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MUSÉE DES FAMILLES (Janvier 1835 )

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LA TOUR DE VERDUN.



Le Bûcher. (Dessin d'Emille Wattier, gravure de Porret.)


C'était dans l'année 1320 : l'armée des brigands qu'on appelait Pastoureaux venait d'envahir l'Albigeois. A comparer cette invasion singulière avec celles qui avaient déjà sillonné les Gaules a diverses époques et qui avaient déposé sur son sol les germes de tant de races étrangères qu'elles n'ont laissé à la population française aucun type particulier d'origine, à comparer cette invasion des Pastoureaux avec celle des Goths, des Visigothts, des Normands et des Maures, on pourrait dire de celles-ci que c'étaient des torrens étrangers descendus violemment et versés en masses puissantes dans nos provinces ; terribles tant qu'ils avaient couru dans le même lit ; puis affaiblis en s'étendant sur leur conquête, puis absorbés par les populations comme les ondes par les champs qu'elles arrosent. Et l'on pourrait dire de celle des Pastoureaux que c'était comme ces eaux qu'on voit sourdre soudainement de la terre qui se frayent mille passages à travers le sol, montent, grandissent, et finissent par couvrir les contrées aussi bien que les fleuves venus de loin.

Des bergers, des serfs, s'étaient levés alors par famille, vieillards, jeunes gens, enfans, femmes ; et ces familles s'étaient levées par milliers sur tous les points de la France par un de ces instincts merveilleux, qui à la même heure et sans communication directe, agile une population d'une même pensée, d'un même vœu ou plutôt d'un même besoin.

Partis de l'Aquitaine, les Pastoureaux marchaient deux à deux sous l'étendard de la croix, donnant pour but à leur pèlerinage la Terre-Sainte a délivrer, et s'arrêtant au pillage et au massacre des villes qui les accueillaient ou de celles qui ne pouvaient leur résister. Comme à tout crime il faut un prétexte même pour les esprits les plus grossiers, la fureur des Pastoureaux avait pris pour cri de guerre : Extermination aux Juifs ! infidèles à portée d'être facilement dépouillés et égorgés. L'on commençait par eux ; mais une fois le sac d'une cité et son renversement, mis en branle ; une fois la soif du meurtre excitée, une fois l'ivresse de ces épouvantables bacchanales d'incendie et de carnage, arrivée à délire, le sang ni l'or des Juifs ne suffisaient plus, et les Chrétiens entraient dans regorgement et dans la curée de ces bêtes féroces. Ce fut à ce point que Bernard Guionis, grand inquisiteur de Toulouse, et ardent persécuteur des Juifs s'écriait cependant du haut de la chaire en excitant les bourgeois à ne pas abandonner les infidèles aux pastoureaux.

« Prenez garde ; viande de chien que l'on jette aux tigres leur donne appétit de chair humaine. »

Les pastoureaux n'en avaient pas moins égorgé tous le Juif d'Albi et tous ceux de Toulouse, et ils menaçaient déjà ceux de Narbonne, de Carcassonne et de Montpellier.

Ces malheureux voués a la mort cherchèrent leur salut dans la fuite. Mais cette fuite était impossible; car, comme nous l'avons dit, si d'un côté des milliers de Pastoureaux, marchaient en corps d'armée, d'un autre côté ils jaillissaient de terre et à tous les endroits, de façon à se dresser à rencontre de toute marche un peu longue et qui eut pris assez de temps pour être signalée. La fuite reconnue impraticable, les Juifs pensèrent à leur défense. Mais si nombreux qu'ils fussent dans toute la province, ils n'étaient pas les plus nombreux à aucun endroit précis ; ils ne possédaient ni ville, ni château qui pût leur servir d'asile ou de point de ralliement. Ils n'auraient même pas osé s'emparer de vive force de quelque place importante pour s'y établir seuls, car alors ils auraient excité contre eux non-seulement les Pastoureaux, mais encore la population du pays.

Dans ces circonstances, l'esprit trafiquant de ce peuple se montra au milieu de ses dangers avant toute autre pensée. Ils firent proposer à plusieurs seigneurs de les recevoir en masse dans leur ville et de les y défendre, moyennant des sommes considérables d'argent. Mais aucun d'eux n'accepta, et les Juifs en étaient réduits à cette épouvantable extrémité d'être placés en face d'une attaque qui devenait tous les jours plus imminente, sans moyen d'y résister et de s'y soustraire. Ils s'assemblèrent donc en la synagogue qu'ils possédaient à Narbonne, et sans attendre le retour de quelques messagers qui n'étaient point encore revenus des lieux où ils les avaient envoyés pour tenter la cupidité des seigneurs, ils mirent en délibération, quel parti il fallait prendre pour ne pas tous périr inévitablement. L'assemblée était nombreuse, mais morne. Une habitude de silence à laquelle se joignait l'idée de leurs périls, les misérables habits prescrits aux Juifs par les ordonnances de Philippe-le-Long, leurs longues figures hâves, leur maintien inquiet, tous cet aspect du malheur et de 1'esclavage poussé au désespoir donnaient à cette réunion un caractère sinistre. Leur grand-rabbin, Salomon-ben-Salomon, entra bientôt, accompagné des plus renommés par leur sagesse : Dolan-Bélan, fameux médecin, Jacob de Lunel, astrologue illustre, et plusieurs autres. A peine furent-ils entrés qu'ils se placèrent sur une estrade et que Salomon leur tint un discours, où il leur exposa l'état de la juiverie.

