et la comtesse
Ermengarde
faite prisonnière. C'était un
défilé qui
semblait fait exprès pour une embuscade, et où
deux cents
hommes pouvaient lutter contre deux mille.
A peine les dispositions
étaient-elles
prises, que l'on aperçut l'armée de Gunther, qui,
se
reposant sur sa force numérique et surtout sur le peu de
résistance qu'on lui avait opposé
jusque-là,
s'avançait plein de confiance et sans prendre d'autre
précaution que de se faire précéder
d'une
avant-garde. Le chevalier inconnu laissa passer cette avant-garde,
puis, lorsque l'armée tout entière fut
engagée
dans le défilé, il donna le signal convenu, et
les
Higlands se virent écrasés par des rochers, sans
qu'ils
pussent même distinguer la main vengeresse qui les poussait
sur
eux. En même temps, et lorsqu'il vit que le
désordre
commençait à se mettre dans leurs rangs, le
chevalier
inconnu les attaqua lui-même de front, avec grand bruit de
cors
et de fanfares, qui, répété par les
échos
de la forêt, pouvait faire croire à un nombre de
soldats
triple de celui qu'il avait réellement.
Gunther paya bravement de
sa
personne ; mais
les dispositions étaient trop bien prises pour que la
victoire
restât longtemps incertaine. Après un combat de
deux
heures, l'armée des Higlands fut mise en fuite et
taillée
en pièces, et Gunther lui-même, pressé
vivement,
parvint à grand' peine à se sauver avec une
centaine
d'hommes. Arrivé au bord de la mer, il se jeta dans un de
ses
navires, et, tout honteux de sa défaite, regagna nuitamment
sa
capitale.
Les vainqueurs
regagnèrent le
château,
rapportant aux deux femmes cette bonne nouvelle, mais rapportant le
chevalier inconnu blessé à mort.
Elles allèrent
au-devant de
leur
libérateur, qui, en les voyant s'approcher de lui, leva la
visière de son casque, et elles reconnurent Phinard, le
vieux
prince de Buck, qui, trois ans auparavant, avait fait à
Lyderic
la cession de ses états et s'était
retiré dans la
forêt pour y accomplir la pénitence qu'il
s'était
imposée. Au fond de sa retraite, il avait appris le danger
que
couraient les deux princesses et le jeune comte ; il avait
alors
revêtu une dernière fois les armes mondaines pour
venir
à leur secours. Dieu avait béni son entreprise,
et par un
jeu du hasard, ou plutôt par une permission de la Providence,
l'expiation avait eu lieu à l'endroit même
où avait
été commis le crime.
Phinard expira le
lendemain, priant les
deux
princesses de ne pas lui chercher une autre tombe que celle qui avait
été creusée miraculeusement pour lui
dans la cour
déserte pendant la nuit qui avait amené sa
conversion.
Il y fut
enterré selon ses
désirs. Dieu ait son âme.
Quant au jeune comte
Andracus, il
régna
pendant longues années avec joie et honneur, et eut un fils,
qui
fut monseigneur Beaudouin Ier, surnommé Beaudouin aux
côtes de fer.
Ceci est la
véritable
légende de Lyderic, premier comte de Flandre.
ALEXANDRE DUMAS.
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