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MUSÉE DES FAMILLES ( Juillet 1842 ) |
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Ce jour-là,
après une assez longue marche, nous fûmes surpris
par un orage si violent, entre deux lieues à peu
près avant d'arriver à Landeck, que je dis au
postillon d'arrêter. Mon valet de chambre descendit pour
sonner à la grille d'une avenue menant à un
château de grande apparence comme construction, mais dont les
abords délabrés semblaient annoncer l'incurie du
propriétaire, qui sans doute ne l'habitait pas. Les bas
côtés de cette grande allée
étaient encombrés d'épines, de
façon que c'est à peine si notre voiture put
trouver une voie suffisante. Mon valet de chambre avait
trouvé la grille ouverte ; il lui avait suffi de la
pousser, et nous étions entrés, bien convaincus
que nous ne rencontrerions au château qu'un concierge, chez
lequel nous pourrions nous abriter et nous réchauffer au
feu. Nous arrivâmes ainsi jusqu'au château,
où un domestique nous apprit que M. de P*** était
chez lui. Nous lui fîmes présenter nos excuses, et
demander la permission d'attendre dans une salle basse que l'orage
fût un peu calmé. M. de P*** nous fit
répondre que sa maison était tout à
notre service ; et, comme il était onze heures, et
qu'il avait l'habitude de dîner à midi, il nous
pria de lui faire l'honneur d'accepter son invitation. Nous n'avions
aucune raison pour refuser ; je puis même dire que
nous fûmes charmés de cette invitation. L'aspect
de ce château avait quelque chose de si triste et de si
solennel, que nous désirions vivement en connaître
le propriétaire. L'état d'abandon où
nous voyions cette magnifique demeure eût pu nous faire
supposer
un instant que M. de P*** était quelque furieux avare qui
reculait devant l'idée de lever un écu de son
coffre-fort pour la plus urgente réparation, si le nombreux
domestique qui habitait le château ne nous eût
avertis qu'un véritable avare n'eût pas voulu
nourrir tant de bouches inutiles. Ce qui piquait surtout notre
curiosité, c'était l'air lugubre de tous les
valets ; ils passaient devant nous avec un salut respectueux
et muet, et lorsque nous leur adressions la parole, ils
répondaient à voix basse et d'un air
épouvanté, comme si le bruit de leur voix
eût dû faire tomber sur eux, les pierres de ce
château. C***, dont le caractère léger
trouvait matière à plaisanterie dans tout ce
qu'il voyait, prétendit que nous étions
tombés dans une caverne de voleurs, et m'annonça
qu'il n'assisterait au dîner qu'avec un pistolet de chaque
côté de son assiette.
Je lui
répondis que si véritablement nous
étions dans une caverne de voleurs, on n'avait pas sans
doute le dessein de nous égorger; mais qu'il
était probable que le dîner qu'on allait nous
servir, ou les vins que nous allions boire, renfermaient des poudres
narcotiques qui nous plongeraient dans un sommeil profond, dont on
profiterait pour nous faire disparaître. Cette plaisanterie
nous mit en gaité, et nous étions en train de
nous promettre de bien nous divertir de ce que nous allions voir,
lorsqu'on vint nous annoncer que le diner était servi.
Deux énormes
laquais nous précédèrent, ouvrant
successivement les portes d'une longue suite de salons magnifiques, et
nous annonçant à chacune de ces portes comme si
ces salons eussent été occupés, et
cependant il n'y avait personne. Enfin nous arrivâmes dans un
dernier salon, où nous nous trouvâmes en
présence d'un homme de soixante-dix ans à peu
près. Sa figure liante et grave eût paru
vénérable, sans une expression de
dureté implacable, et de dédain cruel.
