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MUSÉE DES FAMILLES – 1848 |
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On se souvient qu'en
annonçant sa mort et en publiant le portrait de
Frédéric Soulié, nous avons promis
à nos lecteurs une notice sur sa vie. Nous nous empressons,
à plus d'un titre, de remplir cette promesse. Non-seulement
le talent et le renom de Frédéric
Soulié nous en font une loi, mais encore la reconnaissance
du Musée des Familles nous en fait un devoir. L'auteur des
Mémoires du Diable et des Deux
Cadavres avait quelquefois
secoué le fiel mordant de sa plume pour donner au
Musée des pages écrites avec son cœur
et toutes pleines d'un intérêt touchant. Ces pages
sont une preuve de plus de ce qui a déjà
été dit: Frédéric
Soulié valait mieux que ses ouvrages.
1
Il y a quelques mois,
nous
étions dans le cabinet de notre confrère, alors
plein de vie et de santé. Il prit sur son bureau des
feuillets épars, et nous lut une nouvelle fort
intéressante qu'il destinait au Musée
des
Familles. La scène se passait au cœur de
la
Vendée, et l'un des La Craquellerions y figurait comme
héros. C'était noble et digne, et parfaitement
moral... L'auteur se laissait aller avec bonheur à son
excellente nature. Malheureusement pour lui et pour nous, la mort est
venue lui arracher la plume avant que l'œuvre fût
achevée. Une de ses dernières pensées,
et peut-être son dernier projet, a du moins
été pour notre journal.
Le talent de
Soulié a
succombé en pleine floraison, au moment ou il allait
produire ses véritables fruits. L'homme qui avait
débuté par Roméo et Juliette
était un poète, et n'avait
déserté la poésie que
malgré lui-même, entraîné par
le torrent qui précipite tous nos écrivains dans
le drame et dans le feuilleton. Surpris par la mort avant
d'être retourné à sa muse, c'est en la
rappelant à son lit de douleur qu'il a consolé
son agonie.
Soulié a
lui-même
expliqué l'égarement de sa plume dans la
préface des Mémoires du Diable
: « Quand vous
aurez
demandé au peuple une oreille attentive pour celui qui parle
bien et honnêtement, vous le verrez suspendu aux
récits grossiers d'un trivial écrivain, aux
récits effrayants d'une gazette criminelle ; vous verrez le
public crier à votre muse : « Va-t'en, ou
amuse-moi ; il me
faut des astringents et des moxas pour ranimer mes sensations
éteintes. » Je t'écouterai une
heure, le temps
durant lequel je sentirai ta plume âcre et
envenimée courir sur ma sensibilité calleuse ou
gangrenée ; sinon tais-toi, va mourir dans la
misère et l'obscurité. Et alors que ferez-vous,
jeunes gens ? Vous prendrez une plume, une feuille de papier, et vous
écrirez en tête Mémoires du Diable ; et
vous direz au siècle : Ah ! vous voulez de cruelles
choses
pour vous en réjouir, soit, monseigneur, voici un coin de
votre histoire. »
Ainsi
Frédéric
Soulié n'a pas été ce qu'il devait
être ( il le répète plus loin
en propres termes ), « parce qu'il a eu horreur de la
misère,
et que sa plume était trop riche pour mourir de faim.
» De
là celle course de Mazeppa sur le cheval sans frein de
l'imagination, à travers les fleurs amères, les
épines sanglantes et les gouffres dévorants de la
littérature du jour. Pauvre Frédéric
Soulié, comme dit un de ses biographes, né
poète, mort poète, sans avoir eu son heure de
poésie !
La jeunesse de Soulié a
été racontée par lui-même
dans un document adressé à M. Lemolt, qui lui
avait demandé son auto-biographie.
« Je suis
né
à Foix
(Ariège), le 23 décembre 1800. Ma naissance
rendit ma mère infirme. Je demeurai avec elle dans la ville
de Mirepoix. Jusqu'à l'âge de quatre ans. Mon
père était employé dans les finances
et sujet à changer de résidence. Il me prit avec
lui en 1804. En 1808 je le suivis à Nantes, ou je
commençai mes études. En 1815 il fut
envoyé à Poitiers, où je fis ma
rhétorique, Mon premier pas, dans ce que je puis appeler la
carrière des lettres, me fit quitter le collège.
