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MUSÉE DES FAMILLES1848

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Notice nécrologique de

FRÉDÉRIC SOULIÉ


On se souvient qu'en annonçant sa mort et en publiant le portrait de Frédéric Soulié, nous avons promis à nos lecteurs une notice sur sa vie. Nous nous empressons, à plus d'un titre, de remplir cette promesse. Non-seulement le talent et le renom de Frédéric Soulié nous en font une loi, mais encore la reconnaissance du Musée des Familles nous en fait un devoir. L'auteur des Mémoires du Diable et des Deux Cadavres avait quelquefois secoué le fiel mordant de sa plume pour donner au Musée des pages écrites avec son cœur et toutes pleines d'un intérêt touchant. Ces pages sont une preuve de plus de ce qui a déjà été dit: Frédéric Soulié valait mieux que ses ouvrages. 1

Il y a quelques mois, nous étions dans le cabinet de notre confrère, alors plein de vie et de santé. Il prit sur son bureau des feuillets épars, et nous lut une nouvelle fort intéressante qu'il destinait au Musée des Familles. La scène se passait au cœur de la Vendée, et l'un des La Craquellerions y figurait comme héros. C'était noble et digne, et parfaitement moral... L'auteur se laissait aller avec bonheur à son excellente nature. Malheureusement pour lui et pour nous, la mort est venue lui arracher la plume avant que l'œuvre fût achevée. Une de ses dernières pensées, et peut-être son dernier projet, a du moins été pour notre journal.

Le talent de Soulié a succombé en pleine floraison, au moment ou il allait produire ses véritables fruits. L'homme qui avait débuté par Roméo et Juliette était un poète, et n'avait déserté la poésie que malgré lui-même, entraîné par le torrent qui précipite tous nos écrivains dans le drame et dans le feuilleton. Surpris par la mort avant d'être retourné à sa muse, c'est en la rappelant à son lit de douleur qu'il a consolé son agonie.

Soulié a lui-même expliqué l'égarement de sa plume dans la préface des Mémoires du Diable : « Quand vous aurez demandé au peuple une oreille attentive pour celui qui parle bien et honnêtement, vous le verrez suspendu aux récits grossiers d'un trivial écrivain, aux récits effrayants d'une gazette criminelle ; vous verrez le public crier à votre muse : « Va-t'en, ou amuse-moi ; il me faut des astringents et des moxas pour ranimer mes sensations éteintes. » Je t'écouterai une heure, le temps durant lequel je sentirai ta plume âcre et envenimée courir sur ma sensibilité calleuse ou gangrenée ; sinon tais-toi, va mourir dans la misère et l'obscurité. Et alors que ferez-vous, jeunes gens ? Vous prendrez une plume, une feuille de papier, et vous écrirez en tête Mémoires du Diable ; et vous direz au siècle : Ah ! vous voulez de cruelles choses pour vous en réjouir, soit, monseigneur, voici un coin de votre histoire. »

Ainsi Frédéric Soulié n'a pas été ce qu'il devait être ( il le répète plus loin en propres termes ), « parce qu'il a eu horreur de la misère, et que sa plume était trop riche pour mourir de faim. » De là celle course de Mazeppa sur le cheval sans frein de l'imagination, à travers les fleurs amères, les épines sanglantes et les gouffres dévorants de la littérature du jour. Pauvre Frédéric Soulié, comme dit un de ses biographes, né poète, mort poète, sans avoir eu son heure de poésie !

La jeunesse de Soulié a été racontée par lui-même dans un document adressé à M. Lemolt, qui lui avait demandé son auto-biographie.

