< Alexandre Dumas |
MUSÉE DES FAMILLES — Sept. 1841 |
2ème Partie > |
CHAPITRE PREMIER.
L'origine des comtes de
Flandre remonterait, s'il faut en croire la chronique, à
l'an 640 : comme toute grande puissance , son berceau est
entouré de ces traditions mystérieuses
familières à tous les peuples et qui se sont
perpétuées depuis Sémiramis, la fille
des Colombes, jusqu'à Rémus et Romulus, les
nourrissons de la louve. Voici au reste cette tradition dans toute sa
simplicité :
Vers la fin de l'an 628,
Boniface V, étant pape à Rome et Clotaire
régnant sur l'empire des Francs, Salwart, prince de Dijon,
revenant, avec sa femme Ermengarde, de faire baptiser dans une
église
très-vénérée, Lyderic, leur
fils premier-né, traversait la forêt de
Sans-Merci, que l'on appelait ainsi à cause des brigandages
qu'y exerçait Phinart, prince de Buck. Malgré la
mauvaise réputation du lieu, Salwart, comptant sur son
courage, n'avait autour de lui pour toute suite que quatre serviteurs,
lorsque, arrivé vers la fin du jour à un endroit
très-épais et très-sombre de la
forêt, il fut attaqué par une troupe d'une
vingtaine d'hommes commandée par un chef qu'à sa
taille gigantesque il lui fut facile de reconnaître pour le
prince de Buck. Malgré la disproportion du nombre, il ne
résolut pas moins de combattre, non point qu'il
eût l'espérance de sauver sa vie, mais parce que
pendant le combat il espérait que sa femme et son enfant
auraient le temps de fuir. En effet, comme la nuit, ainsi que nous
l'avons dit, commençait à se faire sombre,
Ermengarde se laissa glisser au bas de son cheval et
s'enfonça dans la forêt. Confiante alors dans la
providence de Dieu et voulant accomplir autant qu'il était
en elle ses devoirs de mère et d'épouse, elle
cacha son enfant au milieu d'un buisson, qui poussait proche d'une
fontaine appelée encore aujourd'hui le Saulx, à
cause des grands saules qui l'ombrageaient; puis, après
l'avoir recommandé à Dieu dans une ardente
prière, elle revint vers l'endroit de la forêt
où elle avait quitté son mari, afin, vivant ou
mort, libre ou prisonnier, de partager le sort qu'il avait plu au
Seigneur de lui faire.
En arrivant au lieu du
combat, elle trouva huit corps morts étendus par terre.
Comme la lune venait de se lever, elle put en examiner les visages,
reconnaître que c'étaient ceux de ses quatre
serviteurs et probablement ceux de quatre assaillans ; mais en
aucun des trépassés elle ne reconnut son
mari : il était donc à coup sur
prisonnier, car elle connaissait trop le noble comte de Salwart pour
penser un seul instant qu'il avait fui. Au même instant elle
aperçut, à la lueur des torches qui
l'escortaient, un convoi qui s'avançait dans la direction
d'un château fort, qui avait été
autrefois une citadelle romaine ; et, comme elle reconnut dans
la haute stature de l'homme qui le pré-cédait
à cheval le chef de la troupe qui les avait
attaqués, elle ne fit plus de doute que ce convoi
n'emmenât son mari.
Or, comme elle avait
décidé que sa place à elle
était près du comte, elle hâta le pas
et rejoignit le cortège. Elle ne s'était point
trompée: le comte, mortellement blessé,
était couché sur un brancard ; les
soldats s'écartèrent pour faire place
à cette femme déjà à demi
veuve, et de Buck, enchanté d'avoir deux prisonniers au lieu
d'un , continua sa route vers son château, où l'on
arriva après une demi-heure de marche a peu près.
Dans la nuit, le comte
mourut en priant pour son fils. La comtesse resta
prisonnière.
Dès le
lendemain, le prince de Buck offrit à la comtesse de Salwart
de racheter sa liberté au prix de ses États ou du
moins d'une partie. Mais la comtesse pensa que tels elle les avait
reçus de ses pères, tels elle devait les
conserver à son enfant, et refusa toute
négociation, disant au prince de Buck que comme son mari et
elle étaient comtes souverains, ayant reçu leurs
biens de Dieu, c'était à Dieu seul à
disposer de leurs biens. Le prince de Buck ordonna alors de resserrer
encore la captivité de la comtesse, espérant
qu'elle se lasserait de sa prison et qu'il obtiendrait du temps ce
qu'il voyait bien qu'il ne pourrait obtenir de la menace et de la
violence. Il reprit donc ses brigandages dans la forêt
Sans-Merci, et Ermengarde continua de prier près de la tombe
du comte.
