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BILBOQUET ( ed. Lecène et Oudin, Paris 1893 ) |
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Napoléon
venait de mettre Davoust sous les ordres de Murat, qui commandait
l'avant-garde de l'armée: c'était le 27
août. Le 28, Murat pousse l'ennemi au delà de
l'Osma. Avec sa cavalerie. il passe la rivière et attaque
vivement les Russes qui s'étaient logés sur une
hauteur,de l'autre côté de l'eau, et qui pouvaient
aisément y soutenir un combat opiniâtre ;
ils le firent d'abord avec quelque succès, et Murat, voulant
épargner, quoi qu'on dise, sa cavalerie dans un endroit dont
le terrain était difficile, fit ordonner à une
batterie de Davoust de soutenir son opération,et
d'inquiéter l'ennemi sur les hauteurs. Il attend quelques
moments pour juger de l'effet de cette nouvelle attaque ; mais
tout se tait, et les Russes, profitant de cette singulière
inaction, se précipitent de leurs éminences et
refoulent un moment la cavalerie du roi de Naples jusqu'aux bords de
l'Osma, qui coule dans les creux d'un ravin au fond duquel elle est
menacée d'être précipitée.
Murat soutient les soldats de ses paroles, de son exemple,et envoie un
nouvel ordre au commandant de la batterie ; mais, encore une
fois, rien ne répond à cet ordre, et
bientôt on apporte au roi la nouvelle que le commandant,
alléguant ses instructions, qui lui
défendaient, sous peine de destitution, de combattre sans
l'ordre de Davoust, avait formellement refusé de tirer. Un
moment de colère anime la figure du roi de Naples ;
mais un péril plus pressant l'appelle ; les Russes
continuent à presser la cavalerie. Il prend
aussitôt le quatrième de lanciers, le
précipite sur l'ennemi, et enlève en un moment
les hauteurs que Davoust pouvait balayer avec son canon.
Le lendemain, les deux
lieutenants de Napoléon se trouvaient en présence
de lui, le roi de Naples, fort d'avoir justifié sa
témérité par un succès, le
prince d'Eckmülh, calme dans son opinion basée sur
une science souvent éprouvée. Murat
s'était plaint amèrement des ordres
donnés par Davoust à ses subordonnés.
L'Empereur avait écouté, les mains
derrière le dos, la tête
légèrement penchée sur sa poitrine,
cachant un air de satisfaction et jouant du bout du pied avec un boulet
russe qu'il faisait rouler devant lui et qu'il suivait avec attention.
Davoust, irrité, ne demeura pas sans réponse.
— « Sire, dit-il, en s'adressant
à l'Empereur, il faut déshabituer le roi de
Naples de ces attaques inutiles et imprudentes qui fatiguent
l'avant-garde de l'armée : jamais on n'a
prodigué si légèrement le sang des
hommes ; et,croyez-moi, Sire, ils sont bons à
conserver dans une campagne telle que celle-ci.
— « Et le prince
d'Eckmülh a trouvé un excellent moyen pour cela,
dit Murat avec dédain : c'est d'empêcher
ses soldats de se battre. Je croyais qu'il gardait cette recette pour
lui. »
L'opiniâtre
Davoust, qui avait assez prouvé qu'il était brave
et qui voulait surtout prouver qu'il avait raison, s'adressa au roi
d'un ton irrité et lui dit :
— « Et à quoi nous ont
servi toutes vos attaques téméraires contre une
armée qui fait une retraite savamment combinée et
décidée d'avance, et contre une
arrière-garde qui n'abandonne chacune de ses
positions que lorsqu'elle est sûre
d'être-battue ?
— « Et pourriez-vous me dire,
répondit le roi presque en ricanant, quand elle les
abandonnerait, si on ne l'attaquait pas et si on ne la mettait pas sur
le point d'être battue ?
— « Elle abandonnerait quelques
heures plus tard, s'écria Davoust, qui avait jugé
sagement le plan du général russe, parce que
cette retraite est un parti pris et invariablement
arrêté, qu'on exécutera sans combattre
ou en combattant, selon ce que nous ferons. Que gagnerons-nous donc
à attaquer des troupes qui se retireront demain si
on ne les met en fuite aujour d'hui ?
— « De la gloire !
répondit Murat.
— « Et nous y perdrons la
moitié de l'avant-garde, continua aigrement Davoust, et nous
arriverons sans cavalerie à Moscou, et nous verrons si la
gloire du roi de Naples sans un cavalier sous ses ordres nous y sera
d'un grand secours. » Murat
exaspéré l'interrompit violemment.