« Je suis né à Foix (Ariège), le 23 décembre 1800. Ma naissance rendit ma mère infirme. Je demeurai avec elle dans la ville de Mirepoix. Jusqu'à l'âge de quatre ans. Mon père était employé dans les finances et sujet à changer de résidence. Il me prit avec lui en 1804. En 1808 je le suivis à Nantes, ou je commençai mes études. En 1815 il fut envoyé à Poitiers, où je fis ma rhétorique, Mon premier pas, dans ce que je puis appeler la carrière des lettres, me fit quitter le collège. On nous avait donné une espèce de fable a composer. Je m'avisai de la faire en vers français. Mon professeur trouva cela si surprenant qu'il me chassa de 1a classe, disant que j'avais l'impudence de présenter comme de moi, des vers que j'avais assurément volés dans quelque Mercure. Je fus me plaindre à mon père, qui savait que, dès l'âge de douze ans, je rimais à l'insu de tout le monde. Il se rendit auprès de mon professeur, qui ne lui répondit autre chose que ceci : « qu'il était impossible qu'un écolier fît des vers français, — Mais, lui dit mon père, vous exigez bien que cet écolier fasse des vers latins ! — Oh ! ceci est différent, reprit le professeur, je lui enseigne comment cela se fait, et puis il a le Gradus ad Parnassum. » Je note cette anecdote, non point pour ce qu'elle a d'intéressant, mais pour la réponse du professeur. J'achevai mes études à Paris, puis j'entrai dans les bureaux de mon père et bientôt après dans l'administration ; j'y demeurai jusqu'en 1824, époque à laquelle mon père fut mis à la retraite. Je quittai aussi l'administration et revins avec lui à Paris. J'avais occupé mes loisirs de province à faire quelques vers : je les publiai sous le titre d'Amours françaises. Casimir Delavigne m'encouragea avec une grâce parfaite, et je devins l'ami de Dumas, lorsqu'il n'avait encore pour toute supériorité que la beauté de son écriture. Mon succès n'avait pas été assez éclatant pour me montrer la carrière des lettres comme un avenir assuré. Je devins directeur d'une entreprise de menuiserie mécanique. Ce fut pendant que j'étais fabricant de parquets et de fenêtres que je fis Roméo et Juliette. Nous étions déjà en 1827. Cet ouvrage fut reçu à l'unanimité au Théâtre-Français. Mais je portai ma pièce à l'Odéon. Je fus enfin reçu, joué, applaudi. Je me fis décidément homme de lettres. A partir de là, voici toute ma vie littéraire. Je donnai Christine à l'Odéon, drame en cinq actes et en vers, tombé d'une façon éclatante. Christine n'en est pas moins ce que j'ai fait de mieux. Je quittai le théâtre, je m'attachai aux journaux. Je fis le Mercure. Je fus du Figaro. Pendant l'année 1830, je fis jouer une petite pièce en deux actes, ayant pour titre : Une nuit du duc de Montfort, elle me rapporta plus d'argent que mes deux tragédies, toute médiocre qu'elle fût. La révolution de 1830 arriva. J'y pris part, je me battis, Je suis décoré de juillet, ce qui ne prouve rien, mais enfin je me suis battu. Je travaillais à cette époque à la Mode et au Voleur, avec Balzac et Sue. Je rentrai au théâtre par la Famille de Lusigny, qui obtint un succès honorable. Puis je fis Clotilde, et Une Aventure sous Charles IX. A !'époque où je donnais Clotilde, je publiai les Deux Cadavres. En somme, depuis que j'ai commencé à écrire, j'ai fait jouer neuf pièces, et publié neuf volumes, Enfin je ne sache pas de recueil où je n'aie travaillé. Dans les Cent-et-un, Paris moderne, l'Europe littéraire, la Mode, la Revue de Paris, le Musée des Familles, le Journal des Enfants, etc., etc. Voilà tout, ou à peu près, et voilà peut-être beaucoup trop ; faites-en ce qu'il vous plaira. »
   
«  Voici mon nom exactement :

 « MELCHIOR– FRÉDÉRIC SOULIÉ »


Cette lettre est antérieure aux plus célèbres ouvrages et aux plus grands succès de Frédéric Soulié. Il a fait depuis une trentaine de romans et une dizaine de pièces dont les titres sont populaires : d'abord, les trop fameux Mémoires du Diable, livre de rage et de douleur ; puis le Conseiller d'Etat, la Confession générale, le Vicomte de Beziers, le Lion amoureux, le Maître d'école, la Lionne, Diane de Chivry, les Étudiants, les Amants de Murcie et la Closerie des Genêts. Aux journaux cités par lui tout à l'heure, il faut ajouter l'Artiste, les Débats, le Siècle, la Presse et la Quotidienne, qu'il a enrichis successivement et quelquefois simultanément de ses feuilletons. Sa fécondité a rivalisé avec celle de M. Alexandre Dumas. Comme lui, il a traduit ses propres romans en drames ou en comédies. Enfin il a partagé avec George Sand, Balzac, Eugène Sue et l'auteur des Mousquetaires, le sceptre de la littérature courante.