On nous avait donné une espèce de fable a
composer. Je m'avisai de la faire en vers français. Mon
professeur trouva cela si surprenant qu'il me chassa de 1a classe,
disant que j'avais l'impudence de présenter comme de moi,
des vers que j'avais assurément volés dans
quelque Mercure. Je fus me plaindre à
mon père,
qui savait que, dès l'âge de douze ans, je rimais
à l'insu de tout le monde. Il se rendit auprès de
mon professeur, qui ne lui répondit autre chose que ceci :
« qu'il était impossible qu'un écolier
fît des vers français, — Mais, lui dit
mon
père, vous exigez bien que cet écolier fasse des
vers latins ! — Oh ! ceci est différent, reprit le
professeur,
je lui enseigne comment cela se fait, et puis il a le Gradus
ad
Parnassum. » Je note cette anecdote, non point pour
ce qu'elle
a
d'intéressant, mais pour la réponse du
professeur. J'achevai mes études à Paris, puis
j'entrai dans les bureaux de mon père et bientôt
après dans l'administration ; j'y demeurai jusqu'en 1824,
époque à laquelle mon père fut mis
à la retraite. Je quittai aussi l'administration et revins
avec lui à Paris. J'avais occupé mes loisirs de
province à faire quelques vers : je les publiai sous le
titre
d'Amours françaises. Casimir Delavigne
m'encouragea avec une
grâce parfaite, et je devins l'ami de Dumas, lorsqu'il
n'avait encore pour toute supériorité que la
beauté de son écriture. Mon succès
n'avait pas été assez éclatant pour me
montrer la carrière des lettres comme un avenir
assuré. Je devins directeur d'une entreprise de menuiserie
mécanique. Ce fut pendant que j'étais fabricant
de parquets et de fenêtres que je fis Roméo
et
Juliette. Nous étions déjà
en 1827.
Cet ouvrage fut reçu à l'unanimité au
Théâtre-Français. Mais je portai ma
pièce à l'Odéon. Je fus enfin
reçu, joué, applaudi. Je me fis
décidément homme de lettres. A partir de
là, voici toute ma vie littéraire. Je donnai
Christine à l'Odéon, drame en
cinq actes et en
vers, tombé d'une façon éclatante.
Christine n'en est pas moins ce que j'ai fait de
mieux. Je quittai le
théâtre, je m'attachai aux journaux. Je fis le
Mercure. Je fus du Figaro. Pendant
l'année 1830, je fis
jouer une petite pièce en deux actes, ayant pour titre : Une
nuit du duc de Montfort, elle me rapporta plus d'argent que
mes deux
tragédies, toute médiocre qu'elle fût.
La révolution de 1830 arriva. J'y pris part, je me battis,
Je suis décoré de juillet, ce qui ne prouve rien,
mais enfin je me suis battu. Je travaillais à cette
époque à la Mode et au Voleur,
avec Balzac et
Sue. Je rentrai au théâtre par la Famille
de
Lusigny, qui obtint un succès honorable. Puis je
fis
Clotilde, et Une Aventure sous Charles IX.
A !'époque
où je donnais Clotilde, je publiai les
Deux Cadavres. En
somme, depuis que j'ai commencé à
écrire, j'ai fait jouer neuf pièces, et
publié neuf volumes, Enfin je ne sache pas de recueil
où je n'aie travaillé. Dans les Cent-et-un,
Paris
moderne, l'Europe littéraire,
la Mode, la Revue de Paris, le
Musée des Familles, le Journal des Enfants, etc.,
etc.
Voilà tout, ou à peu près, et
voilà peut-être beaucoup trop ; faites-en ce qu'il
vous plaira. »
« Voici mon nom
exactement :
Cette lettre est
antérieure
aux plus célèbres ouvrages et aux plus grands
succès de Frédéric Soulié.
Il a fait depuis une trentaine de romans et une dizaine de
pièces dont les titres sont populaires : d'abord, les trop
fameux Mémoires du Diable, livre de rage
et de douleur ; puis
le Conseiller d'Etat, la Confession
générale, le
Vicomte de Beziers, le Lion amoureux, le Maître
d'école, la Lionne, Diane de Chivry, les
Étudiants, les Amants de Murcie et la
Closerie des
Genêts. Aux journaux cités par lui tout
à l'heure, il faut ajouter l'Artiste, les
Débats,
le Siècle, la Presse
et la Quotidienne, qu'il a enrichis
successivement et quelquefois simultanément de ses
feuilletons. Sa fécondité a rivalisé
avec celle de M. Alexandre Dumas. Comme lui, il a traduit ses propres
romans en drames ou en comédies. Enfin il a
partagé avec George Sand, Balzac, Eugène Sue et
l'auteur des Mousquetaires, le sceptre de la
littérature
courante.
