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MUSÉE DES FAMILLES ( Octobre 1834 ) |
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Maison de Jeanne d'Arc (à Domremy. )
Or, voici ce que moi maître
Favier, natif d'Ancenis, près de la ville de Nantes,
frère de l'ordre de Saint-Dominique en l'abbaye de
Pontarlier, et actuellement camérier du
révérendissime seigneur Cauchon,
évêque de Beauvais, j'ai été
appelé à voir et entendre. Je l'inscris sur ce
parchemin comme une chose véritable et digne de foi, afin
que les enfans de nos enfans en soient instruits et puissent rendre
à chacun la justice qu'il mérite. Ce jour cinq
avril, Aqua sapientiae 1,
le seigneur évêque me
fit appeler dans son oratoire et me dit : — Maître
Favier, tu m'es attaché par tous les liens qui sont
sacrés sur la terre ; tu es mon
inférieur dans l'ordre des serviteurs de Dieu, par
conséquent tu me dois respect et
obéissance ; tu m'es attaché par le
sang, puisque ta mère était la sœur de
mon frère de ce côté tu me dois
amitié et dévouement ;
jusqu'à ce jour tu m'as rendu
ces
sentimens avec empressement et bonne foi, et je t'ai choisi, pour
t'en récompenser. Je vais t'admettre à un secret
qui nous rendra plus puissants que les rois de la terre, car, avec ce
secret, nous ferons roi celui qui nous conviendra et qui donnera aux
églises et aux évêques
l'éclat. et l'autorité qu'ils doivent avoir.
Prends ces tenailles, cette discipline, ce réchaud et ce
charbon, et suis-moi. Je lui obéis en silence et le suivis.
Déjà la nuit
était close et tout dormait dans la ville de Rouen,
à l'exception des sentinelles qui veillaient sur le rempart.
Nous arrivâmes au fleuve qui arrose la ville, et, nous
étant placés dans un bateau
préparé à un endroit convenu, nous
traversâmes la Seine et abordâmes au pied de la
tour de cette ville. Nous y fûmes introduits par l'officier
qui y commandait et qui demanda au seigneur Cauchon sa
bénédiction et ses prières.
Après que le révérendissime
évêque les lui eut accordées, on nous
ouvrit plusieurs portes, toutes verrouillées et
armées de gros clous, et nous arrivâmes
à un escalier dont il nous fallut monter soixante-huit
marches. Arrivés au haut dudit escalier, nous
entrâmes par une porte basse dans une salle
voûtée et le geôlier nous ayant
laissés sur l'ordre du révérendissime,
nous approchâmes d'un lit couvert de paille et y
vîmes une jeune fille endormie. Je la reconnus à
l'instant pour Jeanne la Lorraine, que le menu peuple avait coutume
d'appeler la pucelle d'Orléans. Le jour même dont
il. est question, elle avait été
interrogée en présence des
révérendissimes évêques de
Beauvais et de Worcester ; de cinq autres illustres
prélats et de cinquante docteurs, et elle avait
répondu avec insolence et superbe aux demandes qui lui
avaient été adressées. Le seigneur
Cauchon l'ayant éveillée lui dit :
— Jeanne, voici que ton heure est venue et que tu vas
périr sur le bûcher pour tes exécrables
sorcelleries, cependant si tu veux obtenir le salut de ton corps afin
de penser au salut de ton âme, tu le peux ;
à moins que tu ne persistes dans ta damnable obstination
à ne point révéler les secrets qui
t'ont faite plus forte et plus vaillante que les
meilleurs chevaliers.
— Las !
répliqua Jeanne, mon secret, c'est mon amour pour la France
et le gentil roi Charles VII injustement
dépouillé de son royaume.
— Écoute, Jeanne,
reprit le seigneur Cauchon, nous n'avons point de temps à
perdre en paroles inutiles. Il est une chose sur laquelle je ne t'ai
point publiquement interrogée afin de garder une voie
à ton salut ; réponds-moi
sincèrement sur cette chose, et je te jure sur les
évangiles que tu seras mise en liberté
à l'instant même.
— Je ne refuse point de
répondre, répondit la jeune fille, si ce que vous
me demandez n'est point trahison envers mon Dieu, ma foi, ou la France.
— Ce n'est point trahison que
je te demande, dit le seigneur Cauchon, c'est
vérité.
— Ores, répondit
Jeanne, je la dirai toute simple et toute nue.
— Est-il point vrai, dit le
saint évêque, que le jour où tu
assistas au sacre du méchant roi Charles VII, il se retira
avec toi et deux chevaliers en la sacristie de l'église, et
que là, tu versas une liqueur dans son gobelet en lui
disant.
— Celui-ci n'est-il pas le
vrai breuvage du roi de France.
— Oui, répondit-il,
celui-ci me fait roi bien plus que l'huile sainte du sacre :
avec celui-ci, j'ai acquis et mérité le nom de
victorieux, et jamais je n'en boirai d'autre.
— Il est possible, dit Jeanne,
que j'aie dit et que notre Sire le roi ait répondu quelque
chose d'approchant, et s'il faut dire vrai, je me le rappelle
présentement comme si j'y étais.
— Eh bien ! dit
Cauchon, apprends-nous de quoi était composé ce
merveilleux breuvage qui a rendu Charles victorieux de ses ennemis et
l'a fait roi de France, et, je te le jure encore, tu sortiras d'ici
libre et sauve avant que le jour ai paru.