La plupart de ces ouvrages sont des improvisations rapides, où la passion nuit à l'observation, la vigueur à la grâce, et surtout la négligence au style ; mais tous brillent par la puissance de l'imagination, l'énergie du dialogue et la complication des ressorts. Si l'auteur avait pris le temps de corriger ses défauts et de développer ses qualités dans une oeuvre de loisir et de conscience, nul doute qu'il n'eût laissé à la postérité quelques romans de premier ordre. Tels qu'il les a faits, les siens sont, à tout prendre, de ceux qui peignent le plus énergiquement et le plus dramatiquement les vices et les idées de notre siècle. Chacun sait, d'ailleurs, et nous n'avons pas besoin de le redire, que ces romans s'adressent à âge mûr et sont assez dangereux pour la jeunesse.

Nous avons hâte de parler de l'homme, très supérieur à l'écrivain, chez Frédéric Soulié. Son éloge est tout entier dans un seul fait: il était célèbre et il n'avait pas d'ennemis. C'est que tous ses confrères connaissaient la droiture et l'excellence de son cœur, sa générosité toujours prodigue, sa modestie de bonne foi, la vertu la plus rare parmi les poètes.

Cette modestie toutefois n'excluait pas la dignité. Soulié était fier de son titre d'homme de lettres ; il n'a jamais voulu le changer contre un autre, et il savait en défendre les droits avec autant d'esprit que de courage.

Un critique, dont la renommée est plus haute que le caractère, lui ayant adressé des condoléances perfides sur la prétendue chute de Roméo et Juliette : « Il est possible que je sois tombé, lui répondit-il dans son propre journal ; vous savez que cela peut arriver â tout le monde ; mais je n'accepte pas votre sympathie, monsieur, car il me serait très dur de tomber dans vos bras  »

Soulié n'était ni ambitieux, ni courtisan. Une seule fois il sollicita d'un ministre une mission en Bretagne. L'Excellence l'accueillit fort bien et lui offrit avec grâce... une somme de six cents francs.
«  — Merci, monsieur le ministre, répondit l'auteur à la mode ; quand j'ai besoin de six cents francs, et cela m'arrive quelquefois, je me lève à six heures et je travaille jusqu'à midi. »

M. Hippolyte Castille rapporte sur Frédéric Soulié une anecdote curieuse à rapprocher de la précédente, et qui peint à merveille l'ignorance de certaines gens à l'égard des choses littéraires.2  C'était vers 1840, au moment où Frédéric Soulié atteignait à l'apogée de sa renommée, et où cette renommée se traduisait par de larges rémunérations que la fortune accorde quelquefois au talent. Sa sœur, qui n'avait jamais sans doute quitté le département de l'Ariège, écrivait à son père une lettre à peu près ainsi conçue :
« Frédéric a maintenant quarante ans ; il serait bien temps qu'il prit un état. Écris-lui, représente-lui que sa jeunesse se passe, et fais tes efforts pour le décider. »

Frédéric Soulié, ajoute M. Castille, est mort, on le sait, d'une maladie de coeur : c'est bien par là qu'il devait mourir, lui qui est resté bon, naïf et aimant jusqu'au bout, lui qui na jamais su dompter une émotion, L'habitude du théâtre et ses succès répétés n'empêchaient pas son excessive impressionnabilité. On m'a dit qu'à la première représentation de la Closerie des Genêts, son chef-d'œuvre dramatique, il était aussi ému qu'un auteur qui débute.. Incapable d'agir, assis sur une chaise derrière la scène, il attendait l'arrêt du public avec une inexprimable anxiété, cherchant vainement à calmer son agitation en prenant coup sur coup des verres d'eau glacée.