Il nous accueillit avec
une politesse seigneuriale, et jeta sur C***, qui était un
des plus beaux garçons de France, un regard fort peu
rassurant. Il y avait dans ce regard une haine et une menace
impossibles à comprendre contre un homme dont M. de P*** ne
connaissait pas le nom, et qu'il voyait pour la première
fois. Cependant, il nous demanda des nouvelles de la Cour, et les
écouta avec attention, mais sans un mot de
réflexion.
Dix minutes
n'étaient pas écoulées, qu'on nous
pria de passer dans la salle à manger ; M. de
P***, appuyé sur deux laquais, s'y
traîna plutôt qu'il n'y alla. La table
était somptueusement servie, et il y avait quatre
couverts ; mais nous n'étions encore que trois
convives. M. de P*** nous montra nos places ; au lieu de s'asseoir, il
resta debout devant sa chaise, et nous en fîmes autant en
nous regardant d'un air fort surpris de cet étrange
cérémonial, et nous encourageant
à le prendre en moquerie.
A ce moment, une porte
s'ouvrit, et une femme, vêtue de deuil, entra,
précédée aussi de deux laquais, et
suivie de deux femmes. Jamais apparition surnaturelle n'eût
pu arrêter la gaité des deux jeunes
étourdis mieux que ne le fit l'aspect de cette femme.
C'était un visage d'ivoire,encadré dans une
chevelure d'ébène. Ses yeux creux brillaient d'un
éclat fixe et sauvage, et nulle expression n'animait cette
tête morte. Madame de P*** ( c'était
elle, et on l'avait solennellement annoncée ) vint
droit à la place vacante, et, se tournant vers moi, puis
vers mon ami, nous fit à chacun une
légère inclination et s'assit. M. de P***
l'imita, et nous en fîmes autant. Toute notre
gaité était envolée, mais notre
curiosité était excitée au plus haut
point. C*** essaya de parler, et, tout en laissant à la
conversation une tournure générale, il s'adressa
plusieurs fois à Mme
de
P*** ; mais elle ne prononça pas une parole et ne
toucha à rien, M. de P*** était aussi
à son aise que si la femme qui était devant nous
eût été une véritable statue
mécanique. Nous avions hâte de voir finir cet
étrange repas : un froid pénible nous
glaçait, et ce fut avec joie que nous vîmes
apporter le dessert : il était fort luxueux, comme
le reste du diner, mais il s'y trouvait un plat encore plus singulier
que tout ce que nous avions vu jusque-là. C'était
un louis d'or placé dans une assiette d'argent, et que l'on
plaça devant Mme
de P***. Nos regards curieux
interrogèrent les visages de M. et de Mme de P*** :
celui du vieillard était comme nous l'avions vu
jusque-là ; celui de Mme
de P*** demeura
impassible. Le dîner fini, nous nous relevâmes, et
après avoir fait toutes les conjectures possibles sur cette
histoire, nous n'y pensâmes plus. A Landeck, où
nous ne fîmes que passer, nous n'eûmes pas le temps
de prendre le moindre renseignement, et nous continuâmes
notre route vers Constance. Quelques mois se
passèrent ; dans les soupers et les fêtes
où nous fûmes invités, l'histoire de
notre dîner fut presque toujours l'incident le plus
remarquable des récits que nous faisions de notre voyage.
Chacun s'extasiait à cette merveilleuse apparition, et
chacun cherchait une explication probable à ce que nous
avions vu.
Un jour où je
me trouvais chez la duchesse de B*** avec le marquis de V***, qui
venait des Amériques où il était
demeuré près de quinze ans, j'avais
commencé mon récit sans nommer personne, et
j'étais arrivé jusqu'à l'histoire du
louis sans que le marquis fit grande attention à mon
récit ; mais quelqu'un qui connaissait
déjà cette aventure s'étant
écrié :
— C'est ce diable de
louis, qui est inexplicable !