« Enfans du vrai Dieu, leur dit-il, vous avez apporté à ces nations barbares de France et de Languedoc, le savoir et les lumières qui les empêchent de se vautrer dans la boue, comme des porcs immonde, et voici comme ils nous en paient. Sans nous, aucun des princes de cette terre ne pourrait étaler, dans ses têtes impies, ses habits brodés d'or et de pourpre que nos fabriques leur fournissent, et ils nous forcent en retour de nous vêtir de robes de bure. Nulle de leurs femmes insolentes n'ornerait son front et ses oreilles, son cou et ses bras des magnifiques joyaux damasquinés d'émail, sans l'habileté de nos ouvriers, et nos femmes sont obligées de cacher leur chevelure et leur front sous un capuce noire, et leurs mains sous des manches tombantes. Les fourrures moelleuses dont ils se couvrent dans la froide gelée leur viennent sur nos navires, et ils nous défendent de porter un manteau contre l'hiver; cet art de l'Orient qui rend leurs épées si tranchantes et leurs cuirasses si impénétrables, est resté dans nos mains, inconnu par leurs misérables apprentis, dont les forges produisent à grand peine le fer d'un cheval ou le soc d'une charrue ; cet art plus divin de guérir les maladies et les blessures parait un sortilège à leurs stupides ignorants, et voilà que, lorsque nous, à qui ils doivent leurs armes pour combattre et souvent la vie pour combattre avec ces armes, voilà que lorsque nous leur demandons de tirer pour notre vie ces épées qu'ils tiennent de nous, voilà qu'ils se taisent et nous abandonnent. Est-ce, mes frères, un juste retour, un marché loyal loyalement tenu ? Non, assurément non. Faisons donc pour notre salut comme s'ils n'étaient pas ; ne nous enquérons pas des maux que notre défense peut entraîner sur leur tête ; l'heure de parler haut est venue ; que ceux qui ont quelques moyens à proposer se lèvent, et qu'ils n'oublient pas que la loi suprême, à cette heure, est celle du salut, et que devant celle-là s'effacent les lois communes de la justice. Un homme nu se trouvant dans une forêt avec un homme armé, ils entendirent les rugissements d'un lion. L'homme armé repoussa l'homme nu qui le suppliait de le défendre, et voulut s'éloigner. Alors celui-ci tendit un piège sur le chemin de l'homme armé qui s'y embarrassa et tomba. Et tandis que le lion le dévorait avant qu'il eut pu se relever, 1'homme nu s'échappa. Vous m'avez compris, enfants du vrai Dieu. »

A ces mots, un jeune homme, à l'œil noir, à la chevelure épaisse, d'une taille frêle, le visage maigre et jeune, s'avança et s'écria :

« Qui parle ici de pièges infâmes et de fuites honteuses ? est-ce donc que la malédiction du Ciel ne s'écartera jamais de notre tête, ou que nous ne l'en écarterons jamais ? Certes, certes les chrétiens font bien de nous marquer sur nos habits d'un signe de mépris, de nous cracher au visage et de nous décimer comme le bétail de leurs troupeaux ; car nous le méritons justement. Mieux vaudrait savoir manier les épées que les fabriquer; mieux vaudrait savoir tuer que guérir. N'avons-nous pas assez des noms d'esclaves et de taches qui planent sur nous dans tous les coins de la terre ? Serons-nous toujours errant et chassés par le souffle des chrétiens comme les feuilles d'automne, de vallons en vallons, à travers les montagnes et les plaines, et n'aurons-nous jamais un asile sur la porte duquel il soit écrit : Ici on peut naître et mourir. Or, il est temps que Jérusalem se relève ; il est temps que le peuple de Dieu ait sa place sur la terre des hommes. Osons la marquer dans cette cité forte en murailles, riche en campagnes fertiles. Vieillard, tu as eu raison quand tu as dit que les chrétiens nous avaient affranchis de toutes les lois de la justice et que tout était permis pour le salut. Mais le salut n'est pas à fuir ; il est à demeurer. Déjà nos frères de Carcassonne , de Montpellier, de Nîmes, d'Uzès, s'ébranlent et cherchent un asile. Montrons-leur cette cité comme celle où ils doivent se diriger ; qu'elle soit d'abord un bercail ; mais que bientôt les moutons y deviennent les bergers et les bergers les moutons ; que ceux qui commandent y obéissent ; que le bercail devienne une forteresse.

    — Benjamin Ésaü, dît l'astrologue Jacob, tu viens de parler comme un ignorant qui ne connaît ni les livres sacrés, ni le cours des astres. Le temps de la résurrection du peuple de Dieu n'est point venu et sa dispersion a été promise encore pour mille ans aux esprits des ténèbres, pour le punir de ce qu'une partie de ses enfans s'est divisée de l'autre pour suivre les impostures du nazaréen, comme les enfans qui marchant vers l'école se dispersent pour courir aux fruits qui pendent sur le bord de la route. La loi ne dit-elle pas que les enfans paieront la dette des pères et les frères la dette des frères ? Nous n'avons pas encore acquitté envers le Seigneur celle que nos frères et nos pères nous ont légués. Pensons au salut de ceux de cette ville ; Dieu inspirera à nos frères des autres contrées de faire ce qui leur sera le plus profitable, et puissent tes paroles insensées n'avoir pas détourné son esprit de nos délibérations.

    — Sauvons-nous donc, s'écria Benjamin Esaü sauvons nous seuls, mais que ce soit par le combat et avec honneur.

     — Qui parle de combattre, dit un vieillard d'une taille élevée, lorsque le plus fort de nos jeunes gens, celui dont la tête et les mains pourraient seuls enfanter un projet de résistance et le conduire a bonne fin est absent et a peut-être péri dans l'entreprise que nous lui avons confiée ? ce sont sont les présomptueux.

    — Gaspard, reprit violemment Esaü en interrompant le vieillard, tu veux parler de ton fils Mathias, et c'est en parlant de lui que tu oses en nommer d'autres des présomptueux ! En est-il un cependant parmi les enfans du vrai Dieu qui soit plus altier dans ses paroles, plus arrogant dans ses actions? ne nous regarde-t-il pas en mépris, et cependant n'est-il pas à la connaissance de tous que nul d'entre nous n'a d'alliances plus étroites que lui avec les chrétiens? Par quel art s'est-il fait pardonner d'être d'une race maudite, au point que les bourgeois l'accueillent comme un chevalier et que les nobles lui ouvrent leurs maisons comme à un homme de considération ? et, s'il faut tout dire, comment a-t-il acquis l'espérance infime de devenir l'époux d'une fille chrétienne si ce n'est en s'engageant à abandonner la loi de ses pères et peut-être à trahir ses frères dans le malheur ? Rassure- toi, Gaspard, ton fils n'est pas mort ; et s'il tarde tant à revenir c'est que sans doute il est en marché avec quelque seigneur pour son salut et notre perte.