Les auteurs doués d'une telle susceptibilité d'amour-propre sont souvent jaloux de la gloire des autres. Il n'en était pas ainsi de Frédéric Soulié, et c'est le plus grand éloge qu'on puisse faire de son coeur. Enthousiaste du talent partout où il le rencontrait, il était aussi heureux des triomphes d'un confrère que de ses propres succès. Il en donna de bonne heure une preuve charmante à M. Alexandre Dumas, qui s'est empressé de lui rendre ce témoignage :

Les deux écrivains qui devaient être si célèbres débutaient alors obscurément ; M. Dumas faisait des expéditions de sa plus belle écriture, et Soulié dirigeait sa scierie mécanique à la Gare, près le Jardin des Plantes. Après le travail ingrat du jour, ils se réunissaient pour causer de leurs chères poésies. Ils méditaient un drame sur les Puritains de Waller Scott, avec un rôle de Balfour de Burley pour Frédérik Lemaître. Un soir, M. Dumas, en cherchant l'article Charles 1er, dans la Biographie universelle, tomba sur la vie de Christine et y remarqua l'assassinat de Monaldeschi.

« Mon cher, dit-il à Soulié, voici tout un beau drame.
— Je le sais,
— Veux-tu le faire avec moi?
— Non, je tiens à le faire seul, j'ai choisi comme toi le sujet de Christine.
— Alors, fais de ton côté et moi du mien, sans rivalité, sans refroidissement.
— Cela va sans dire. »

Les deux amis se pressèrent la main et chacun se mit à l'œuvre. La Christine de M. Dumas fut achevée la première et reçue au Théâtre-Français, Celle de M. Frédéric Soulié fut admise bientôt après à l'Odéon, et jouée avant sa rivale amie ; elle tomba, malgré quelques belles scènes. Soulié, qui la regardait comme son chef-d'oeuvre, en fut au désespoir. Que fit M. Harel, alors directeur de l'Odéon, et qui avait déjà quatre idées par heure, comme dit M. Dumas ? Il proposa à celui-ci de retirer sa Christine des cartons du Théâtre-Français, et de la donner à l'Odéon immédiatement après l'oeuvre de Soulié, sous le même titre, avec les mêmes acteurs, les mêmes décors et les mêmes costumes. Cela était original, mais pouvait blesser gravement Soulié. M. Dumas communique à son confrère la proposition de Harel, et reçoit immédiatement cette réponse :
« Merci du bon procédé. Ramasse les morceaux de ma Christine ; fais balayer le théâtre et prends-le, je te le donne.

« Tout à toi.   

          F. SOULIÉ. »


Soulié fit plus et mieux encore. Il alla à la répétition générale de la nouvelle Christine; et, en sortant de la scène, il se jeta au cou de son ami :

« — Ma foi ! mon cher, lui dit-il avec sa bonhomie cordiale, les autres te diront ce qu'ils voudront, moi je te dirai que tu as fait une belle chose. Maintenant, ajouta-t-il, as-tu cinquante billets de parterre pour demain ? Donne-les-moi ; je t'amènerai tous mes scieurs de long ; je me mettrai à leur tête en vrai romain, et tu verras si nous savons applaudir ! »
M. Dumas remit les cinquante billets à Soulié. Soulié vint au rendez-vous avec toute sa bande, « et je leur dus mon succès, conclut M. Dumas ; car, sans eux, j'en suis sûr, la pièce n'eût pas été jusqu'à la fin. »

N'a-t-il pas raison d'ajouter que dans les annales dramatiques du monde, on ne trouverait pas un trait analogue à celui-là?

La mort de Frédéric Soulié a été digne de sa vie ; et ses derniers sentiments, ses dernières paroles sont un éclatant démenti donné par lui-même à tant d'ouvrages ou il a peint l'homme et la société comme un cloaque de vices. Laissons parler ici son excellent secrétaire, M. Achille Collin, qui, sans le vouloir et sans le savoir, a rattaché son nom obscur à l'illustre nom de son ami, par la lettre, admirable de sensibilité, qu'il a envoyée au rédacteur du Siècle.