Il y avait dans la
forêt, et non loin de l'endroit où avait eu lieu
le combat, un ermitage
très-vénéré
habité par un vieil anachorète, qui avait fait
force miracles dans son temps,
mais qui commençait à se reposer, voyant
l'espèce humaine devenir de jour en jour plus mauvaise et ne
la jugeant plus digne des célestes spectacles qu'il aurait
pu lui donner ; aussi demeurait-il pour la plupart du temps
retiré dans le fond de sa grotte, où il ne vivait
que du lait d'une biche qui, trois fois par jour, venait lui
présenter sa mamelle. L'ermite buvait une partie de ce lait
et faisait cailler l'autre ; de sorte qu'avec quelques racines
qu'il arrachait de terre aux environs de sa grotte, il se trouvait
avoir des provisions suffisantes : grâce
à cette frugalité, il y avait plus de cinq ans
qu'il n'avait mis le pied dans aucune ville ni dans aucun village.
Or, il arriva qu'un jour
le bon vieillard s'aperçut que sa biche ne revenait
à lui que la mamelle à moitié pleine ,
si bien que ce jour-là il eut encore du lait pour boire,
mais n'en eut point a faire cailler : il attribua cette cause
à quelque accident naturel qui disparaîtrait sans
doute connue il était venu, et attendit au lendemain.
Le lendemain il trouva sa
mesure encore diminuée, et non-seulement il n'en eut pas
pour faire cailler, mais encore à peine en eut-il pour
boire. Le bon ermite prit patience, espérant toujours que
les choses changeraient, et cela était d'autant plus
probable que sa biche paraissait mieux portante que jamais et avait un
air joyeux qui faisait plaisir à voir.
Mais le surlendemain la
chose continuait d'aller de mal en pis : la pauvre biche ce
jour-la avait la mamelle si sèche que l'ermite, qui n'avait
plus même de lait pour boire, fut obligé de sortir
de sa grotte pour aller chercher de l'eau. Il profita en même
temps de la circonstance pour faire provision de racines, car depuis
deux jours il était à la diète , et
son ordinaire, était déjà si peu de
chose que quelque peu qu'on en retranchât, le jeûne
devenait par trop rigoureux pour être supporté.
Le jour
d'après, la biche revint la mamelle parfaitement vide.
Pour cette fois il n'y avait pas
à s'y tromper : quelque voleur se trouvait sur la
route de la lionne pourvoyeuse et interceptait les vivres du pauvre
anachorète.
Cependant, avant de
concevoir un si terrible soupçon contre son prochain, le
vieillard résolut de s'en assurer, et le matin du
cinquième jour, comme la biche venait ainsi que d'habitude
lui faire sa visite, il ferma la porte sur elle.
Toute la
journée la biche parut fort inquiète, allant de
l'ermite à la porte de l'ermitage et de la porte de
l'ermitage à l'ermite ; le tout en bramant d'une
façon si lamentable que le vieillard vit bien qu'il se
passait quelque chose d'étrange. Pendant ce temps, au reste,
sa mamelle se remplissait comme aux jours de sa plus grande abondance,
et l'ermite lut obligé de la traire trois fois. Il
était donc bien évident que le défaut
de lait qu'il avait trouvé chez elle depuis quelques jours
ne devait pas être attribué à la
stérilité.
Le soir, l'ermite
entr'ouvrit la porte pour se chauffer, comme c'était son
habitude, aux derniers rayons du soleil couchant; mais quelque
précaution qu'il eût prise en ouvrant la porte
pour retenir la biche prisonnière, celle-ci, dès
qu'elle vit une ouverture, s'élança si violemment
qu'elle renversa le vieillard et, se trouvant libre,
s'élança joyeuse et bondissante dans la
forêt.
L'ermite se releva en
secouant la tète : il connaissait sa biche et la
savait incapable de se porter à un pareil acte de violence,
même pour recouvrer sa liberté, car quelquefois,
étant tombé malade, il l'avait vue des jours
entiers rester couchée près de lui, ne sortant
que pour brouter l'herbe et revenant aussitôt. Il comprit
donc qu'il y avait la-dessous quelque mystère et que ce
mystère était tout autre chose que ce qu'il avait
soupçonne d'abord.
Le jour suivant, sa
conviction redoubla quand il ne vit point revenir la biche :
c'était la première fois depuis cinq ans que le
fidèle animal manquait à ses habitudes. Le bon
ermite attendit ; mais toute la journée se passa
sans que la biche
reparût.