Jeanne se prit à regarder le
seigneur Cauchon avec un étonnement si naturellement
joué, que j'aurais cru qu'il était
véritable si je n'avais pas connu l'horrible perfidie de
cette fille ; puis elle dit :
— Ce breuvage, monseigneur,
était du vin des campagnes de Reims, du vin simple et
naturel.
— Détestable
sorcière, s'écria l'évêque
indigné, nulle crainte ne peut te forcer à dire
la vérité ?
— Hélas ! je la dis sans la déguiser
nullement. Ce breuvage était du vin, ni plus ni moins que du
vin, je le jure devant Dieu.
— Préparez ce
réchaud et ce charbon, me dit le seigneur
évêque, et nous verrons si la douleur et les
tortures lui arracherons le secret qu'elle s'obstine à taire.
— Dieu, mon Dieu !
s'écria Jeanne en se mettant à genoux ;
ne me torturez point et ne déchirez pas mes
membres ; je suis faible, car le Seigneur est
retiré de moi : mais vous
ne
pourriez me faire dire qui n'est pas, je ne connais ni sorcellerie,
ni maléfices.
— Et cependant, reprit le
seigneur Cauchon, tu avoues avoir tenu le propos que j'ai dit.
— Hélas !
monseigneur, écoutez-moi, voici comment cela arriva. Un jour
plusieurs seigneurs de la cour, après avoir
écouté mes paroles, s'en laissèrent
persuader, car alors j'étais inspirée de l'esprit
de Dieu, et mes discours avaient le don de la persuasion. Ces seigneurs
me conduisirent en un château où était
le roi. Il s'y faisait grand bruit et les serviteurs chargés
de fruits et de venaison, allaient et venaient par tout le
château. On nous conduisit dans une salle où un
festin était somptueusement servi. Le roi assis au haut bout
de la table était déjà pris de
vin ; il chantait avec gaieté, malgré
les malheurs dont son peuple était accablé. En
nous voyant entrer, il dit au seigneur La Hire qui était un
de ceux qui nous conduisaient :
— Que penses-tu de ce banquet
?
— Je pense, dit le seigneur La
Hire, qu'on peut perdre son royaume plus gaiement.
— Hors d'ici,
s'écria Charles, hors d'ici les mauvais conseillers ! il
faut rire et boire.
— Bien, lui dis-je, buvons et
rions, sire.
— Voilà qui est
sage, repartit Charles. Jeanne je te ferai mon bouteiller et mon
échanson. Allons, donne-moi de ce vin qui est dans cette
cruche d'argent. Je pris la cruche, et ayant versé dans le
gobelet du roi je le goûtait selon l'usage. Mais à
peine en eus-je avalé une gorgée, que je rejetais
la cruche loin de moi en disant :
— Quel est ce
détestable vin ?
— Par le ciel ! tu est
difficile, dit Charles, ce vin est de notre belle province de Champagne.
— Ce n'est pas vrai, lui
dis-je, le vin de Champagne que doivent boire les rois de France n'est
bon qu'en la ville de Reims où sont les Anglais. A cette
parole que l'esprit de Dieu
m'avait
dictée, tous les assistants applaudirent en criant et en
faisant briller leurs épées, et le roi Charles,
rappelé de son ivresse, s'étant levé
soudainement tira aussi son épée et cria :
— Ores, que ce vœu
soit pour tous comme pour moi, nous ne boirons plus de ce vin qu'en la
ville de Reims. — Et Je vous le verserai, sire,
répondis-je. Vous savez, monseigneur, comment s'est accompli
ce voeu ; comment Dieu fit tomber Orléans et Reims
dans nos mains, et comment la cérémonie du sacre
y fut célébrée. Le roi
étant sorti un moment, parce que la chaleur et la fatigue
l'accablaient on lui apporta une cruche de vin pour le
rafraîchir ; je le lui versai, et lui dis la parole
que vous m'avez rappelée, et à laquelle il
répondit ce que vous savez. Voilà la
vérité, il n'y en a point d'autre.
Ce récit mit le seigneur
Cauchon dans une grande colère, car il ne croyait point
à l'invention de la sorcière Jeanne, et il
m'ordonna de la tourmenter par les tenailles rougies dont je lui
perçai les chairs des jambes et du sein. Mais nous ne
pûmes en rien obtenir de plus que ce qu'elle avait dit, et
nous fûmes forcés de nous retirer sans rien savoir
d'un secret si merveilleux.
« Ledit
évêque Cauchon, traité par Favier de
révérendissime, est
décédé de malemort en se faisant
faire la barbe, et après avoir été
enterré comme un saint, ses os ont été
exhumés de la tombe et jetés à la
voirie. Le roi Charles VII a anobli la famille de Jeanne en lui donnant
le nom de Lys et l'a comblée de biens. »
Plusieurs monuments ont
été élevés à la
mémoire de Jeanne d'Arc. Une statue lui a
été consacrée sur la principale place
d'Orléans.
Celui dont on voit ici la
représentation appartient
à sa ville natale. Quoiqu'il m'ait été
impossible de vérifier l'authenticité de
l'anecdote que je rapporte, j'ai cru devoir la publier. Tant
d'historiens et de poètes se sont occupés de
cette illustre héroïne, que ce n'était
pas chose facile que de trouver quelque chose d'inconnu, et qui
eût échappé à leurs
investigations.
1
Commencement de l'introït de la
messe du jour ;
manière assez commune de désigner les dates
à cette époque.
FRÉDÉRIC SOULIÉ.
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