Retour

MUSÉE DES FAMILLES  ( Mars 1835 )

Accueil

LE DÉPARTEMENT DE L'ARRIÉGE


Si vous ouvrez un dictionnaire de géographie pour savoir ce que c'est que le département de l'Arriége, voici ce qu'il vous répondra :

    Arriége.— Superficie: 4,037,533 arpens, ou 244 lieues carrées. Population : 494,693 habitans ; divisé en 5 arrondisscmens, 20 cantons et 537 communes. Foix. Chef-lieu de préfecture, petite ville sur l'Arriége, que l'on y passe sur un beau pont de pierre. Pamiers. Sous-préfecture plus considérable que Foix, avec un joli palais épiscopal, des eaux ferrugineuses bonnes pour la goutte. Saint-Girons, sous-préfecture, avec des pâturages et des forêts ; on y élève beaucoup de bestiaux et mulets pour l'Espagne. Productions : mines de fer, de plomb, d'argent et de charbon ;  marbres, granits, porphyres, ardoises, grès, amianthe. L'Arriége roule des paillettes d'or que les habitans ramassent avec soin. Le commerce consiste en beurre, bestiaux, fromage, bonneterie, chapellerie, draps, soie, toiles, faulx et fers de toute sorte. Voy. Maltebrun, voy. Gustin, voy. Vosgien, voy. tout le monde.

Si vous consultez quelque jeune Parisien ganté serin, qu'une ordonnance ministérielle a nommé contrôleur des droits-réunis ou sous-préfet en ce pays, il vous dira, avec le désespoir d'un homme a qui l'on parle d'un malheur : — Ce pays, mon cher, c'est la Barbarie ; c'est la Cochinchine ; c'est le désert. Pas une salle de spectacle ; pas un tailleur ; pas une marchande de modes ; pas un gantier ; pas un restaurateur ; pas de bains. Des cabarets qui usurpent le titre de café, car on y boit du vin. Vous aurez des omnibus a Paris pour aller a la lune, qu'il n'y aura pas un fiacre dans toute l'Arriége. On y parle un affreux baragouin ; la moitié de la population n'entend pas le français. On n'y danse pas la galoppe et on y soupe. — Et là-dessus l'aimable Parisien rira infiniment, puis il s'approchera d'un air de modestie résignée : — Pourtant, mon cher, il y a quelques femmes ; oui vraiment, mon cher, de très-jolies femmes. Mais une société étroite, bavarde, médisante et pas une maison tierce où se voir. Et puis, mon cher, des têtes de fer, des imaginations effrayantes, qui parlent poignard et poison. Si maintenant vous rencontrez quelque part un brave Arriégeois, de ceux qui filent de la laine a Lavela et ou à la Roque, pour fabriquer quelques étoffes qu'ils vont vendre à la foire de Beaucaire ; et si vous vous informez à lui de ce que c'est que l'Arriége : — Ah ! mousson , s'écriera-t-il, c'est un paradiss. Tous les bienss de la terre y sont à foisonn.  Si vous vouliez faire un bon repas, vous commandez une soupe avec des cuisses d'oie, du lard et du mouton parfaits. Vous avez un lièvre essélent pour quinze souss et du vin des dieux à deux souss la bouteille, sans parler des rouzillous ( adorables champignons que Paris ignore ). Z'ai une borde ( métairie ) qui me fournit des sapons (chapons) bien plus douillets que vos sapons du Maine, et un cochon de trois cents livres. ( C'est une redevance habituellement ajoutée aux prix des baux à ferme. ) Le blé est pour rien dans notre pays ; il ne passe pas, année commune, dix-huit francs l'hectolitre. Quant aux paysans, ils usent du maïss et, manzent de la togne, qui est une fort bonne soze ( espèce de pain sans levain ). Avec ça ils ont le millas ( bouillie de maïs ) qui est un manzer divin quand on le fait frite et qu'on y met un peu de cassonade. Quant aux montagnards ou manze-patanes ( habitans de la montagne ou mangeurs de pommes de terre ), ce sont des guzards qui gagnent des sommes immenses a faire la contrebande. Et puis les jours de foire, il faut voir un peu comme nous nous en donnons. Il y a des redoutes magnifiques ; nous appelons redoutes ce que vous nommez à Paris bals par souscrition. A la dernière, la plus belle de toutes, celle qui se tient a la Saint-Maurice à Mirepoix, ze m'en suis fait six francs pour ma part, sans compter le spétacle, qui avait lieu dans la salle des Maréchaux-de-Petit-Pied. ( Fameux café où se trouve une salle décorée de tous les portraits des maréchaux de France. ) Et encore ai-je oublié les eaux d'Ax, suprêmes pour les rhumatismes, où se réunissent des princes et des banquiers de tous pays. Après cette énumération des avantages du département de l'Arriége, il est présumable que votre interlocuteur vous parlera de la superbe fontaine de Fontes-torbes ( fons orbatus ), averti qu'il a été par la curiosité des voyageurs que c'est une merveille. Imaginez-vous une caverne où l'on entre par une ouverture haute et semblable à une grande porte. Cette caverne est immense, s'élève en pain de sucre et est percée au sommet de la montagne. Quand vous êtes entré, vous vous asseyez sur un des fragmens de rochers les plus élevés qui parsèment la grotte. Bientôt un léger murmure se fait entendre, puis c'est un bouillonnement tumultueux, et vous voyez jaillir des intestins du roc et surgir sous vos pieds une eau abondante et claire qui, en une demi-heure, inonde la caverne et en fait un petit lac. L'eau arrivée à une certaine hauteur, s'y maintient une demi-heure a peu près, et bientôt commence à baisser ; tout à coup elle disparaît et fuit entièrement, pour recommencer une heure après. C'est la fontaine intermittente la plus considérable qui existe, car elle fournit de l'eau a plusieurs moulins.