Le lendemain, le
vieillard commença de craindre qu'il ne fût
arrivé malheur à sa compagne. Aussi
dès le point du jour alla-t-il ouvrir sa porte ;
mais alors il la vit qui broutait à quelques pas de
l'ermitage : en l'apercevant, la biche manifesta par quelques
bonds joyeux le plaisir qu'elle avait à le revoir ;
mais ce fut tout, car elle ne fit pas un pas vers l'ermitage.
L'anachorète l'appela ; a sa voix ,
fût-elle à cinq cents pas de distance , elle avait
l'habitude d'accourir, mais cette, fois elle se contenta de tourner la
tête de son côté en dressant les
oreilles. L'ermite fit alors quelques pas vers elle ; mais
elle s'éloigna à mesure qu'elle le vit s'avancer.
Il était évident qu'elle lui gardait rancune de
sa captivité de la veille et qu'elle ne voulait pas s'y
exposer une seconde lois.
Ce langage, mimique
était trop clair pour que le vieillard ne le comprit
pas : il résolut donc de
pénétrer les causes du changement de la biche
à son égard ; et comme vers le midi elle
cessa de paître et parut manifester l'intention de s'enfoncer
dans la forêt, l'ermite de son côté prit
la résolution de la suivre. Ce qu'il fit en effet,
secondé par la complaisance de l'animal, qui, comme s'il
eût compris l'intention du vieillard , continua de marcher
joyeusement par sauts et par bonds, mais sans jamais
s'éloigner assez de lui pour qu'il la perdit de vue.
La biche conduisit ainsi
le vieillard dans une charmante vallée toute
plantée de saules qui trempaient
l'extrémité de leurs longues branches pleurantes
dans un petit ruisseau dont l'ermite connaissait la source pour s'y
être souvent désaltéré.
Arrivé à quelques pas de cette source, la biche
fit trois ou quatre bonds et disparut. Le vieillard hâta le
pas et arriva à l'endroit où il l'avait perdue de
vue : là, il s'arrêta, regardant autour
de lui sans rien voir autre chose qu'un gros buisson, sur lequel
chantait un rossignol. Bientôt au milieu de ce buisson il
entendit bramer doucement ; il s'approcha alors avec
précaution et aperçut la biche couchée
et allaitant un petit garçon de trois ou quatre mois, qui
pressait ses mamelles avec ses petites mains. Le voleur
était trouvé.
Le vieillard tomba
à genoux et loua loua Dieu. Puis, ne voulant pas laisser la
faible créature exposée aux animaux
féroces auxquels elle avait échappé
jusqu'alors comme par miracle, il la prit entre ses bras, et,
l'enveloppant dans un pan de sa robe, il l'emporta dans son ermitage.
La biche les accompagna ,
regardant l'enfant et léchant les mains du vieillard.
Le vieillard appela
l'enfant Lyderic en mémoire du rossignol qui chantait sur le
buisson où il l'avait trouvé : lieder
voulant dire en vieil allemand : joyeux chansonnier.
On devine qu'à
compter de ce jour le bon anachorète vécut d'eau
et de racine , laissant à son nourrisson tout le lait de la
biche : aussi le nourrisson venait-il gros et fort que
c'était merveille ; à huit mois il se
tenait debout sur ses pieds et à dix il
commençait à parler.
L'ermite lui apprit
à lire dans la Bible. Mais de toutes les histoires que
contenait le livre saint, celles qui lui plaisaient davantage
étaient l'histoire de Nemrod, de Samson et de Judas
Machabée.
CHAPITRE
SECOND.
Aussi
dès
qu'il put courir, l'enfant se fit-il une fronde et un arc ; et
bientôt son adresse fut telle que, si
éloigné et si petit que fut le but, il
était sûr de l'atteindre avec sa flèche
et avec sa pierre.
Ses forces croissaient en
proportion de son adresse. A huit ans il était fort comme un
homme ordinaire, et à dix, comme il se promenait un jour,
ainsi que c'était son habitude, avec sa bonne nourrice qui
commençait à se faire vieille, un loup
affamé se jeta sur elle ; mais lui se jeta sur le
loup et il l'étouffa entre ses bras. Puis de sa peau il se
fit un vêtement, comme il avait vu dans les gravures
byzantines de la Bible du vieil ermite, que Samson s'en
était fait un de la dépouille du lion.