M. de V*** tressaillit
tout à coup, et demanda quel était le louis dont
on parlait. Je recommençai mon récit, et lorsque
j'en vins au portrait de l'ombre au louis et enfin au nom de Mme
de
p***, le marquis devint aussi pâle que la
châtelaine dont je lui parlais, et, dès que nous
fûmes seuls, il s'enquit à moi de la situation
exacte du château et des moyens par lesquels j'y avais
pénétré. Je lui donnai tous les
renseignements qu'il me demanda, et je crus pouvoir, en retour,
m'informer de lui dans quel but il voulait connaître tous ces
détails. I1 me répondit d'un ton grave que je le
saurais bientôt, et partit.
Peu de temps
après, je m'embarquai moi-même pour les Indes,
où une lettre de C*** vint m'apprendre enfin le secret de
cette horrible histoire. Voici, d'après la
déposition des laquais, la scène qui
s'était passée chez M. de p*** :
M. de V***
était arrivé seul à cheval, et avait,
comme nous, demandé l'hospitalité à M.
de p***, en se faisant annoncer sous le nom de comte de Gravilliers. M.
de P*** l'avait reçu comme nous, et le dîner avait
eu lieu avec le même cérémonial.
Seulement, lorsque Mme
de P*** était entrée, elle
avait poussé un cri terrible à l'aspect du
marquis. Mais son mari se contenta de lui dire :
— M. le comte de Gravilliers.
Mme
de P***
s'était assise, et, les yeux baissés, elle avait
écouté dans une sorte d'égarement
convulsif la voix du marquis, que la scène qu'il avait sous
les yeux ne semblait pas étonner. Enfin le dessert arriva,
et avec lui, le fameux louis. M. de V*** demanda d'un air
dégagé quel était ce singulier
dessert, et M. de P*** répondit :
— C'est Mme
de P***, seule,
qui a le secret de cette histoire.
— Je n'oserais prier madame de
me la raconter, dit le marquis, mais j'ai appris dans mes voyages une
histoire de louis assez curieuse, pour que cela engage
peut-être madame à ne pas taire plus longtemps la
sienne.
M. de P***, étonné
de la liberté que prenait cet étranger, allait
lui imposer silence ; mais Mme
de P*** ayant
murmuré tout bas et d'un air
désespéré :
—Assez..., je ne puis...
M. de P*** dit tout haut, avec un accent
de menace :
—Parlez, monsieur; nous vous
écoutons.
— Voici donc cette aventure,
monsieur : « II y a dix-huit ans
à peu près, il y avait à Saint-Gaudens
un pauvre gentilhomme qui avait une fille d'une ravissante
beauté ; elle aimait un gentilhomme espagnol, et en
était tendrement aimée. Fiancés tous
les deux, ils devaient se marier avant un mois ; les
publications étaient déjà faites, et
le jour de la solennité
désigné. »
A ces premiers mots, M.
de P*** regarda plus attentivement le marquis, et Mme
de P*** releva la
tète avec une épouvante indicible.
M. de V*** continua sans
se troubler : « Le mariage des deux jeunes
gens était fixé, lorsqu'un certain vicomte
allemand, vieux, débauché, libertin, rencontra la
jeune fille, et la demanda à son père, qui,
séduit par l'immense fortune du vicomte, la livra a ce
misérable. »
A ce mot, M. de P*** se
souleva de sa chaise ; mais il sembla que le regard du marquis
le renversât, car il retomba comme anéanti, tandis
que M. de V*** continuait : « Plus
misérable que vous ne croyez peut-être ;
car le mariage de ce vieillard de cinquante ans avait
été le résultat d'une gageure
infâme. Il était l'ennemi du marquis de Y***, et
il avait juré de livrer tous les siens à une
vengeance mortelle et terrible.
— Vous pâlissez,
monsieur de P*** ? Oui, vraiment!... Cette jeune fille
s'appelait Lucile. »
M. de P***
était livide ; sa femme semblait ne plus
entendre ; M. de V*** continua :
« Il l'épousa et l'emmena dans son
château de Klumm.
Savez-vous ce qui arriva
maintenant ?