    — Tu mens ! s'écria le vieillard ; Mathias est mort, ou bien Mathias reviendra.

    — Mathias est revenu mon père dit un jeune enfant de seize ans qui se tenait à côté du vieillard : il a passé devant la porte de la synagogue et m'a dit : « Frère, je serai ici quand la huitième heure sera sonnée. » Et il s'est éloigné en se dirigeant vers la porte Romaine.
    — Sans doute, dit Esaü du côté ou demeure le sénéchal Bertrand de Nogaret et sa fille Constance. Celui qui est pris au coeur d'une passion insensée comme celle de Mathias estime qu'il vaut mieux donner son temps aux doux entretiens d'une fille, qu'aux graves délibérations du peuple.

    — Ésaü, dit le jeune enfant, pourquoi élèves-tu la voix contre mon frère ? il t'a sauvé deux fois des mains des chrétiens qui voulaient t'exterminer pour de méchans propos tenus par toi sur leur compte ; une fois en les persuadant par sa douce parole, une autre fois en les dispersant de son bras redoutable : est-cela la reconnaissance que tu as de ces bienfaits ?

    — Merci, frère, dit une voix grave et sonore ; Esaü n'a point menti lorsqu'il a dit que j'étais chez le sire Bertrand de Nogaret et peut être n'a-t-il pas menti non plus en disant que j'avais préféré un entretien d'amour à nos graves discussions. Frères, quand on quitte la maison paternelle, pour n'y plus rentrer, il est permis de retourner la tête pour lui dire adieu : quand on s'exile de toute espérance, on peut aussi retourner la tête pour lui donner une larme de regrets. Mais qu'importe ? Ma vie est à tous et mes douleurs a moi. C'est donc de ce dont vous m'avez chargé qu'il faut que je vous parle. Frères, j'ai frappé à beaucoup de portes ; une seule s'est ouverte : c'est celle du château de Verdun sur la Garonne : son seigneur Isarn du Belharnois m'a loué sa tour principale pour six mois moyennant deux milles sous d'or de monnaie toulousaine. Durant tout ce temps nous pouvons nous y retirer et nous y défendre, le renversement des murs de la forteresse et même son incendie étant compris dans le marché en cas que les brigands pastoureaux nous y vinssent assiéger. Six mois suffiront à laisser passer ce torrent d'assassins : et au bout de ce temps nous sortirons de notre retraite pour rentrer dans nos maisons si elles sont debout ; pour les reconstruire si elles sont renversées.

Le ton calme et triste dont ces paroles furent prononcées glaça toute l'assemblée, quoiqu'il y eut au fond de cette nouvelle une chance de salut sur laquelle les juifs n'avaient pas lieu de compter ; c'est que si Mathias fût entré l'espérance au front avec la nouvelle d'un désastre tout le monde eût espéré et que, malgré son heureux message, lui triste et découragé, tout le monde perdit courage.

    — Mathias, lui dit le vieux rabin, est-cela notre meilleure espérance ?

    — Les suites décideront, répondit Mathias d'un air humble.

    — Et que feras-tu ? s'écria Esaü :

    — Je ferai ce que feront mes frères, répondit froidement Mathias, malgré le ton insolent de la question.

    — Frère, lui dit tous bas le jeune enfant, tu souffres bien.

    — Nathan, lui répondit Mathias du même ton, tu consoleras notre père.

Puis il se retira dans un coin et resta plongé dans une sombre distraction pendant que les juifs arrêtaient pour le lendemain leur départ de Narbonne pour la citadelle de Verdun, avec leurs femmes, leurs enfans et toutes leurs richesses.

Le soir de ce jour, dans la grande rue de la Juiverie, tout était en émoi ; ou chargeait les chariots, on sellait les mules et les roussins, car il n'était pas permis aux juifs de monter des chevaux de bataille ; mais nulle part le mouvement n'était aussi grand que dans la maison du riche Gaspard. Il présidait lui-même à tous les préparatifs nécessaires, aidé de son fils Nathan, et jetant de moment en moment un regard triste et furtif sur Mathias qui, assis sur une pierre, se taisait et semblait une statue tant il était immobile au milieu de tout ce tumulte.

    — Enfant, lui dit le vieillard en s'approchant de lui, est-ce là le courage que tu promettais ? Toi si fier, si brave et si résolu , à  peine vient-il un jour de malheur que te voilà abattu et consterné.

    — Mon père, dit Mathias, aujourd'hui ma vie s'est révélée à moi. Je suis un lâche !

    — Non, Mathias, s'écria le vieillard en reculant, tu es un insensé.

    — Non mon père, je suis un lâche : car j'incline mon front devant ce que je méprise.

    — Que dis-tu, Mathias ? reprit Gaspard.

    — Mon père, dit le jeune homme, ne me faites point parler; je blasphémerais et je n'en suis pas digne.

Mathias se leva a ces mots pour s'éloigner ; mais il s'arrêta en voyant devant lui le sire Bertrand de Nogaret et sa fille Constance. Mathias devint pâle, regarda le sire de Nogaret d'un air égaré et s'écria :

    — Que me voulez-vous seigneur ? je vous ai dit que non.

    — Gaspard, dit le sire de Nogaret, ordonne à ton fils de nous suivre ; j'ai à vous parler en secret.

Ils rentrèrent dans la maison avec Nathan et le vieux chevalier parla ainsi au marchand juif.

    — Gaspard, ce matin ton fils est venu et m'a demandé si je voulais que ma fille le suivît comme épouse, promettant de respecter sa foi : je l'ai chassé de ma présence avec colère; cette colère n'a duré que le temps de détourner les yeux pour les porter sur ma fille Constance pâle, tremblante, désespérée et tombée à mes pieds qu'elle embrasait. J'ai rappelé ton fils Gaspard, car l'épouse qui m'a donné Constance était aussi loin de moi que ton fils de ma fille, et j'ai bravé la malédiction de mon père pour m'unir à elle. Or je ne suis point un vieillard oublieux des passions de la jeunesse, et quand j'ai vu ton fils s'éloigner et ma fille pleurer j'ai senti que j'avais versé de ces larmes et je les ai pris en pitié ; j'ai donc rappelé ton fils et je lui ai dit : Mathias abandonne la religion de tes pères, deviens chrétien et ma fille sera ton épouse.

