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BILBOQUET ( ed. Lecène et Oudin, 1893 ) |
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Il y avait en
1812, au 9e
régiment de ligne, un
petit tambour qui n'avait que dix ans. C'était un enfant de
troupe qui s'appelait Frolut de son véritable nom, mais que
les soldats avaient surnommé Bilboquet. En effet, il avait
un corps si long, si maigre et si fluet, surmonté d'une si
grosse tête, qu'il ressemblait assez à l'objet
dont on lui avait donné le nom. Frolut ou Bilboquet, comme
vous voudrez, n'était pas, du reste, un garçon
autrement remarquable. Le tambour-maître lui avait si souvent
battu la mesure sur les épaules avec sa grande canne de
jonc, que l'harmonie du ra et du fla
avait fini par lui entrer dans la
tête et dans les mains. Voilà tout. Mais il ne
portait pas le bonnet de police hardiment suspendu sur l'oreille
droite, comme les moindres le faisaient ; il ne savait pas non
plus
marcher en se dandinant agréablement, à l'exemple
de ses supérieurs, et un jour de paie, qu'il avait voulu
laisser pendre son sabre par devant et entre ses jambes, comme les
élégants du régiment, il
s'était embarrassé les pieds en courant, et
était tombé sur son nez, qu'il s'était
horriblement écorché, à la grande joie
de ses camarades. On riait beaucoup de lui, qui ne riait de personne,
de sorte qu'il n'y avait pas égalité :
aussi y
avait-il dans ses habitudes un fond de sauvagerie et
d'éloignement bien rare à son âge. Mais
comment en eût-il été
autrement ?
Souvent il avait voulu
faire comme les
autres ; mais, par un guignon inconcevable, il ne
réussissait
à rien. Quand il jouait à la drogue, il perdait
toujours ; et, soit malice des autres tambours, soit qu'il
eût
en effet un nez en pomme de terre, comme le prétendait son
camarade de gauche, qui, tous les matins, lui
répétait les mêmes plaisanteries en lui
disant : « Range ton nez que je
m'aligne » ; soit
toute autre cause, toujours est-il que la drogue qu'on lui mettait sur
le nez le pinçait si horriblement que les larmes lui en
venaient aux yeux.
D'autres fois, quand on
jouait
à la main chaude et qu'il était pris, au lieu de
frapper avec la main, et des mains de grenadiers, larges comme des
battoirs de
blanchisseuses, —c'était
déjà bien honnête, — on
prenait des ceinturons, sans en ôter souvent la
boucle ; il
y en avait qui s'armaient de leurs gros souliers à clous et
qui s'en servaient pour jouer. Le jeune Bilboquet se levait alors,
furieux ; pleurant de rage et de douleur, il s'en prenait à
tout le monde et ne devinait jamais. Puis, quand on était
fatigué de lui avoir ainsi meurtri les mains, on le chassait
en l'appelant lâche et pleurard. Le lendemain on retournait
à l'exercice, et comme le malheureux tambour avait encore
les mains tout endolories de la veille, les ra et
les fla
n'étaient pas toujours parfaits, et la canne de jonc du
tambour-maître venait immédiatement
rétablir la mesure. Vous comprenez qu'il y avait de quoi
dégoûter Bilboquet des plaisirs militaires :
aussi, comme je vous le disais tout à l'heure, il
était très peu communicatif, et se tenait
toujours à l'écart.
Un jour,
c'était le 12
juillet 1812, le général reçoit de
l'Empereur l'ordre de s'emparer d'une position qui était de
l'autre côté d'un énorme ravin. Ce
ravin était défendu par une batterie de six
pièces de canon, qui enlevait des files entières
de soldats ; et, pour arriver à l'endroit qu'avait
désigné l'Empereur, il fallait s'emparer de cette
batterie. À ce moment, le régiment de Frolut
était sur le bord de la Dwina ; car l'histoire que
je vous rapporte s'est passée dans la fameuse campagne de
Russie. Tout à coup on voit arriver au grand galop un aide
du camp du général qui apportait l'ordre
à deux compagnies de voltigeurs de s'emparer de cette
batterie : c'était une opération hardie,
où il y avait à parier que périraient
les trois quarts de ceux que l'on y envoyait : aussi les
voltigeurs,
malgré leur intrépidité, se
regardèrent-ils entre eux en secouant la tête et
en haussant les
épaules ;
on entendit même quelques-uns, et des plus anciens,
qui dirent tout bas en grognant et en se montrant les canons :
« Est-ce qu'il croit, le
général, que ces cadets-là crachent
des pommes cuites ? » Ou bien :
« Est-ce qu'il a envie de nous servir en hachis aux
Cosaques, qu'il nous envoie deux cents contre cette
redoute ? »
— Soldats ! s'écria
l'aide de camp, c'est l'ordre
de l'Empereur ; —et il repartit au galop.