« Monsieur le maréchal, lui dit-il, vous
ne trouveriez rien d'imprudent ni d'inutile dans ma conduite, si
j'étais sous vos ordres comme vous êtes sous les
miens ; on sait que le prince d'Eckmülh n'aime
à obéir à personne ; qu'il
lui plairait même assez d'être
réputé le héros de cette
expédition, aux dépens même des plus
élevés ; mais je lui jure, moi, qu'il y
a part pour tous : qu'il tâche de trouver la
sienne. »
Le reproche avait
frappé juste. Murat avait appuyé avec intention
sur ces mots : Le prince d'Eckmülh n'aime à
obéir à personne... et Napoléon avait
légèrement froncé le sourcil. Davoust,
qui avait compris qu'il avait été
attaqué d'un côté par lequel il donnait
prise, et pour une chose dont il était souvent
accusé, même par l'Empereur, Davoust se
hâta de protester que c'était son
dévouement seul qui le portait à parler et
à agir comme il le faisait. Murat l'interrompit plus
violemment encore :
— « Alors, dit-il, c'est donc
haine contre moi ? Eh bien ! il faut en finir. Depuis
l'Égypte, c'est toujours ainsi ; j'en suis
fatigué ; et si Davoust veut se rappeler qu'il a
été soldat et moi aussi, s'il veut se rappeler
qu'il porte un sabre et moi aussi... je lui
donne... »
A ces mots,
Napoléon, jusque-là indifférent
à cette querelle, relève la tête,
mesure Murat d'un regard qui fit expirer la parole sur ses
lèvres, et lui dit, avec cet accent d'autorité
qu'il prenait rarement, mais qui était invincible :
— « Le roi de Naples n'a que des
ordres à donner au prince
d'Eckmühl. »
Murat, satisfait de cette
parole qui, malgré la dureté du ton,
établissait son droit de commandement, se retira
à son quartier général. L'Empereur,
demeuré avec Davoust, lui parla doucement. Mais, mieux
secondé dans sa marche ardente et dans son
désir d'atteindre l'ennemi pour en obtenir une bataille, par
l'impétuosité de Murat que par la sage
réserve de Davoust, il lui représenta avec
amitié : — « qu'on ne
pouvait avoir tous les genres de mérite, que mener une
avant-garde n'était pas diriger une
armée, et que peut-être Murat
avec son imprudence eût atteint Bagration que lui Davoust
avait laissé échapper par sa
lenteur. »
Malgré la
douceur avec laquelle l'Empereur parla à Davoust, il fut
blessé de ces reproches, et il se retira à son
tour, plus irrité que jamais contre le roi de Naples. Un
heure après, on fit dire à celui-ci qu'on
renverrait en France le premier qui tenterait de pousser plus loin
cette querelle.
Le lendemain Murat et
Davoust, de concert et d'après l'ordre de l'Empereur,
s'emparent de Viazma. Mais le surlendemain le désaccord
recommence. Murat retrouve l'ennemi devant lui, et
sur-le-champ la pensée de combattre le saisit, l'ordre de
l'attaque est donné. Sa cavalerie s'élance
immédiatement sur celle des Russes ; l'infanterie de ceux-ci
la suit. Murat veut faire avancer la sienne, c'est-à-dire
celle que Davoust commande sous ses ordres ; il
court vers la division Compans et se met lui-même
à sa tête. Mais au même moment arrive le
prince d'Eckmühl. qui reproche amèrement
à Murat le nouvel et inutile combat qu'il vient
d'engager, et lui déclare qu'il ne le soutiendra pas. Il
défend à Compans de marcher. Murat renouvelle ses
ordres : Davoust résiste plus violemment. A cette insulte la
colère du roi de Naples, d'abord furieuse, se calme
soudainement, il en appelle a son rang, à son
droit : Davoust n'en tient compte, et Compans, incertain,
obéit aux ordres de Davoust, son chef immédiat.
Alors le roi de Naples se tourne avec un calme inouï pour son
caractère, et une dignité superbe, vers Belliard,
son chef d'état-major :
— « Belliard, lui dit-il, allez
à l'Empereur, dites-lui de disposer du commandement de son
avant-garde ; dites-lui qu'il a un
général de moins et un soldat de plus. Quant
à moi, je vais tirer ces braves gens de l'embarras
où je les ai mis. » Puis, s'adressant
à Davoust, il ajoute :
— « Monsieur le
maréchal, nous nous reverrons.
— « Sans doute ; si vous
en revenez, lui répond aigrement celui-ci, en lui montrant
ses cavaliers presque en déroute.