    — Malédiction sur lui ! s'écria Gaspard, malédiction sur sa race, s'il le faisait !

    — Vous voyez seigneur, dit Mathias avec un amer sourire.

    — Il ne l'a point fait, répliqua le sire de Nogaret, il s'est éloigné.

    — Bien enfant, dit Gaspard, la croyance de tes pères est profonde dans ton cœur : grâces soient rendues au Seigneur.

    — Non, mon père, dit Mathias, je ne crois pas : je suis un lâche !

    — Que veux-tu dire ? s'écria Gaspard étonné.

    — Je vais te l'expliquer, dit le vieux chevalier. La loi du Dieu d'Israël est tombée en mépris dans le cœur de ton fils, et cependant il ne veut point l'abandonner. Il ne s'arrête point devant la colère de ton Dieu, mais devant la colère de son père ; il brave les tonnerres de votre Jéhova, et n'ose pas encourir le blâme de son peuple.

Gaspard regarda son fils d'un air étonné, irrité à la fois de sa désertion de la foi patriarchale, et touché de sa religion pour l'autorité paternelle.

    — Voilà, lui dit-il tristement, où t'ont mené les conseils des chrétiens.

    — Des chrétiens, s'écria Mathias, et que m'importe leur foi et la nôtre ? Ne vous y trompez pas, mon père, je ne suis pas arrivé au mépris d'une erreur pour me laisser aveugler follement par un autre : le Dieu de Moïse ou celui de St-Pierre peuvent impunément tonner sur ma tête ; elle ne se courbera ni devant l'un ni devant l'autre.

Les deux vieillards regardèrent Mathias avec stupéfaction, Constance se mit à pleurer.

    — Mais que crois-tu, enfant ? dit tristement Gaspard.  

    — O père, j'ai cru en moi, j'ai cru que je pourrais devenir un guerrier renommé, portant l'épée et la lance ; que je serais un digne objet d'admiration pour les hommes ; que moi aussi j'aurais sur cette terre une place parmi les forts et les puissans, et voilà qu'il me faut subir la malédiction de ma naissance sans espérer d'y échapper. Tu me parles de me faire chrétien, sire de Nogaret , et ne vois-tu pas que lors même que je m'abaisserais sous l'eau de votre baptême, ce serait demander deux mépris au lieu d'un, le mépris et la malédiction des miens, qui me nommeraient apostat ; le mépris des tiens qui ne m'appelleraient leur frère que du bout des lèvres, non dans le cœur, et par dessous tout le mépris de moi-même qui aurais abandonné mes frères à l'heure du danger.

    — Les abandonner, dit Nogaret, ne sera pas plus que de ne rien faire pour eux, comme le dernier d'entre tous, au lieu d'agir comme le premier pour les sauver.

    — S'ils meurent, je mourrai, dit Mathias : ils n'ont rien à me demander de plus : si le hasard m'a doué d'un bras fort, d'une tête puissante, et d'un esprit ambitieux, c'est un malheur pour moi, et ce ne sera pas un bonheur pour eux. Non, vois-tu, mon père, je ne ferai pas pour le salut de nos frères des efforts qu'ils ne peuvent récompenser que d'une estime stérile, et peut-être d'une envie infâme.

    — Eh que veux-tu donc, enfant ? reprend Gaspard.

    — Oh ! s'écria Mathias, vous ne me comprenez pas : je veux être ce qui est impossible, un homme comme tous les hommes, à qui l'on ne puisse pas dire, quelque éclat qu'il jette sur son nom ; c'est un nom d'esclave ou un nom d'apostat. Tenez, laissez-moi, je veux mourir.

    — Eh bien ! dit Nogaret, je viens t'offrir un moyen d'acheter ta place entre les chrétiens par une action qui te vaudra la bénédiction des juifs, et ne pourra être accusée de lâcheté par aucun. Tu m'as demandé de défendre ta race des attaques des Pastoureaux et je t'ai refusé. Eh bien ! si tu veux te faire chrétien, sur mon âme, et sur ma foi, la ville de Narbonne deviendra l'asile de tes frères et ils ne la déserteront point en fugitifs. Je les défendrai comme je défendrais des chrétiens ; ton baptême les fera tous entrer dans ma protection ; vous ne vous en irez pas errans par les campagnes, cherchant un asile douteux et d'un jour. Tu me regardes épouvanté de ce que je te propose, Mathias ? ton orgueil ne comprend pas que je descende jusque-là de venir presque t'implorer ; mais je ne te dirai qu'un mot, et si tu ne le comprends pas, ton père le comprendra, je suppose ; Ma fille m'a juré qu'elle mourrait.

Constance, immobile jusque-là, se jeta dans les bras de son père, sur le visage duquel ruisselaient des larmes amères.

Les trois juifs ne répondirent point.

    — Abandonner notre foi ! dit pensivement Gaspard.

    — C'est pour sauver notre race, mon père, dit Nathan.

    — Enfant, dit le vieux Gaspard, es-tu perdu aussi  pour moi ? es-tu déjà traître ? aurais-je deux malédictions à prononcer pour adieu à la vie ?

    — Tu vois, chrétien, dit Mathias, ils me maudiront si je les sauve, ils m'appelleront traître.

    — Gaspard, dit Nogaret, il ne t'appartient pas de décider seul une chose si importante ; il y va du salut de ta  nation, elle seule peut prononcer : je veux la consulter.

Déjà depuis long-temps un murmure sourd annonçait que la foule s'était réunie à l'entrée de la maison de Gaspard. La plupart des juifs, avertis par Esaü de la présence de Nogaret dans cette maison, excités par ses paroles, et se rappelant l'abattement de Mathias, croyaient à une trahison de celui-ci, et voulaient l'empêcher ou la punir. Déjà quelques clameurs s'élevaient, lorsque Nogaret, s'avançant au milieu de cette foule turbulente, éleva  la voix et leur dit solennellement.