— Fallait donc le dire tout de
suite, blanc-bec, dit alors un
vieux sergent en assujettissant sa baïonnette au bout du
fusil. Allons, allons ! faut pas faire attendre le
Caporal ! Quand il
vous a dit de vous faire tuer, il n'aime pas qu'on rechigne.
Cependant il entrait
encore quelque
hésitation dans la compagnie, et déjà
deux fois le capitaine qui les commandait avait donné
l'ordre au tambour-maître de prendre deux tambours, de se
mettre en avant et de battre la charge. Celui-ci restait
appuyé sur sa grande canne, hochant la tête et peu
disposé à obéir.
Pendant ce temps,
Bilboquet, à cheval sur son tambour et les
yeux levés sur son chef, sifflait un air de fifre, et
battait le pas accéléré avec ses
doigts. Enfin l'ordre venait d'être donné une
troisième fois au tambour-maître : il ne
paraissait
pas disposé à obéir davantage, lorsque
tout à coup Bilboquet se relève, accroche son
tambour a son côté, prend ses baguettes, et,
passant sous le nez du tambour-maître, il le toise avec
orgueil, lui rend d'un seul mot toutes les injures qu'il avait sur le
cœur, et lui dit : Viens donc, grand
lâche !
Le
tambour-maître veut lever
sa canne, mais déjà Bilboquet était
à la tête des deux compagnies, battant la charge
comme un enragé. Les soldats à cet aspect
s'avancent après lui et courent vers la terrible batterie.
Elle décharge d'un seul coup ses six pièces de
canon, et des rangs entiers de nos braves voltigeurs s'abattent et ne
se relèvent plus. La fumée poussée par
le vent les enveloppe, le fracas du canon les étourdit, mais
la fumée passe, le bruit cesse un instant, et ils voient
debout, à vingt pas devant eux, l'intrépide
Bilboquet battant, battant la charge, et ils entendent son tambour,
dont le bruit, tout faible qu'il soit, semble narguer tous ces gros
canons qui viennent de tirer. Les voltigeurs courent toujours, et
toujours devant eux le tambour et son terrible rlan,
rlan qui les
appelle ; enfin une seconde décharge de la batterie
éclate et perce d'une grêle de mitraille les
débris acharnés des deux belles compagnies. A ce
moment Bilboquet se retourne et voit qu'il reste à peine
cinquante hommes des deux cents qui étaient partis, et
aussitôt, comme transporté d'une sainte fureur de
vengeance, il redouble le fracas : on eût dit vingt
tambours
battant à la fois ; jamais le
tambour-maître
n'avait si hardiment frappé une caisse. Les soldats
s'élancent de nouveau et entrent dans la batterie, Bilboquet
le premier, criant à tue-tête aux Russes :
— Les morceaux en sont bons,
les voici ; attendez, attendez !
Pendant ce temps,
Napoléon,
monté sur un tertre, regardait exécuter
cette prise héroïque. A chaque
décharge il tressaillait sur son cheval isabelle ;
puis,
quand les soldats entrèrent dans la batterie, il baissa sa
lorgnette en disant tout bas : Braves
gens !!
Et dix mille hommes de la
garde qui
étaient derrière lui se mirent a battre des mains
et applaudirent en criant :
—Bravo, les voltigeurs ! Et
ils s'y connaissaient, je vous
jure.
Aussitôt, sur
l'ordre de
Napoléon, un aide de camp courut au galop jusqu'à
la batterie et revint.
— Combien sont-ils
arrivés ? dit l'Empereur.
— Quarante !
répondit l'aide de camp.
— Quarante croix
demain, dit l'Empereur
en se retournant vers son major général.
Véritablement
le lendemain,
tout le régiment forma un grand cercle autour des restes des
deux compagnies de voltigeurs, et on appela successivement le nom des
quarante braves qui avaient pris la batterie, et l'on remit
à chacun la croix de la Légion d'honneur. La
cérémonie était finie et tout le monde
allait se retirer, lorsqu'une voix sortit du rang et fit entendre ces
mots avec un singulier accent de surprise :
— Et moi ! moi ! Je n'ai donc
rien ?