« Que vous dirai-je, mon cher ami ? l'histoire de ce pauvre et excellent Frédéric Soulié, je ne la sais plus ; je ne sais maintenant que sa mort.
Voilà bientôt trois mois que cette mort a commencé: aussitôt que la maladie l'a touché, il s'est senti perdu ; il n'a plus parlé, il n'a plus agi, il n'a plus pensé que dans la prévision de sa fin inévitable. Une funeste certitude s'était emparée de lui. En vain essayait-il de la repousser, encore ne la repoussait-il que par l'énergie de la prière. Dieu, qui connaît seul toutes ses grâces, lui réservait sans doute une consolation meilleure. La religion le visita en même temps que la mort. Dès ce moment, il ne fut plus que sérénité, qu'affection douce et que tendresse. Outre deux docteurs, amis et médecins tout ensemble, Frédéric Soulié avait auprès de lui une sainte soeur de Notre-Dame de Bon-Secours. Si la nuit semblait devoir être calme, c'était Béraud, le directeur du théâtre de l'Ambigu; c'était Boulé, c'était M. Victor Provost, c'était moi, c'était un de nous quatre qui passait la nuit à son chevet; s'il y avait recrudescence de douleur, c'étaient tous les quatre à la fois, comme si nous avions été plus forts en nous réunissant ; c'était surtout Mme Béraud et sa mère, Mme Béraud, toujours.
« La sympathie publique nous est venue en aide. — Je lui disais combien il était aimé, comme sa maladie était devenue l'entretien de tout le monde. Je lui nommais les personnes qui s'informaient incessamment de sa santé, et un jour il fondit en larmes : « Qu'ai-je donc fait ? demandât-il, qu'ai-je donc fait pour mériter tout cela ? — Ce que vous avez fait, lui répondit Mme Béraud, vous avez été un bon homme ! » Je laisse le mot, tâchez de le lire du même ton qu'il a été prononcé, et il vous touchera.
« Au milieu de nos alternatives d'espérance et de douleur, â travers les mille délais et les mille retours du mal, la mort achevait son oeuvre. Dans la nuit du 22 au 23 septembre, il sentit qu'elle arrivait à lui ; hélas ! nous ne la pensions pas si proche : il se pencha alors vers M. Massé : « — Docteur, lui dit-il, entre le malade et le médecin il y a une heure où rien ne saurait plus être caché ; parlez-moi franchement ; parlez-moi sincèrement : la mort va-t-elle bientôt venir ?
«  Et pour détourner la réponse, je m'approchai alors en lui demandant s'il avait froid.
« — Je n'ai plus froid, me répondit-il ; mais je suis un mort.
«  Et puis il se fit un silence jusqu'à ce qu'il reprit la parole, pour dire sans émotion, comme un homme qui analyse et qui observe : « Voici le commencement de la fin. »
«  C'était l'invasion de l'agonie, le malade l'attendait, il l'accueillit doucement.
« — Plus de remède, nous dit-il, je ne prendrai plus rien ; qu'on ôte la bouteille d'eau chaude que j'ai sous les pieds ; ne me tourmentez plus, ne me pressez plus, laissez-moi calme, ne me détournez pas, ne cherchez pas à me distraire lorsque je me recueille afin de mourir.