    — Enfans d'Israël, vous allez fuir, et le massacre peut arrêter votre fuite. Vous allez vous enfermer dans une forteresse ; mais elle n'est pas d'une puissance à résister a la fureur des Pastoureaux s'ils vous y assiègent. Narbonne est une retraite invincible, et cette retraite vous est ouverte encore, mais a une condition, à la condition que votre frère Mathias renoncera à sa foi et deviendra chrétien. À cette condition, je vous jure, foi de chevalier, de vous servir comme les frères de mon fils. Car je l'appellerai mon fils.

Ces paroles jetèrent une vive joie parmi la foule, et quelques voix s'écrièrent :

    — Et sans doute Mathias accepte ?

    — Non, dit Gaspard, intervenant soudainement, Mathias n'accepte point.

    — Il en appelle à votre jugement, dit Nogaret.

    — Pouvez-vous condamner un de vos frères, dit Gaspard, à devenir traître ?

    — Celui qui sauve ses frères, s'écria Nathan, méritera-t-il ce nom de ceux qu'il a sauvés ? ils l'appelleront martyr.

    — Sans doute, reprit Esaü d'un air sardonique ; c'est un sacrifice qui coûtera si cruellement à la croyance de notre frère qui lui seul a une âme assez puissante pour supporter l'épreuve à laquelle on le soumet. Car, il ne faut pas nous le dissimuler, la nature des hommes est ingrate : peut-être s'en trouvera-t-il parmi nous qui diront que ce n'est point pour notre salut qu'il a fait ce sacrifice, mais pour la satisfaction de son amour, pour la fille d'un chrétien : tandis que les chrétiens penseront que cette apostasie n'est qu'une vaine ruse, une lâcheté pour se sauver lui et les siens. Mais Mathias dédaignera de telles accusations, et le salut de ses frères dominera dans son cœur ces vaines calomnies.

    — Bien ! frère, dit Mathias, tu viens de me dicter mon devoir.

Constance serra convulsivement la main de Nathan et celui-ci s'écria :

    — Ce sont les sages d'entre vous qui doivent le lui dicter ; qu'ils répondent.

    — Et qu'ils répondent tout haut, dit Mathias, et l'un après l'autre. Salomon-ben-Salomon, me conseilles-tu d'abandonner ma foi pour sauver ton peuple ?

    — Je ne puis donner un semblable conseil à personne, dit le grand-rabbin.

    — Et toi, Jacob ?

    — C'est l'affaire de ta conscience.

    — Et toi, Samuel ?

    — La loi maudit les apostats et bénit les martyrs. Puis chacun des douze vieillards qui étaient appelés sages, interrogé séparément, répondit d'une manière évasive, n'osant donner publiquement le conseil à un autre de déserter sa religion, et regrettant en leur âme qu'il ne l'eût point désertée.

    — Ainsi, frères, dit Mathias, nous partirons. Je n'ai pas l'âme assez forte pour porter le fardeau d'une action dont personne n'ose ici me donner le conseil. Adieu, sire de Nogaret. Je suis né juif, je mourrai juif. Nous mourrons frères, reprit-il avec un éclat extraordinaire en s'adressant aux siens, et vous me bénirez, mon père.

La foule se retira morne et silencieuse, et Nogaret emmena sa fille, mais elle avait eu le temps de dire à Nathan :  

    — Enfant, il faut que je te parle.

Le soir venu, douze messages secrets venus des douze sages de la nation, excitaient Mathias a accepter le baptême , et Mathias, en les repoussant, dit à son père :

    — Les vois-tu, mon père ? ils achèteraient volontiers leur salut de ma honte, et me dénonceraient ensuite comme un lâche. Oh ! malédiction sur eux ! Malédiction sur les hommes juifs et chrétiens ! c'est une race infâme et abjecte.

    — N'est-ce pas, dit une voix de femme à côté de Mathias, c'est une race abjecte ? et cependant c'est pour l'estime de cette race que tu brises le seul coeur qui te soit ouvert ; c'est pour qu'ils t'épargnent dans leurs discours que tu fais taire la seule voix qui t'eût consolé ; c'est pour que ton nom ne soit point la proie de la calomnie des uns et de la risée des autres, que tu leur jettes en curée ton bonheur, ta vie, notre amour. Oh! misère et lâcheté ! Mathias, je suis plus forte que toi, moi ; je suis femme ; j'ai choisi entre la malédiction des hommes et mon amour, entre le mépris des miens et notre bonheur, entre les soupçons haineux de ceux de ta race et ton estime à toi seul. Me voici ; je suis juive, je suis ton épouse, je suis prête à te suivre.

    — Constance !... Constance !... s'écriait Mathias, en la considérant avec stupéfaction sous les habits de Nathan qui la déguisaient, tu es donc un ange, une des lumières du ciel ?

    — Mathias, lui dit Constance, je suis une femme qui aime.