La plupart de ces
ouvrages sont des
improvisations rapides, où la passion nuit à
l'observation, la vigueur à la grâce, et surtout
la négligence au style ; mais tous brillent par la puissance
de l'imagination, l'énergie du dialogue et la complication
des ressorts. Si l'auteur avait pris le temps de corriger ses
défauts et de développer ses qualités
dans une oeuvre de loisir et de conscience, nul doute qu'il
n'eût laissé à la
postérité quelques romans de premier ordre. Tels
qu'il les a faits, les siens sont, à tout prendre, de ceux
qui peignent le plus énergiquement et le plus dramatiquement
les vices et les idées de notre siècle. Chacun
sait, d'ailleurs, et nous n'avons pas besoin de le redire, que ces
romans s'adressent à âge mûr et sont
assez dangereux pour la jeunesse.
Nous avons hâte
de parler de l'homme, très
supérieur à l'écrivain, chez
Frédéric Soulié. Son éloge
est tout entier dans un seul fait: il était
célèbre et il n'avait pas d'ennemis. C'est que
tous ses confrères connaissaient la droiture et l'excellence
de son cœur, sa générosité
toujours prodigue, sa modestie de bonne foi, la vertu la plus rare
parmi les poètes.
Cette modestie toutefois
n'excluait pas
la dignité. Soulié était fier de son
titre d'homme de lettres ; il n'a jamais voulu le changer contre un
autre, et il savait en défendre les droits avec autant
d'esprit que de courage.
Un critique, dont la
renommée est plus haute que le
caractère, lui ayant adressé des
condoléances perfides sur la prétendue chute de
Roméo et Juliette :
« Il est possible
que je sois
tombé, lui répondit-il dans son propre journal ;
vous savez que cela peut arriver â tout le monde ; mais je
n'accepte pas votre sympathie, monsieur, car il me serait
très dur de tomber dans vos bras »
Soulié
n'était ni
ambitieux, ni courtisan. Une seule fois il sollicita d'un ministre une
mission en Bretagne. L'Excellence l'accueillit fort bien et lui offrit
avec grâce... une somme de six cents francs.
«
— Merci, monsieur le ministre,
répondit l'auteur à la mode ; quand j'ai
besoin de
six cents francs, et cela m'arrive quelquefois, je me lève
à six heures et je travaille jusqu'à midi.
»
M. Hippolyte Castille
rapporte sur
Frédéric Soulié une anecdote curieuse
à rapprocher de la précédente, et qui
peint à merveille l'ignorance de certaines gens à
l'égard des choses littéraires.2
C'était vers 1840, au moment où
Frédéric Soulié atteignait
à l'apogée de sa renommée, et
où cette renommée se traduisait par de larges
rémunérations que la fortune accorde quelquefois
au talent. Sa sœur, qui n'avait jamais sans doute
quitté le département de l'Ariège,
écrivait à son père une lettre
à peu près ainsi conçue :
« Frédéric a maintenant
quarante ans ; il serait
bien temps qu'il prit un état. Écris-lui,
représente-lui que sa jeunesse se passe, et fais tes efforts
pour le décider. »
Frédéric
Soulié, ajoute M. Castille, est mort, on le sait, d'une
maladie de coeur : c'est bien par là qu'il devait mourir,
lui
qui est resté bon, naïf et aimant jusqu'au bout,
lui qui na jamais su dompter une émotion, L'habitude du
théâtre et ses succès
répétés n'empêchaient pas
son excessive impressionnabilité. On m'a
dit qu'à
la première représentation de la Closerie
des
Genêts, son chef-d'œuvre dramatique, il
était aussi ému qu'un auteur qui
débute.. Incapable d'agir, assis sur une chaise
derrière la scène, il attendait l'arrêt
du public avec une inexprimable anxiété,
cherchant vainement à calmer son agitation en prenant coup
sur coup des verres d'eau glacée.