— « J'en
reviendrai ! » lui réplique
Murat avec un regard où se peint toute sa
résolution.
Aussitôt,
tandis que le prince d'Eckmühl. se retire, Murat court
à sa cavalerie, la rallie de la voix, lui montre au premier
rang ces panaches hardis et ces dorures étincelantes qui
appellent le danger ; on l'entoure, on le défend,
et comme il va en avant, il se trouve qu'on triomphe encore une fois.
— « Ah !
s'écria Murat, la gloire en est encore à nous
seuls. »
Il quitte à
ces mots le champ de bataille et rentre dans sa tente. Il y rentre
seul, et, tout échauffé de son combat, la main
tremblante encore des coups qu'il a portés, il
écrit un billet sur un papier gaufré et
parfumé. A cet instant Belliard arrive. Murat, sans
l'interroger sur le résultat de son message, lui tend le
billet.
— « Belliard, lui dit-il d'une
voix calme, portez ce billet à Davoust.
— « C'est un cartel ?
lui dit Belliard sans prendre le papier.
— « C'est un cartel !
répond froidement le roi de Naples.
— « Je ne le porterai
pas », répliqua résolument
Belliard.
Ce fut comme une
commotion électrique qui frappa Murat à cette
réponse. Il se retourne vers son chef
d'état-major, le visage plus étonné
peut-être qu'irrité.
— « Et vous aussi ? lui
dit-il d'une voix sourde et que la colère arrêtait.
— « Sire, sire,
s'écria Belliard, vous ne me rendrez pas complice de votre
perte ; l'Empereur est résolu, et votre renvoi
suivra votre première menace.
— « Eh bien ! qu'il me
renvoie ! Il y a à mourir ailleurs qu'ici,
répond avec fureur le roi de Naples. Il oublie son
armée d'Espagne : qu'il me la donne, qu'il me donne
un régiment, qu'il me laisse soldat, s'il veut : je
lui dois mon sang, ma vie ; mais mon honneur, il est
à moi, Belliard ! Entends-tu, Belliard, que mon
honneur est à moi et que j'étais brave avant
qu'il fût Empereur.... Va porter ce billet, te dis-je...
— « Sire, répond
vivement Belliard, vous lui devez aussi une couronne dont vous ne devez
pas compromettre la dignité contre un officier de
l'Empire....
— « Une couronne !
interrompit Murat de plus en plus
exaspéré ; et cette couronne m'a-t-elle
empêché d'être insulté en
face ? m'a-t-elle fait respecter ? Voici, ajouta-t-il
avec une joie cruelle, et en saisissant son sabre et son pistolet,
voici qui m'a fait respecter toute ma vie et qui ne m'abandonnera
pas... Va donc, Belliard, va donc.
— « Vous êtes roi, lui
répond le général, et Davoust refusera.
— « Alors, s'écria
Murat, ce sera un lâche !...
— « Ce n'est pas
vrai ! » réplique soudainement
Belliard en regardant fièrement le roi de Naples.
Murat tenait un sabre et
des pistolets. A ce démenti il considéra un
moment d'un air de stupéfaction son chef
d'état-major calme et résolu devant lui. Tout
à coup le visage du roi change d'expression : la
colère l'abandonne, une douleur terrible en
détend la hautaine majesté, et Murat jette avec
violence ses armes ; il les brise ; il
déchire ses habits, il arrache ses somptueux ornements, il
les foule aux pieds, il suffoque, il pleure :
— « Tu as raison, Belliard,
crie-t-il : ce n'est pas un lâche, et il refusera.
C'est moi qui suis un misérable roi qui ne peux rien, un roi
que peut souffleter le dernier soldat ! »
Et de grosses larmes roulent dans les yeux du héros, et il
laisse tomber sa tête dans ses mains. Belliard profite de ce
moment de faiblesse pour lui faire de sages
représentations ; il le calme, flatte son orgueil,
excite son courage, et finit ainsi :
— « Et si l'Empereur donne
à Davoust le commandement de l'avant-garde, Sire, il fera
tout ce que vous auriez fait. »
Cette supposition
réveille Murat de sa douleur, il se lève, il
parcourt sa tente, et son œil sec et brillant lance des
éclairs.
— « Oui, oui, dit-il avec feu, je
resterai, on ne se bat qu'ici, ici seulement on fait la guerre. Eh
bien ! je la lui arracherai. Tout pour moi, rien pour lui, pas
une escarmouche, Belliard ; je te jure qu'il ne verra pas un
ennemi.
Et il sort de sa tente et
court à un avant-poste.
FRÉDÉRIC
SOULIÉ