Dans la nuit, tous les juifs de la cité de Narbonne partirent en hâte, et, quelques jours après, protégés par la rapidité de leur fuite, ils étaient enfermés dans la tour de Verdun, sur la Garonne, au nombre de plus de mille, tant hommes que femmes, vieillards et enfans. Là, Constance, cachée durant la route dans une litière fermée, fut montrée aux juifs comme l'épouse de Mathias, et le grand-rabbin, Salomon-ben-Salomon, l'admit solennellement parmi les enfans d'Israël. Cependant les Pastoureaux, avertis de cette retraite des Juifs, et prenant pour prétexte qu'ils avaient sacrilégement entraîné une chrétienne avec eux, se portèrent vers la citadelle de Verdun et en commencèrent le siège. Mais Mathias s'était retrouvé tout entier, et pour défendre son épouse, il était devenu ce qu'il n'avait pas osé être pour la conquérir, le sauveur de son peuple. Vainement les Pastoureaux dressaient des machines puissantes et s'acharnaient aux murailles de la forteresse, Mathias était partout les repoussant, les rejetant dans les fossés et les poursuivant dans la plaine qu'il ensanglantait de leur massacre. A côté de lui, Esaü était celui qui montrait le courage le plus terrible et dont la voix, après celle de Mathias, avait le plus de poids dans le conseil. Cependant les Pastoureaux ne se rebutaient pas, et chaque jour de nouveaux renforts, suscités par l'immense butin qu'on savait enfermé dans la forteresse, leur venaient en aide. Les attaques redoublaient, et, alimentées par ces masses incessantes de brigands qui accouraient de toutes parts, elles ne laissaient plus de relâche aux assiégés. Les seigneurs des environs, dont les brigands ravageaient les terres pour leur subsistance, représentaient vainement à leurs chefs l'inutilité de ce siège : ceux-ci leur répondaient insolemment, qu'ils faisaient bien voir qu'ils n'avaient aucun souci de la foi du Christ, de vouloir laisser une chrétienne en la possession des fils de Satan ; et les seigneurs, craignant que cette accusation de tiédeur ne devint un prétexte contre eux-mêmes, et n'autorisât les Pastoureaux à les attaquer, se retiraient et s'enfermaient prudemment dans leurs châteaux. Cependant ce bruit de la prétention des Pastoureaux arriva par quelques prisonniers, jusqu'à l'oreille des juifs assiégés. Dès ce moment Mathias put voir qu'en continuant à l'entourer de marques de respect et de considération, on jetait sur son épouse des regards de haine et de proscription. Enfin, un jour que l'assaut avait été plus meurtrier que de coutume, tandis que Mathias rétablissait l'ordre sur les tours, un conseil fut convoqué par Ésaü.

    — Frères, dit-il, c'est à regret que j'élève la voix contre le plus brave de nos guerriers, contre celui qui résiste comme un roc et attaque comme la foudre. Mais tous nos malheurs viennent de lui. Il a pu nous sauver et ne l'a pas voulu ; il a dédaigné de se servir d'une ruse que chacun de nous eût considérée à l'égal du martyr des Machabées et de la sainte ruse de Judith ; mais notre reconnaissance et notre admiration ne lui eussent pas fait accepter les risées de quelques chrétiens. L'estime des fils d'Israël est moins pour lui que le mépris des chrétiens ; il nous a entraînés ici, et s'il nous y a apporté sa valeur, il y a enfermé un danger plus grand qu'elle. Si la fille de Nogaret n'était parmi nous, depuis longtemps les Pastoureaux se seraient écoulés d'autour de ces murailles, et nous serions sauvés. Rendons-leur cette chrétienne, et nous n'aurons plus rien à craindre.

    — Elle est juive, s'écria Gaspard.

    — Eh bien ! si elle est juive, qu'elle se dévoue au salut de tous et sorte de cette forteresse. Car si elle est véritablement notre sœur, elle ne peut hésiter. Proposez ce sacrifice à chacune de nos femmes, et pas une ne craindra de donner sa vie pour le salut commun ; car celles-là sont véritablement filles d'Israël et n'affectent pas une vaine religion.

    — Et si elle refuse ? dit Gaspard.

    — Alors, dit Esaü, c'est que sa foi est jouée, et il nous sera permis de la rejeter d'entre nous.

    — C'est juste, dirent les vieillards.

Et Gaspard fut chargé d'annoncer cette nouvelle à son fils, tandis que l'assemblée attendrait sa réponse. Lorsqu'il rentra dans la chambre qui lui servait d'habitation ainsi qu'à sa famille, il trouva Mathias qui dormait, tandis que Constance, appuyée sur la paille qui leur servait de lit, le regardait attentivement.

    — Ma fille, dit le vieillard, béni soit le Seigneur ; que Mathias sommeille, car j'ai à te dire des choses qui le rendraient furieux comme un lion affamé, s'il les entendait.

    — Je les sais, mon père, dit Constance ; Nathan vient de me les rapporter. Etonné d'un conseil où l'on n'avait point admis Mathias, et convoqué par Esaü, il a jugé que c'était une machination de sa haine contre moi, et il a surpris le secret de vos délibérations.

    — Et que feras-tu, enfant ? dit le vieillard.

    — Je le dirai à l'assemblée de vos sages, répondit Constance. Je vais vous y suivre.

Elle se leva, appuya un dernier baiser sur le front de son époux, et marcha vers la salle du conseil. Les vieillards s'entre-regardèrent à son aspect, tant elle était fière et résolue dans son maintien. Elle s'avança au milieu d'eux, et aucun n'osa l'interroger. Esaü la dévorait d'un regard farouche. Elle attendit un moment et leur parla ainsi :

    — Pères, l'on m'a dit ce que vous attendiez de moi. Je le ferai.

Ils demeurèrent surpris. Esaü sourit d'une joie féroce, mais ben Salomon, touché de ce sublime dévouement lui dit :

    — Ils t'épargneront, enfant, car tu es une de leurs filles.

    — Non, reprit Constance, je suis une fille juive et je n'irai point mentir à la foi que j'ai adoptée. Je leur dirai voici la chrétienne qui a déserté sa religion, et je cracherai sur les croix et sur l'image du Christ

    — Mais ils te tueront, enfant, s'écria Esaü, livide d'un singulier effroi, ils te tueront, et tu ne nous sauveras pas.

    — Et pourquoi veux-tu que je vive ? dit Constance avec un froid mépris, pour te sauver, Esaü, homme si ferme dans ta foi ? veux-tu que j'abjure la mienne pour te sauver ? Oh ! tu t'es trompé lorsque tu as dit que je n'étais pas sincère dans mes sermens, et que c'était pour la satisfaction de mon amour que j'avais pris ton Dieu dans mon cœur : il y est entré ton Dieu, et les poignards des Pastoureaux en tireront les dernières gouttes de sang avant de l'en arracher. Viens me conduire vers eux.