Le vicomte continua sa vie honteuse, et
laissa près de sa femme une sorte de valet chargé
de l'espionner. Un soir, comme il rentrait de la chasse avec
quelques-uns de ses amis, cet homme dit tout bas au vicomte qu'il avait
vu un étranger s'introduire dans le salon de sa
maîtresse.
— Savez-vous ce que me dit ce
drôle, s'écria tout à coup le
vicomte : que ma femme est avec son ancien fiancé.
Messieurs, le salon de ma femme n'a que deux issues : la porte
de la salle à manger, et l'escalier
dérobé qui mène aux offices ;
mettez-vous en sentinelle à chacune des issues, messieurs,
et quand le galant sortira, chargez-vous de l'arrêter.
Ceci fut fait, et le vicomte entra dans
la chambre de sa femme. En effet, il y trouva le gentilhomme espagnol,
qui, prêt à partir pour le Mexique, venait faire
un dernier adieu à la fiancée qu'on lui avait
enlevée.
— Point de bruit, lui dit
rapidement le vicomte ; je sais que vous n'êtes
qu'un frère pour ma femme... Attachez ces draps à
la fenêtre... Partez... plus tard nous nous retrouverons.
« Puis, comme le jeune homme,
trompé par cette apparence de
générosité, obéissait sans
trop savoir ce qu'il faisait, le vicomte lui dit :
— A propos, monsieur le
marquis, veuillez me donner un louis.
— Pourquoi ?
— Je vous le dirai :
c'est un souvenir...
Le marquis donna le louis, et il
n'était pas au bas de la fenêtre, que le vicomte
lui cria :
— Vous aviez oublié
de payer, monsieur le marquis ; c'est le taux des femmes de
cette espèce.
« Les draps
étaient retirés ; le gentilhomme
espagnol fut forcé de s'éloigner.
Après cela, le vicomte quitta
la chambre, et demanda à ses amis si le galant
était passé. On lui dit que non, Alors, il
engagea les personnes présentes à venir chez sa
femme, leur permit de visiter partout, et il les convainquit du faux
rapport du valet. Celui-ci, accusé de calomnie contre sa
maîtresse, femme noble, fut condamné aux
galères ; et, quant à ce louis...
— C'est celui-ci, dit M. de
P*** en se levant, et, de puis vingt ans, on le sert ainsi tous les
jours à cette femme... Je vous avais bien dit que vous
sauriez pour quoi je vous le demandais.
— Et vous m'avez dit aussi que
plus tard nous nous retrouverions. Je me suis fait attendre, mais enfin
me voilà.
Le marquis voulut tirer
son épée.
— Un combat ! dit le
vieillard ; je ne masquerai pas ma résolution sous
l'apparence d'un combat. Sûr de vous tuer, je vous tuerai
sans vous faire l'honneur de croiser mon épée
avec la vôtre.
—Vous voulez
m'assassiner ? cela ne m'étonne point,
scélérat. Voici vingt ans que vous assassinez
cette femme.
—Eh bien donc, cria M. de P***
en saisissant un couteau, vous ne ferez pas cesser son supplice.
Il trouva dans sa fureur
une force inouïe, et il allait s'élancer sur M. de
V*** ; mais il était à peine debout
qu'un coup de pistolet retentit, et il retomba sur son fauteuil,
frappé d'un coup mortel.
L'affaire fut
portée devant le parlement de Toulouse. Il parait que l'on
ménagea au marquis de V*** les moyens de
s'évader, et depuis on n'a plus entendu parler de lui.
Mme
de P*** se retira
dans un couvent, et ne mourut que longtemps après cet
événement. Sur sa poitrine
déchirée par les cilices, on trouva le fatal
louis incrusté, pour ainsi dire, dans les chairs
lacérées ; mais jamais elle ne
prononça aucune parole relative à ce louis
mystérieux.
FRÉDÉRIC
SOULIÉ
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