Le
général B....
qui distribuait les croix se retourna et vit planté devant
lui notre camarade Bilboquet, les joues rouges et l'œil
presque en larmes.
— Toi ! lui dit-il, que
demandes-tu ?
— Mais, mon
général, j'en
étais, dit Bilboquet presque en colère ; c'est
moi qui battais la charge en avant ; c'est moi qui suis
entré le premier.
—Que veux-tu, mon
garçon ! on t'a
oublié, répondit le général
; d'ailleurs, ajouta-t-il en considérant que
c'était un enfant, tu es encore bien jeune, et on te la
donnera quand tu auras de la barbe au menton ; en attendant,
voilà de quoi te consoler.
En disant ces parole, le
général tendit une pièce de vingt
francs au pauvre Bilboquet, qui la regarda sans penser à la
prendre. Il s'était fait un grand silence autour de lui, et
chacun le considérait attentivement ; lui demeurait
immobile
devant le général, et de grosses larmes roulaient
dans ses yeux. Ceux qui s'étaient le plus moqués
de lui paraissaient attendris, et peut-être allait-on
élever une acclamation en sa faveur, lorsqu'il releva
vivement la tête, comme s'il venait de prendre une grande
résolution, et il dit au
général :
— C'est bon ! donnez
toujours. Ce sera pour une
autre fois.
Et, sans plus de façon, il mit la pièce dans sa
poche, et s'en retourna dans son rang, en sifflant d'un air
délibéré et satisfait.
A partir de ce jour, on
ne se moqua plus
autant du petit Bilboquet, mais il n'en devint pas pour cela plus
communicatif ; au contraire, il semblait rouler dans sa
tête
quelque fameux projet, et, au lieu de régaler ses camarades,
comme ils s'y attendaient, il serra soigneusement son argent.
Quelque temps
après, les
troupes françaises entrèrent à
Smolensk, victorieuses et pleines d'ardeur ; Bilboquet en
était, et le jour même de l'arrivée, il
alla se promener par la ville, paraissant très content de
tous les visages qu'il rencontrait ; il les
considérait d'un
air riant, et semblait les examiner comme un amateur qui choisit des
marchandises. Il faut vous dire cependant qu'il ne regardait ainsi que
les paysans qui portaient de grandes barbes. Elles étaient
sans doute très belles et bien fournies, mais d'un roux si
laid, qu'après un moment d'examen, Bilboquet tournait la
tête et allait plus loin. Enfin, en allant ainsi, notre
tambour arriva au quartier des Juifs. Les Juifs, à Smolensk,
comme dans toute la Pologne et la Russie, vendent
toute sortes d'objets et ont un quartier particulier. Dès
que Bilboquet y fut entré, ce fut pour lui un vrai
ravissement : imaginez-vous les plus belles barbes du monde,
noires
comme de l'ébène ; car la nation juive,
toute dispersée qu'elle est parmi les autres nations, a
gardé la teinte brune de sa peau et le noir éclat
de ses cheveux. Voilà donc notre Bilboquet
enchanté. Enfin il se décide et entre dans une
boutique où se trouvait un marchand magnifiquement barbu. Le
marchand s'approche de notre tambour et lui demande humblement en
mauvais français :
— Que foulez-fous, mon petit
monsieur ?
— Je veux ta barbe,
répondit
cavalièrement Bilboquet.
— Mon
parpe ! dit le marchand
stupéfait ; fous foulez rire ?
—Je te dis, vaincu, que je
veux ta barbe, reprend le
vainqueur superbe en passant la main sur son sabre ; mais ne
crois pas
que je veuille te la voler : tiens, voilà un
napoléon, tu me rendras mon reste.
Le pauvre marchand voulut
faire entendre
raison au petit Bilboquet, mais il était
entêté comme un cheval aveugle, et il s'engagea
une dispute qui attira bientôt quelques soldats. Ils
entrèrent pour s'informer du motif de la querelle, et ils
trouvèrent l'idée du tambour si drôle
qu'ils obligèrent le pauvre juif à lui
céder sa barbe, et l'un d'eux, gascon et perruquier du
régiment, tira des rasoirs de sa poche et se mit a raser le
malheureux marchand sans eau ni savon ; puis, après
l'avoir horriblement écorché, il remit sa tonte
à Bilboquet qui l'emporta triomphant. En arrivant au
régiment, il la fit coudre par le tailleur sur un morceau de
peau d'âne d'un tambour crevé, et, sans rien dire
à personne de son dessein, il la mit au fond de son sac. On
en causa pendant quelques jours ; mais il fallut
bientôt
songer à autre chose. On se remit en marche, et personne ne
pensait plus au petit Bilboquet, quand on arriva à Moscou.