Les sages se taisaient et quelques-uns versaient des larmes. Esaü tourmenté d'un horrible dépit, regardait Constance d'un œil brûlant tantôt de rage tantôt d'une ardeur funeste, puis il finit par s'écrier :

    — Ce sacrifice est alors inutile, j'espérais nous sauver tous.

    — Non, dit Constance, nous mourrons tous.

    — Va, lui dit Salomon-ben-Salomon, que le Seigneur te bénisse et accepte tes paroles, tu mourras ou vivras avec nous, tu es notre sœur et notre fille avant toutes nos sœurs et nos filles.

    — Eh bien ! soit dit Ésaü, nous mourrons tous. Quand Mathias apprit à son réveil ce qui s'était passé ; il saisit sa large épée et voulut exterminer Ésaü.

    — Mathias, lui dit Constance, les hommes ne savent triompher que par la colère, et se brisent eux-mêmes dans leur fureur : les femmes connaissent mieux le secret de conduire les hommes. J'étais sûre qu'Esaü me défendrait.

    — Il t'aime donc, dit tout bas Nathan à Constance.

    — Tais-toi, dit de même la jeune épouse. Puis elle calma Mathias et lui fit jurer de ne rien entreprendre contre Ésaü.

A partir de ce jour, Constance fut regardée comme inspirée du Seigneur, et les vieillards ne passaient pas à côté d'elle sans la saluer, les enfans sans lui demander sa bénédiction.

Le siège durait toujours, et déjà les guerriers qui étaient entrés dans la forteresse n'étaient plus qu'au nombre de cinquante. Les vieillards, les enfans et les femmes étaient réduits à trois cents. Les provisions de traits et de vivres s'épuisaient, et déjà dans les assauts on avait jeté sur les assaillans des coffres pleins d'argent ; des mères que la faim poussait à la folie avaient précipité leurs enfans sur les piques des Pastoureaux. Dans une sortie vainement tentée par les juifs, ils avaient laissé quelques prisonniers aux mains de leurs ennemis, et ceux-ci les avaient suppliciés aux pieds des murs sous les yeux de leurs frères. La mort leur avait été donnée longuement avec des tortures infâmes, inouïes, épouvantables à voir, impossibles à raconter. Six prisonniers avaient duré pendant deux jours, sous les tenailles et les poignards rougis des Pastoureaux. La forteresse était délabrée, un nouvel assaut pouvait réussir. Esaü s'écria avec rage :

    — C'est donc ainsi que nous mourrons tous.

    — Je te l'ai dit, répliqua Constance, nous mourrons tous, mais nous pouvons ne pas mourir ainsi. Puis, tirant un poignard de son sein, elle ajouta :

    — Quand à moi je ne mourrai pas ainsi.

Esaü la regarda long-temps pendant qu'elle s'éloignait , et il demeura long-temps à la place où il était, après qu'elle se fut éloignée. Le lendemain, les juifs virent du haut du rempart d'immenses machines que les Pastoureaux venaient de dresser, et entre autres ce qu'ils nommaient un chat, sous lequel des hommes cachés transportaient des monceaux de bois jusqu'à la porte principale pour l'incendier. Les pots d'huile enflammée que les assiégeans jetaient d'ordinaire sur ces machines pour les brûler, ne leur étaient plus d'aucun secours, car ils eussent ainsi allumé l'incendie qui devait les perdre, et déjà ils n'avaient plus de lourdes masses à y précipiter pour briser la machine. Cependant on apportait pour cet office les coffres remplis d'or et d'objets précieux, lorsque Esaü s'avança et leur dit :

    — Frères, c'est une folie que d'espérer nous défendre encore ; nous mourrons ici : si ce n'est aujourd'hui, ce sera demain, et nous mourrons après avoir gorgé les pastoureaux de nos trésors. Eh bien, puisqu'il faut périr, que nos trésors périssent avec nous. Osons nous donner tranquillement la mort que ces brigands nous apportent avec toutes les tortures de leurs bourreaux; que nos trésors soient en même temps dévorés par le feu, et que nos ennemis ne trouvent plus ici que des cendres et des cadavres.

Peut-être les fameux exemples de la farouche cruauté où la faim et le désespoir poussent des hommes assurés d'une mort cruelle, feront-ils comprendre a nos lecteurs que cette terrible proposition fut accueillie avec des acclamations de joie. Mais il faut le témoignage de l'histoire pour accepter comme vraie la manière dont on régla cette terrible extermination. Il fut décidé que tous les noms des malheureux assiégés seraient déposés dans une urne, et que, rangés sur une longue ligne et à genoux, ils subiraient la mort les uns après les autres. Esaü, qui avait été chargé de cette opération, tira les noms : le premier qui sortit fut celui de Mathias, le second celui de Nathan, le nom de Constance sortit le dernier, un imperceptible sourire glissa sur ses lèvres, et elle demanda d'une voix assurée.

    — Et maintenant, qui sera l'exécuteur ?

    — Moi, dit Esaü.

    — Esaü, Esaü, dirent quelques voix jalouses du droit de délibérer même sur le choix de l'exterminateur.

    — Toi ? dit Constance : ton bras n'est pas assez fort pour tant de victimes. Je demande que le plus fort d'entre vous soit choisi pour cette extermination : il ne faut pas remplacer les tortures du bûcher par les tortures de l'agonie.

    — Soit, dit Esaü en jetant un regard sur Mathias qui, anéanti et stupide, ne prenait plus aucun souci de ce qui se passait ; puis il ajouta à voix basse :

    — Femme, tu ne m'échapperas pas.

Aussitôt on apporta une lourde hache, et on plaça un madrier énorme sur deux chevalets. Quelques-uns essayèrent leurs forces et firent pénétrer la hache à une profondeur considérable ; mais Esaü, la saisissant à son tour, frappa le madrier qui l'entama si complètement que le bout qu'il avait frappé ne tenait plus à l'autre que par quelques filamens.

    — C'est Esaü, Esaü ! crièrent alors quelques voix.

    — Pas encore, dit Mathias en se levant ; je n'ai pas essayé cette hache.