Si tous ces renseignemens, a vrai dire, n'apprennent pas trop ce que c'est qu'un pays, c'est qu'au lieu de s'adresser à ceux qui passent sans voir, ou a ceux qui demeurent sans regarder, il fallait consulter quelques-uns de ces hommes privilégiés qui ont la hardiesse de comprendre qu'une chose vaut la peine d'être observée, quoiqu'on la voie tous les jours. Si nous avions tout de suite observé quelques-uns de ces hommes qui, dans nos petites villes du midi, ont gardé le goût des patientes et sincères études, celui-là nous eût répondu :

    — Ce petit département de l'Arriége, si inconnu aujourd'hui, si noirci par l'encre de Chine de M. Charles Dupin, a été une grande puissance dans l'histoire de France. Dès les premiers jours où son nom se mêla a cette histoire, il y fut d'un grand poids. Lorsque les foudres d'Innocent III lancent tout le Nord de la France sur les provinces du Midi : Toulouse, Narbonne, Carcassonne, Alby, Béziers et Avignon, avec leurs seigneurs si renommés, tombent et périssent sous les efforts de la croisade contre les Albigeois. Foix seul les arrête, Foix, avec son terrible comte Raymond Roger, fait seul trébucher l'ambition de Simon de Montfort, qui, maître de la ville, ne peut réduire son redoutable château dont les tours sublimes sont encore debout. A cette époque, Mirepoix, celte jolie ville avec un pont plat si élégant, tombe en domaine aux sires de Lévis, vieille famille qui remonte a la Vierge. Grâce a la conquête de Simon de Montfort, les Lévis deviennent et demeurent maréchaux de Mirepoix et maréchaux de la foi depuis 1209 jusqu'en 1789, où la révolution les dépouille. Mirepoix devient, dans l'intervalle, un siège épiscopal, où s'élève une église dont le clocher gracieux et effilé domine la plaine comme celui de Saint-Denis. A propos de Saint-Denis, si vous trouvez curieuses et amusantes les recherches sur l'authenticité des reliques de ce saint, nous avons dans l'Arriége de quoi vous satisfaire. Et vous pouvez lire les discussions de MM. de Tillemont, de Raillet et des Bollandistes, sur la confusion qu'on a faite du martyr de Saint-Antonin de Pamiers ( Appamia ), dans les Gaules, et du martyr d'Antonin ou d'Apamée (Appamea) en Syrie, ce qui fait qu'on ne sait trop a qui étaient les os précieusement conservés dans la célèbre abbaye de ce nom.

    Plus tard les comtés de Foix tiennent en échec, se battent, et luttent pour les vaincre avec tous ces Armagnacs qui ébranlèrent si profondément la France. Bientôt ils s'emparent de la vicomte de Béarn ; ils y ajoutent le royaume de Navarre, et les apportent en dot a la famille d'Albret, qui les transmettra à Henri IV qui les donnera à la France. Après lui, le comté de Foix devient encore le dernier et invincible asile des religionnaires. Tous les efforts du maréchal de Thémines succombent aux portes du Mas-d'Azile. À l'entrée de cette miraculeuse route, fermée par deux montagnes qui s'appuient l'une sur l'autre, Jeanne d'Albret avait fait construire une porte en fer qui se ferma devant les armées de Louis XIII. Tous ces souvenirs sont presque perdus aujourd'hui. C'est a peine si Saverdun se rappelle tous les combats que ses bourgeois ( burgenses ) soutinrent contre le comte de Toulouse. Saint-Girons, autrefois capitale de la vicomte de Comminges, n'est plus qu'une sous-préfecture du dernier ordre. Pamiers avec son Castel, a oublié sa magnifique abbaye de Frédelas, qui occupait jadis cette haute promenade, d'où l'on découvre un si magnifique point de vue. Mirepoix garde ses ruines de Terrides, et vous montre la place du magnifique château de La Garde, demeure royale des sires de Mirepoix, que la révolution de 95 a effacé du sol. Les temps qui ont précédé cette révolution ne fournissent à l'histoire, outre les noms des comtes de Foix, que deux noms, l'un d'une haute fortune, le second d'une immense renommée. Le premier est celui de Fournier, fils d'un boulanger de Saverdun, et devenu pape sous le nom de Benoît XII. Le second est celui de Bayle, l'illustre et prodigieux sceptique, si spirituellement savant, si audacieusement chrétien. Au Cariât, petit village du département, on montre encore la maison où il naquit, et a Rotterdam la maison où il mourut. La révolution de 89 a mis au grand jour quelques-unes de ces fortes capacités qui se confinent trop aisément dans nos montagnes. Trois frères du nom d'Espret, partis volontaires en 92, deviennent tous trois généraux, et l'un d'eux, nommé gouverneur de Rome, y sauva de la fureur populaire le duc de Lévis, son ancien seigneur, et sa fille, la fameuse madame de Polastron, dont la volonté survécut à elle-même dans les conseils de Charles X. Lafitte, parti soldat, rentra dans ses foyers général de brigade ; et Clauzel, qui commença comme eux, est aujourd'hui maréchal de France. Je vous dirais bien qu'il s'y trouve des hommes de littérature qui la cultivent avec amour et succès, si ce n'était aussi mon pays.


FRÉDÉRIC SOULIÉ.



Retour


Accueil