Les auteurs
doués d'une telle
susceptibilité d'amour-propre sont souvent jaloux de la
gloire des autres. Il n'en était pas ainsi de
Frédéric Soulié, et c'est le plus
grand éloge qu'on puisse faire de son coeur. Enthousiaste du
talent partout où il le rencontrait, il était
aussi heureux des triomphes d'un confrère que de ses propres
succès. Il en donna de bonne heure une preuve charmante
à M. Alexandre Dumas, qui s'est empressé de lui
rendre ce témoignage :
Les deux
écrivains qui
devaient être si célèbres
débutaient alors obscurément ; M. Dumas faisait
des expéditions de sa plus belle écriture, et
Soulié dirigeait sa scierie mécanique
à la Gare, près le Jardin des Plantes.
Après le travail ingrat du jour, ils se
réunissaient pour causer de leurs chères
poésies. Ils méditaient un drame sur les
Puritains de Waller Scott, avec un rôle de Balfour
de Burley
pour Frédérik Lemaître. Un soir, M.
Dumas, en cherchant l'article Charles 1er, dans
la Biographie
universelle, tomba sur la vie de Christine et y remarqua
l'assassinat
de Monaldeschi.
« Mon cher, dit-il
à Soulié, voici tout un beau
drame.
— Je le sais,
— Veux-tu le faire avec moi?
— Non, je tiens à le faire seul, j'ai choisi comme
toi le
sujet de Christine.
— Alors, fais de ton côté et moi du
mien, sans
rivalité, sans refroidissement.
— Cela va sans dire. »
Les deux amis se
pressèrent
la main et chacun se mit à l'œuvre. La Christine
de M. Dumas fut achevée la première et
reçue au Théâtre-Français,
Celle de M. Frédéric Soulié fut admise
bientôt après à l'Odéon, et
jouée avant sa rivale amie ; elle tomba, malgré
quelques belles scènes. Soulié, qui la regardait
comme son chef-d'oeuvre, en fut au désespoir. Que fit M.
Harel, alors directeur de l'Odéon, et qui avait
déjà quatre idées par heure, comme dit
M. Dumas ? Il proposa à celui-ci de retirer sa Christine
des
cartons du Théâtre-Français, et de la
donner à l'Odéon immédiatement
après l'oeuvre de Soulié, sous le même
titre, avec les mêmes acteurs, les mêmes
décors et les mêmes costumes. Cela
était original, mais pouvait blesser gravement
Soulié. M. Dumas communique à son
confrère la proposition de Harel, et reçoit
immédiatement cette réponse :
« Merci du bon procédé. Ramasse les
morceaux de ma
Christine ; fais balayer le théâtre et prends-le,
je te le donne.
F. SOULIÉ. »
Soulié fit
plus et mieux
encore. Il alla à la répétition
générale de la nouvelle Christine; et, en sortant
de la scène, il se jeta au cou de son ami :
« — Ma foi ! mon cher, lui dit-il avec sa bonhomie
cordiale,
les autres
te diront ce qu'ils voudront, moi je te dirai que tu as fait une belle
chose. Maintenant, ajouta-t-il, as-tu cinquante billets de parterre
pour demain ? Donne-les-moi ; je t'amènerai tous mes scieurs
de long ; je me mettrai à leur tête en vrai
romain,
et tu verras si nous savons applaudir ! »
M. Dumas remit les
cinquante billets à Soulié.
Soulié vint au rendez-vous avec toute sa bande, «
et je leur
dus mon succès, conclut M. Dumas ; car, sans eux, j'en suis
sûr, la pièce n'eût pas
été jusqu'à la fin. »
N'a-t-il pas raison
d'ajouter que dans
les annales dramatiques du monde, on ne trouverait pas un trait
analogue à celui-là?
La mort de
Frédéric Soulié a
été digne de sa vie ; et ses derniers sentiments,
ses dernières paroles sont un éclatant
démenti donné par lui-même à
tant d'ouvrages ou il a peint l'homme et la
société comme un cloaque de vices. Laissons
parler ici son excellent secrétaire, M. Achille Collin, qui,
sans le vouloir et sans le savoir, a rattaché son nom obscur
à l'illustre nom de son ami, par la lettre, admirable de
sensibilité, qu'il a envoyée au
rédacteur du Siècle.
« Que vous
dirai-je, mon
cher ami ?
l'histoire de ce pauvre et excellent Frédéric
Soulié, je ne la sais plus ; je ne sais maintenant que sa
mort.