Il la prit et d'un coup terrible il trancha le madrier comme si c'eût été le bout d une flèche légère. Le nom de Mathias fut crié alors comme celui d'un libérateur, et toute cette foule sa rangea religieusement à genoux, sans que personne évitât la place que le sort lui avait donnée. Pendant ce temps on avait fait un monceau de tout les trésors des juifs, et on y avait attaché le feu avec des torches. Les assiégeans, étonnés de ne point trouver de résistance à leurs projets, avaient comblé l'entrée de la porte de pièces bois de toutes toutes : ils ne les avaient pas encore allumées ; mais lorsqu'ils virent le feu qui éclatait au sommet du rempart ils l'attachèrent à ses pieds, devinant que les juifs leur arrachaient les trésors pour lesquels ils avaient supporté tant de fatigues. C'était un effrayant spectacle que de voir tout ce camp en fureur, poussant des imprécations terribles contre les malheureux qui allaient mourir. On leur promettait d'atroces souffrances s'ils n'éteignaient l'incendie d'en haut, on leur promettait la vie s'ils voulaient l'éteindre ; et on attisait en même temps celui d'en bas. Mais les clameurs des Pastoureaux devinrent horribles lorsqu'ils virent commencer l'épouvantable massacre du sommet de la tour. En effet Mathias avait dépouillé ses armes, et, le corps nu jusqu'à la ceinture, seul debout parmi cette foule à genoux, il comptait qu'il avait trois cents victimes à frapper ; enfin se tournant vers Esaü il lui dit :

    — Esaü, j'ai pris ta place ; sans doute que tu veux bien prendre la mienne ; et il leva la hache sur lui.

    — Je la prends, dit Esaü, mais je n'userai point tes forces sur moi ; il t'en restera davantage pour ta dernière victime.

Et soudain il se frappa lui-même d'un poignard et tomba aux pieds de Mathias qui le repoussa du pied. Sa chute fut un signal, et les trois cents voix des juifs agenouillés éclatèrent ensemble pour célébrer le peuple de Moise. Mathias voulut commencer ; c'était son frère qu'il fallait frapper le premier. A cet aspect sa vue se trouble ; il chancelle sur ses pieds, et devient plus faible que le plus faible des enfans.

    — Frappe, frère, dit Nathan ; frappe à la tête, le coup est moins douloureux.

Les voix éclatèrent avec exaltation, et quelques-unes crièrent Mathias ! Mathias... Et les Pastoureaux poussèrent un cri de joie, car la porte flambait et menaçait de s'écrouler. Mathias se retourne, et la hache tomba sur Nathan : le malheureux enfant fléchit comme un roseau et s'abattit en murmurant :

    — Merci, frère.

Alors Mathias frappa, il frappa, frappa sans cesse : il faisait un pas, levait sa hache, et une tête tombait ; il allait, il allait, bavant, grinçant les dents, riant, furieux, insensé ; prenant plaisir à son œuvre de massacre, buvant le sang des yeux, l'aspirant : ivre, forcené, il rencontra la tête de son père sans la reconnaître. Et pendant ce temps les Pastoureaux hurlaient et battaient à grands coups la porte à moitié consumée ; à chaque coup Mathias répondait par un cri et par une tête qui tombait. Il avançait toujours, et le concert des martyrs diminuait à chaque pas d'une voix. Enfin un cri épouvantable des Pastoureaux annonça que la porte était brisée, et Mathias se trouva en présence de sa dernière victime. Elle se dressa devant lui, mais Mathias frappa à la place où elle aurait dû se tenir ; et ne trouvant pas de résistance à sa hache, il frappa de nouveau dans le vide ; et ne trouvant encore rien, il frappa encore, sans regarder ni voir, comme une machine stupide.

    — Mathias, lui cria Constance, c'est moi, c'est Constance , nous pouvons nous sauver.

Mais Mathias levait toujours et abaissait impassiblement sa hache sans entendre, sans comprendre, sans reconnaître Constance.

    — Oh, s'écria-t-elle avec désespoir, il n'avait de fort que le bras !

Cependant les Pastoureaux arrivaient au sommet de la tour, et Constance s'élança au-devant en leur criant.

    — Je suis chrétienne, et cet homme est fou.

Deux titres qui valaient la vie en cette époque de foi et de superstition.

Le sire de Nogaret, qui était en tête des pastoureaux, embrassa sa fille et la défendit contre les plus acharnés ; les premiers qui s'élancèrent vers Mathias furent repoussés par le mouvement régulier et stupide de sa hache qui montait et descendait toujours ; puis ils se prirent a le regarder, tant il y avait de féroce imbécillité dans le regard perdu, dans la pâleur livide, dans les cheveux hérissés de cet homme. Constance sauvée par son père voulut sauver son époux et cria :

    — Dieu maudit celui qui frappe un insensé.

Les Pastoureaux se signèrent et reculèrent. Mais à l'extrémité de cette file de cadavres, un homme se leva tout sanglant, et, d'une voix sourde et entrecoupée par la douleur il s'écria :

    — Chrétiens, cette fille est une apostate ; elle a embrassé notre religion pour suivre le bourreau qui est devant vous, et qui a consommé cet horrible égorgement ; cet homme s'appelle Mathias. Puis il se mit à genoux, et ajouta :

    — Frères, ils m'ont frappé le premier parce que je voulais me faire chrétien.

A ces paroles les Pastoureaux se jetèrent sur Constance et l'arrachèrent à son père, et s'étant emparés de Mathias, il les lièrent. ensemble et les jetèrent dans les restes du bûcher qui consumait les richesses des juifs. Comme on les portait vers cet endroit, Esaü dit sardoniquement à Constance :

    — Femme, pourquoi as-tu méprisé mon amour ? pourquoi as-tu préféré et aimé Mathias ?

    — Je l'ai aimé, dit Constance, parce qu'il n'était pas un traître.

    — Va donc brûler avec lui ! dit Esaü.

Les Pastoureaux, occupés à ce supplice, épargnèrent Esaü, qui devint bientôt un de leurs chefs, et mourut long-temps après, moine de l'abbaye d'Alby et renommé par sa piété, sous le nom de Jacques-le-Converti.


FRÉDÉRIC SOULIÉ.



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