«  Ainsi prêt pour la mort, il demanda tous ceux qui l'avaient soigné durant sa maladie ; il appela aussi son domestique, il voulut que tout le monde l'entourât.
« — Tout le monde auprès de moi, disait-il, que je voie tout le monde !  » Et alors, comme le moment était solennel et n'admettait plus le mensonge et le mystère, on se prit à s'entretenir avec lui de sa mort. « Qu'elle est longue !  » disait-il ; et on lui répondait : « Soyez patient, vous cesserez bientôt de souffrir. » Il ne se lassait pas de nous regarder tous, et de nous dire affectueusement, mais d'une voix presque éteinte : « Je vous vois, je vous vois encore », et il nous désignait tous par nos noms. Il y eut un moment admirable et terrible. Cette agonie, si peu semblable à une lutte, prit un caractère plus violent, et l'asphyxie, on le croyait du moins, allait suffoquer le malade.
« Alors la sœur de Bon-Secours se prit à réciter tout haut les suprêmes prières, Frédéric Soulié les redisait à voix basse, et nous tous, fondant en larmes, nous les répétions avec lui, pour lui, et sur lui. Mais l'heure n'était point encore arrivée, l'asphyxie cessa de croître et d'envahir. Frédéric Soulié avait Béraud à sa gauche, Mme Béraud à sa droite ; Béraud lui tenait la main gauche : « Mon ami, lui dit le mourant, cette main est déjà inerte, elle ne sent plus celle d'un ami ; si vous en voyez une qui réponde à votre étreinte, prenez celle-ci. » Et il lui tendit la droite. L'autre appartenait déjà à la mort.
« Vous n'imaginerez jamais une sérénité pareille à celle qui se répandait doucement sur le visage de celui qui nous quittait. Avant de se retirer d'avec nous, il voulut nous laisser à chacun un souvenir ; il donna son portrait, sa montre, sa tabatière. Comme Mme Béraud cherchait à lui mettre une bague au doigt en lui disant qu'elle la reprendrait plus tard. « Plus tard !… Oh ! non, madame, dit-il tout bas, on ne reprend jamais un bijou sur un cadavre, cela porte malheur. »
« A l'heure de la mort notre admirable ami semblait transfiguré. Il parlait, et ne parlait plus qu'en vers ; nous prêtions l'oreille. Je pris un moment la plume et j'écrivis sous sa dictée. J'avais été pendant près de quinze années son secrétaire, Dieu fut assez bon pour me permettre de l'être encore à sa dernière minute.
« I1 avait une telle foi, un tel rayonnement de confiance sur le visage, que Béraud prit son fils par la main et demanda pour lui la bénédiction du mourant : « Enfant, lui dit Frédéric Soulié, tu es appelé bien jeune à voir un sévère spectacle ! Aime ton père, aime ta mère, et sois bon pour tous ; quand on n'a fait de mal à personne on meurt tranquille comme je meurs. Regarde ! » Puis il recommanda à Béraud d'aller consoler son père, son père qu'il aimait tant, et qu'il n'avait pu embrasser avant de mourir.
« Encore quelques instants, et ses yeux se voilèrent sans qu'il les eût détachés de ceux qui n'étaient qu'une famille autour de lui. Sa tête se renversa, deux larmes s'échappèrent de ses yeux, il n'était plus… »

    Voici ces vers dictés par Frédéric Soulié à M. Collin, avant son dernier soupir ; M. Béraud les a lus à trois mille auditeurs, sur la tombe de son ami:


Louise, noble coeur, ange aux regards si doux,
Quand l'ange de la mort, presque vaincu par vous,
Oubliait de frapper Sa victime expirante ;
Pour le pauvre martyr, vous, l'image vivante
De tous célestes dons et de toutes les vertus,
Que vous dire, âme d'or, ma sainte bienfaisante ?
Vous m'avez tenu lieu, soeur, de ma soeur absente,
        Mère, de celle qui n'est plus.
Je n'achèverai pas mon pénible labeur.
Plus de récolte.., Hélas ! Imprudent moissonneur,
Hâtant tous les travaux faits à ma forte taille,
Je jetais au grenier le froment et la paille,
De mon rude labeur nourrissant ma maison,
Sans m'informer comment s'écoulait la moisson !
Viens prés de moi, Béraud..., et vous, Massé, Collin !
Près de moi, près de moi..., car voici bientôt l'heure !…
Voici qu'on me revêt de ma robe de lin
Pour entrer dignement... dans la sainte demeure…


Nous devinons le dernier hémistiche, car le poète n'a pas eu le temps de le prononcer.




1
Voici les article publiés par Soulié dans le Musée des Familles : Exécution de Jane Grey ; La chapelle souterraine de Bethléem ; Pépin le Bossu ; La mort de Duranli ; Le breuvage de Jeanne d'Arc ; Les quatre Henri ; L'Ariège ; La tour de Verdun ; Une séance des États du Languedoc ; Les Bohémiens au quinzième siècle ; Le conseiller au Parlement de Toulouse ; Le louis d'or.
2
Travail intellectuel, du 15 octobre 1847


Musée des familles 1848
    

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