Voilà
bientôt
trois mois que cette mort a commencé: aussitôt que
la maladie l'a touché, il s'est senti perdu ; il n'a plus
parlé, il n'a plus agi, il n'a plus pensé que
dans la prévision de sa fin inévitable. Une
funeste certitude s'était emparée de lui. En vain
essayait-il de la repousser, encore ne la repoussait-il que par
l'énergie de la prière. Dieu, qui
connaît seul toutes ses grâces, lui
réservait sans doute une consolation meilleure. La religion
le visita en même temps que la mort. Dès ce
moment, il ne fut plus que sérénité,
qu'affection douce et que tendresse. Outre deux docteurs, amis et
médecins tout ensemble, Frédéric
Soulié avait auprès de lui une sainte soeur de
Notre-Dame de Bon-Secours. Si la nuit semblait devoir être
calme, c'était Béraud, le directeur du
théâtre de l'Ambigu; c'était
Boulé, c'était M. Victor Provost,
c'était moi, c'était un de nous quatre qui
passait la nuit à son chevet; s'il y avait recrudescence de
douleur, c'étaient tous les quatre à la fois,
comme si nous avions été plus forts en nous
réunissant ; c'était surtout Mme
Béraud
et sa mère, Mme
Béraud,
toujours.
« La sympathie
publique
nous est venue en
aide. — Je lui disais combien il était
aimé, comme
sa maladie était devenue l'entretien de tout le monde. Je
lui nommais les personnes qui s'informaient incessamment de sa
santé, et un jour il fondit en larmes : « Qu'ai-je
donc fait
?
demandât-il, qu'ai-je donc fait pour mériter tout
cela ? — Ce que vous avez fait, lui répondit Mme
Béraud, vous avez été un bon homme !
»
Je laisse le mot, tâchez de le lire du même ton
qu'il a été prononcé, et il vous
touchera.
« Au milieu de
nos
alternatives
d'espérance et de douleur, â travers les mille
délais et les mille retours du mal, la mort achevait son
oeuvre. Dans la nuit du 22 au 23 septembre, il sentit qu'elle arrivait
à lui ; hélas ! nous ne la pensions pas si proche
:
il se pencha alors vers M. Massé : « —
Docteur, lui
dit-il,
entre le malade et le médecin il y a une heure où
rien ne saurait plus être caché ; parlez-moi
franchement ; parlez-moi sincèrement : la mort va-t-elle
bientôt venir ?
« Et pour détourner la
réponse, je m'approchai
alors en lui demandant s'il avait froid.
« — Je n'ai plus froid, me répondit-il ;
mais je
suis un mort.
« Et puis il se fit un silence jusqu'à
ce qu'il reprit la
parole, pour dire sans émotion, comme un homme qui analyse
et qui observe : « Voici le commencement de la fin.
»
« C'était l'invasion de l'agonie, le
malade l'attendait, il
l'accueillit doucement.
« — Plus de remède, nous dit-il, je ne
prendrai
plus rien ;
qu'on ôte la bouteille d'eau chaude que j'ai sous les pieds ;
ne me tourmentez plus, ne me pressez plus, laissez-moi calme, ne me
détournez pas, ne cherchez pas à me distraire
lorsque je me recueille afin de mourir.
« Ainsi
prêt
pour la mort, il
demanda tous ceux qui l'avaient soigné durant sa maladie ;
il
appela aussi son domestique, il voulut que tout le monde
l'entourât.
« — Tout le monde auprès de moi,
disait-il, que je
voie tout
le monde ! » Et alors, comme le moment
était solennel et
n'admettait plus le mensonge et le mystère, on se prit
à s'entretenir avec lui de sa mort. « Qu'elle est
longue ! »
disait-il ; et on lui répondait : « Soyez
patient, vous
cesserez bientôt de souffrir. » Il ne se lassait
pas de nous
regarder tous, et de nous dire affectueusement, mais d'une voix presque
éteinte : « Je vous vois, je vous vois
encore », et il nous
désignait tous par nos noms. Il y eut un moment admirable et
terrible. Cette agonie, si peu semblable à une lutte, prit
un caractère plus violent, et l'asphyxie, on le croyait du
moins, allait suffoquer le malade.