Comme il ne se servait de
sa fronde et de son arc que contre les oiseaux de proie ou les animaux
de carnage, tout ce qui était faible l'aimait et lui faisait
fête : les lapins couraient devant lui, les
chevreuils le suivaient comme s'il eût
été le berger de leur troupeau sauvage, et les
oiseaux volaient au-dessus de sa tête en lui chantant leurs
plus mélodieuses chansons, et parmi les oiseaux les
rossignols surtout, dont il y avait tous les ans un nid sur le buisson
où il avait été trouvé , si
bien que leur langage, inintelligible pour les autres, était
compréhensible pour lui et qu'il entendait tout ce qu'ils
disaient.
Le vieil ermite voyait
cela en pleurant de joie et en disant que le jeune homme
était béni de Dieu.
Le premier chagrin qu'eut
Lyderic fut causé par la mort de sa bonne biche :
l'enfant ne savait point ce que c'était que la mort. Le
vieillard le lui expliqua ; mais l'explication, au lieu de le
consoler, le rendit plus triste encore. Il creusa une fosse pour elle,
la recouvrit de terre et de gazon, puis il s'assit en pleurant
près de la tombe.
Alors un rossignol se mit
a chanter au-dessus de sa tête :
« Tout vient de Dieu,
tout retourne à Dieu —
l'éphémère en une seconde, l'insecte
en une heure, la rosé en un jour, le papillon en six mois,
le rossignol en un lustre, la biche en quinze ans et l'homme en un
siècle, — et depuis
l'éphémère qui a vécu une
seconde jusqu'à l'homme qui a vécu un
siècle, une fois mort, il semblera à
l'éphémère, à l'insecte, au
rossignol, à la biche et à l'homme qu'ils auront
vécu le même temps, car ils n'auront plus d'autre
horloge que celle de l'éternité, dont un
battement dit — jamais — et l'autre battement
— toujours
» Dieu est immortel, — louons
Dieu. »
Et le rossignol se mit
alors a chanter, toujours dans son langage, un cantique si plein de foi
que Lyderic leva son regard au ciel et qu'un rayon de soleil
sécha les larmes qui coulaient de ses
yeux ; l'enfant était consolé.
Cependant la consolation
n'est pas l'oubli : l'une est la fille de la foi, l'autre est
le fils de l'égoïsme. Tous les jours Lyderic venait
rendre visite à la tombe de la biche, sur laquelle
poussaient des fleurs et autour de laquelle chantaient les oiseaux. Peu
à peu le gazon qui la couvrait se confondit avec le gazon
voisin : à la fin de l'année,
à peine s'il pouvait reconnaître la place. L'hiver
vint, la terre se couvrit de neige ; puis le printemps reparut
à son tour, étendant sur la terre son tapis
d'herbe tout brodé de fleurs ; la nature
était plus belle que jamais, mais tout vestige du tombeau de
la pauvre biche avait disparu, et il fut impossible à
Lyderic de retrouver même sa place.
Tandis qu'il la
cherchait, courbé vers la terre , le rossignol
chanta :
« Cherche, Lyderic,
cherche ; mais tu chercheras vainement. Le monde n'est
formé que de débris humains ; chaque
atome de poussière a appartenu à un
être animé : si toute fosse ne
s'affaissait d'elle-même, la terre aurait plus de vagues que
l'Océan , et l'homme ne trouverait pas de place pour sa
tombe entre la tombe de ses pères et celle de ses
fils. »
Lorsque Lyderic eut
atteint l'âge de quinze ans, le vieil anachorète
commenta de lui apprendre l'histoire : c'était un
ancien clerc fort savant, tout à lait versé dans
les langues anciennes, de sorte que les temps païens lui
étaient familiers. Il résulta de ces
connaissances qu'à ses trois héros bibliques
Lyderic ne tarda point d'ajouter Alexandre, Annibal et
César. Il lui apprit ensuite comment ce monde romain , si
vaste qu'au delà de ses frontières on ne
connaissait que déserts inhabités ou mers
innavigables, s'était un jour lézardé
par le milieu, si bien que de chacun de ses deux morceaux on avait fait
un empire. Il lui raconta comment les nations asiatiques,
poussées par la voix de Dieu, s'étaient tout
à coup répandues sur l'Europe pour rajeunir de
leur sang barbare le corps corrompu de la vieille civilisation, et
comment à cette heure même ils accomplissaient
leur œuvre régénératrice,
les Visigoths en Espagne, les Lombards en Italie et les Francs dans les
Gaulles. Ces récits mêlés de combats et
de guerre avaient pour Lyderic un tel charme, qu'il était
rare que le vieillard eût besoin de
répéter deux fois la même histoire pour
que cette histoire se fixât dans son esprit. Il en
résulta qu'à l'âge de dix-huit ans
Lyderic, dont la double éducation physique et morale
était accomplie, était, quoiqu'il n'eut point
quitté sa forêt nourricière , un des
hommes les plus , forts et les plus savans, non-seulement du royaume
des Francs, mais encore du monde tout entier.