Alors il arriva d'affreux
malheurs : le
froid et la dévastation privèrent
l'armée française de toutes ses ressources, la
famine l'atteignit, et bientôt il fallut se retirer
à travers un pays désert et des neiges sans fin.
Je ne veux pas vous faire un tableau de cet horrible
désastre ; c'est une chose trop triste et trop
épouvantable a la fois pour que je vous en parle dans cette
histoire. Qu'il vous suffise de savoir que chacun s'en retournait comme
il le pouvait, et que c'est à peine s'il restait quelques
régiments réunis en corps d'armée et
obéissant à ses généraux.
Celui de Bilboquet était de ce nombre, il était
de l'arrière-garde qui empêchait les milliers de
Cosaques qui suivaient la retraite de l'armée de massacrer
les malheureux soldats isolés.
Un jour, ils venaient de franchir une
petite rivière, et pour retarder la poursuite des ennemis,
on avait essayé de faire sauter deux arches du pont en bois
qu'on venait de traverser ; mais les tonneaux de poudre
avaient été posés si
précipitamment, que l'explosion ne produisit que peu
d'effet ; les arches furent cependant
démantibulées, mais toute la charpente appuyait
encore sur une poutre qui la retenait, et qui, si les ennemis fussent
arrivés, eût bientôt permis de
reconstruire le pont. Le général qui commandait,
voyant que le salut d'une partie de l'armée
dépendait de la destruction de ce pont, voulut envoyer
quelques sapeurs pour abattre cette poutre et entraîner le
reste de la charpente ; mais, au moment où ils
s'apprêtaient à s'embarquer, l'ennemi arrive de
l'autre côté de la rivière et commence
un feu si terrible de coups de fusil, qu'il ne paraissait pas probable
qu'aucun sapeur vivant pût arriver jusqu'à la
fatale poutre. Aussi allait-on se retirer en se défendant,
lorsque tout à coup on voit s'élancer un soldat
dans la rivière, une hache sur
l'épaule ; il plonge et reparait peu
après, et à sa barbe on reconnaît
bientôt que c'est un sapeur qui se dévoue au salut
de tous. Tout le régiment attentif le suit des yeux, tandis
qu'il nage et que les ennemis font bouillonner l'eau autour de lui
d'une grêle
de balles ; mais le brave sapeur n'en avance pas moins
vigoureusement.
Enfin il arrive après des efforts inouïs, monte sur
le pied de la pile, et en quelques coups de hache abat le reste de la
poutre qui de loin semblait énorme, mais qui
était aux trois quarts brisée. Aussitôt
la charpente des deux arches s'abîme dans la
rivière, l'eau jaillit en l'air avec un fracas
épouvantable, et l'on ne voit plus le brave sapeur. Mais
tout à coup, parmi les débris qui surnagent, on
l'aperçoit se dirigeant vers la rive. Tout le monde s'y
élance, rempli d'admiration et de joie, car,
malgré tant de malheurs, on était joyeux de voir
faire de si nobles actions ; on tend des perches au nageur, on
l'excite, on l'encourage ; le général
lui-même s'approche au bord de l'eau, et n'est pas peu
étonné de voir sortir Bilboquet avec une grande
barbe noire pendue au menton.
— Qu'est-ce que c'est que
ça ?
s'écrie-t-il, et que signifie cette mascarade ?
— C'est moi, dit le tambour,
c'est Bilboquet, à
qui vous avez dit qu'on lui donnerait la croix quand il aurait de la
barbe au menton. En voici une qui est fameuse, j'espère...
Allez, allez, je n'y ai rien épargné ;
il y en a pour votre argent, et vos vingt francs y ont
passé !
Le
général demeura
stupéfait de tant de courage et de finesse à la
fois. Il prit la main à Bilboquet comme s'il eût
été un homme, et lui donna, sur-le-champ, la
croix que lui-même portait à sa
boutonnière, et qu'il avait gagnée à
force de bravoure et de services. Depuis ce temps, les anciens du
régiment saluaient Bilboquet avec amitié, et le
tambour-maître ne lui donna plus de coups de canne.
FRÉDÉRIC
SOULIÉ