« Alors la
sœur
de Bon-Secours
se prit à réciter tout haut les
suprêmes prières, Frédéric
Soulié les redisait à voix basse, et nous tous,
fondant en larmes, nous les répétions avec lui,
pour lui, et sur lui. Mais l'heure n'était point encore
arrivée, l'asphyxie cessa de croître et d'envahir.
Frédéric Soulié avait
Béraud à sa gauche, Mme
Béraud
à sa droite ; Béraud lui tenait la main gauche :
« Mon ami, lui dit le mourant, cette main est
déjà
inerte, elle ne sent plus celle d'un ami ; si vous en voyez une qui
réponde à votre étreinte, prenez
celle-ci. » Et il lui tendit la droite. L'autre appartenait
déjà à la mort.
« Vous
n'imaginerez jamais
une
sérénité pareille à celle
qui se répandait doucement sur le visage de celui qui nous
quittait. Avant de se retirer d'avec nous, il voulut nous laisser
à chacun un souvenir ; il donna son portrait, sa montre, sa
tabatière. Comme Mme
Béraud cherchait
à lui mettre une bague au doigt en lui disant qu'elle la
reprendrait plus tard. « Plus tard !… Oh
! non, madame,
dit-il
tout bas, on ne reprend jamais un bijou sur un cadavre, cela porte
malheur. »
« A l'heure de
la mort
notre admirable
ami semblait transfiguré. Il parlait, et ne parlait plus
qu'en vers ; nous prêtions l'oreille. Je pris un moment la
plume et j'écrivis sous sa dictée. J'avais
été pendant près de quinze
années son secrétaire, Dieu fut assez bon pour me
permettre de l'être encore à sa
dernière minute.
« I1 avait une
telle foi,
un tel
rayonnement de confiance sur le visage, que Béraud prit son
fils par la main et demanda pour lui la
bénédiction du mourant :
« Enfant, lui dit
Frédéric Soulié, tu es
appelé bien jeune à voir un
sévère spectacle ! Aime ton père, aime
ta mère, et sois bon pour tous ; quand on n'a fait de mal
à personne on meurt tranquille comme je meurs. Regarde !
»
Puis il recommanda à Béraud d'aller consoler son
père, son père qu'il aimait tant, et qu'il
n'avait pu embrasser avant de mourir.
« Encore
quelques
instants, et ses yeux
se voilèrent sans qu'il les eût
détachés de ceux qui n'étaient qu'une
famille autour de lui. Sa tête se renversa, deux larmes
s'échappèrent de ses yeux, il n'était
plus… »
Voici ces vers dictés par
Frédéric Soulié à M.
Collin, avant son dernier soupir ; M. Béraud les a lus
à trois mille auditeurs, sur la tombe de son ami:
Louise, noble coeur, ange aux regards si doux,
Quand l'ange de la mort, presque vaincu par vous,
Oubliait de frapper Sa victime expirante ;
Pour le pauvre martyr, vous, l'image vivante
De tous célestes dons et de toutes les vertus,
Que vous dire, âme d'or, ma sainte bienfaisante ?
Vous m'avez tenu lieu, soeur, de ma soeur absente,
Mère, de celle qui n'est plus.
Je n'achèverai pas mon pénible labeur.
Plus de récolte.., Hélas ! Imprudent moissonneur,
Hâtant tous les travaux faits à ma forte taille,
Je jetais au grenier le froment et la paille,
De mon rude labeur nourrissant ma maison,
Sans m'informer comment s'écoulait la moisson !
Viens prés de moi, Béraud..., et vous,
Massé, Collin !
Près de moi, près de moi..., car voici
bientôt l'heure !…
Voici qu'on me revêt de ma robe de lin
Pour entrer dignement... dans la sainte demeure…
Nous devinons le dernier
hémistiche, car le poète
n'a pas eu le temps de le prononcer.
1
Voici
les article publiés par Soulié
dans le Musée des Familles : Exécution
de Jane
Grey ; La chapelle souterraine de Bethléem ;
Pépin
le Bossu ; La mort de Duranli ; Le breuvage de Jeanne d'Arc ; Les
quatre
Henri ; L'Ariège ; La tour de Verdun ; Une séance
des États du Languedoc ; Les Bohémiens au
quinzième siècle ; Le conseiller au Parlement de
Toulouse ; Le louis d'or.
2 Travail intellectuel,
du 15 octobre 1847
Musée
des familles 1848
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