Alors, comme s'il
n'eût attendu que ce moment pour terminer sa longue et sainte
carrière, le digne anachorète, qui venait
d'atteindre sa centième année, tomba
malade ; et, sentant que sa fin approchait, après
avoir raconté à Lyderic tout ce qu'il savait sur
son compte , lui remit un chapelet auquel pendait une
médaille de la Vierge, et qui, étant
roulé autour de son cou le jour où il l'avait
trouvé, était le seul signe à l'aide
duquel il pût reconnaître ses parens ;
puis il le laissa libre de vivre dans la retraite comme il avait
vécu jusqu'alors, ou d'entrer dans le monde, certain que,
quelque voie que le pieux jeune homme suivit , cette voie lui serait
tracée par le doigt du Seigneur.
Puis, ce dernier soin
accompli, il alla rendre compte à Dieu d'un
siècle tout entier consacré à son
service.
Ce fut la seconde grande
douleur de Lyderic : si certain qu'il fût que le
digne vieillard était à cette heure au rang des
élus, tout en glorifiant sa mémoire, il n'en
pleurait pas moins sa perte. Pendant toute la journée et
toute la nuit il pria près de lui, afin qu'il
veillât sur lui du haut du ciel, comme il avait l'habitude de
faire sur la terre ; et, le jour venu, il le coucha dans la
fosse que le vieil ermite s'était creusée
lui-même, et sur la fosse il planta un jeune marronnier, afin
que la tombe de son père ne fût point perdue comme
celle de sa nourrice.
Puis, ces derniers
devoirs accomplis, se croyant seul sur la terre, Lyderic s'assit au
pied de l'arbre qu'il venait de planter, incertain s'il devait, comme
l'ermite, passer sa vie dans ce petit coin du monde, inconnu et priant,
ou s'il devait, comme les autres hommes, se mettre à la
poursuite de ces deux fantômes aux pieds légers,
qu'on appelle la gloire et la fortune.
Comme son esprit flottait
irrésolu d'un désir à l'autre , le
rossignol vint se reposer sur l'arbre qu'avait planté
Lyderic et se mit à chanter :
« Il y a deux choses
sacrées dans le monde entre les choses sacrées,
c'est la tombe d'un père et la vieillesse d'une
mère. Il est un devoir à accomplir entre tous les
devoirs, c'est celui qui prescrit à l'enfant de fermer les
yeux qui ont vu s'ouvrir les siens. »
Lyderic comprit le
conseil que lui donnait le rossignol ; et, ayant
coupé un jeune chêne pour s'en faire un
bâton de voyage, il se mit en roule sans
inquiétude, certain qu'il trouverait partout des racines
pour apaiser sa faim et une source pour étancher sa soif.
Lyderic marcha trois
jours sans trouver la fin de la forêt, puis, vers le matin du
quatrième jour, ayant entendu des coups de marteau, il se
dirigea vers le bruit. Bientôt un nouveau guide vint
à son secours, c'était la fumée qui
s'élevait au-dessus des arbres. Lyderic doubla le pas, et au
bout d'un instant il se trouva près d'une forge immense dans
laquelle s'agitaient, comme dans un enfer, une douzaine de forgerons
qui obéissaient aux ordres d'un homme qui paraissait leur
chef. Au-dessus de la porte de la forge était une enseigne
avec ces mots : Maître Mimer, armurier.
Lyderic
s'arrêta un instant derrière un arbre :
c'était la première fois qu'il allait se trouver
en contact avec les hommes, et il était défiant
comme un jeune daim. Pendant qu'il était là , il
vit un beau chevalier qui arrivait à cheval, vêtu
d'une armure complète, moins une épée.
Parvenu devant la porte de maître Mimer, il descendit de son
cheval, en jeta la bride aux mains de son écuyer et entra
dans la forge. Maître Mimer ouvrit alors une armoire et
présenta au chevalier une magnifique
épée : celui-ci la lui paya en
pièces d'or, puis, s'étant remis eu selle, il
continua son chemin et disparut.
A la vue de cette
épée, l'envie prit à Lyderic d'en
avoir une pareille.
ALEXANDRE DUMAS.
( La suite au numéro prochain.)
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