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MUSÉE DES FAMILLES (Octobre 1833 )

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HISTOIRE

Exécution de Jane Grey

par M. Frédéric Soulié.


Jeanne Gray
Le jour commençait à pénétrer dans la chambre basse d’une maison située dans la rue de Guild-Hall. Aussi entendait-on la voix grondeuse d’un homme qui, du haut d’une échelle qui conduisait à l’étage supérieur, excitait la lenteur de quatre ou cinq valets, en train de faire leur toilette. Comme ils finissaient de s’habiller, celui qui semblait leur maître descendit. Un des valets lui présenta une hache, qu’il examina avec soin. Il promena ses regards autour de lui, et demanda brusquement où était maître Fayry. Celui-ci, entrant aussitôt, se plaça en face de son maître ; comme lui, il portait une hache resplendissante ; il s’était posé comme quelqu’un qui s’offre à l’examen d’un supérieur, d’un connaisseur à la fois, mais cependant avec la confiance d’un homme sûr de lui-même. Après l’avoir attentivement considéré, le maître lui dit avec un signe de satisfaction :

    — C’est bien, Fayry, la tenue est bonne, mais ce n’est rien mon garçon ; songe à ce qu’il te reste à faire. J’espère que tu dois être content d’avoir quitté Edimbourg pour Londres, et d’avoir changé la peau tannée et coriace de tes lairds écossais pour la fine peau de nos seigneurs d’Angleterre ?

    — Je vous remercie, maître Jack, répondit le jeune homme ; vous m’avez tenu plus que vous ne m’aviez promis.

    — Et ce n’est pas la coutume dans ton pays, n’est-ce pas ? Mais je veux être franc : assurément, quoique je désire t’avancer parce que tu m’es recommandé par lord Murray, je ne t’aurais pas cédé l’exécution d’aujourd’hui à Tyburn, si je n’avais eu affaire à la Tour. Sais-tu que c’est drôle, le même jour, sur le même billot, le grand-père, le père et le mari d’une reine ; ça ne se rencontre pas comme un pou sur la tête d’un juif.

    — Pardieu ! répondit Fayry, vous avez encore la belle part ; vous avez gardé la reine.

    — Bah ! répliqua maître Jack, avec une légère insouciance, une enfant de dix-sept ans, qui sera morte avant que je ne la touche. Si ce n’était la vanité du sang royal, je m’en soucierais comme d’un pot de petite bière. Je suis las de femmes ; notre défunt roi Henri m’en a dégoûté.

    — Mais dites-moi donc pourquoi on la sépare ainsi de sa famille, et pourquoi son arrêt sera exécuté dans l’intérieur de la Tour ?

    — Ils ont peur que sa jeunesse et sa beauté n’intéressent le peuple.

    — Pourquoi donc, si elle est coupable, dit Fayry, le peuple s’intéresserait-il à elle ?

    — Parce qu’il y en a beaucoup qui croient que ses droits valent mieux que ceux de Marie Tudor, notre reine, et qu’il en a aussi qui pensent que, lors même que ses droits ne seraient pas préférables, elle ne doit pas être punie de l’ambition de son grand-père, qui seul la mise en avant et l’a fait proclamer reine à son insu.

    — Du diable je n’y comprends rien, repris Fayry ; il me semble à moi que, si lady Jane Grey a des droits au trône d’Angleterre, notre reine à nous, la belle Marie Stuart, en a de tout aussi fondés.

    — Ce sont absolument les mêmes, répliqua maître Jack, avec cette différence que Marie Stuart, fille d’un roi étranger, est étrangère, tandis que Jane est de pur sang anglais.

    — C’est une histoire embrouillée comme l’écheveau d’une fileuse irlandaise, reprit Fayry ; et je ne veux pas me casser la tête pour la comprendre. Je chargerai ma hache de l’éclaircir pour moi et pour la reine Marie Tudor.

    — Ah ! voilà bien parler en rustre écossais, s’écria Jack avec mépris, en brutal qui frappe au hasard, sans savoir pourquoi.

    — Eh bien ! puisque nous avons une heure devant nous, expliquez-moi donc pourquoi lady Jane a été condamnée par le parlement qui l’a reconnue.

    — Écoute donc, dit maître Jack, et vous aussi, mes drôles, pour vous bien persuader que le sceptre des rois est comme la hache du bourreau. On n’y touche qu’à deux conditions, ou pour en frapper, ou pour en mourir. Lorsque notre saint roi, Henri VIII, mourut, il laissa trois enfans ; notre gracieux souverain, Édouard VI, qui est mort il y a six mois, et ses deux sœurs, Marie notre reine, et la princesse Élisabeth. La première est fille de Catherine d’Aragon, et la seconde d’Anne de Boulen, que j’ai eu l’honneur de décapiter de ma propre main. Sans aucun doute, elles auraient dû succéder à leur frère Édouard, Marie d’abord, Élisabeth ensuite. Mais il était arrivé que le roi Henri VIII, leur père, en faisant casser ses mariages par le parlement, les avait toutes deux déclarées illégitimes et incapables de lui succéder. Ainsi, comme vous voyez, le trône manquait d’héritiers après la mort d’Édouard.

    — C’est tout simple, dit Fayry, mais je ne vois pas comment cela donne des droits à Lady Jane et à notre reine Marie Stuart.

    — C’est pourtant bien simple, reprit maître Jack. Si Henri VIII était mort sans enfans , ou bien si ses enfans étaient morts ou avaient été déclarés illégitimes, comme cela est arrivé, à qui serait revenu le trône ?

    — Et pardieu ! reprit Fayry, à Marguerite d’Angleterre, la sœur aînée du roi Henri.

    — Et ensuite, ajouta Jack, à Marie d’Angleterre, sa sœur cadette, n’est-il pas vrai ?

    — Eh bien ! dit Fayry...

    — Eh bien ! dit Jack, qui est-ce qui représente les droits de Marguerite, sœur de Henri VIII ?

    — Parbleu ! s’écria Fayry, enchanté de cette découverte, c’est notre reine Marie Stuart, sa petite fille, puisque Marguerite épousa Jacques IV, notre roi, et en eut Jacques V, qui est le père de notre Marie. C’est donc Marie Stuart qui est la vraie reine d’Angleterre, puisqu’elle descend de la sœur aînée du roi Henri VIII.

    — Doucement, reprit Jack ; elle a été déclarée étrangère comme fille d’Écossais ; tandis que lady Jane, petite-fille de Marie, sœur cadette de Henri VIII, est de pur sang anglais.

    — Comment cela se fait-il, répliqua Fayry ; la princesse Marie a été mariée à Louis XII, roi de France ?

    — Sans doute, continua Jack ; mais elle est devenue veuve, est rentrée en Angleterre, et y a épousé le duc de Suffolk, que tu as aujourd’hui dans ta fournée. De ce mariage naquit une fille qui a épousé lord Henri Grey, qui t’appartient aussi, et qui est la femme du jeune Dudley, que je te recommande particulièrement.

    — A ce compte, reprit Fayry, et si la qualité d’étrangère doit définitivement exclure Marie Stuart du trône d’Angleterre, les droits de lady Jane me semblent incontestables.

    — Doucement ! doucement ! s’écria de nouveau sir Jack. Voici la question. Pendant que les partisans de lady Jane la proclamaient reine, la fille aînée de Henri VIII, Marie Tudor, a fait comprendre au parlement que l’acte qui la déclarait illégitime était d’une iniquité épouvantable ; on l’a reconnue propre à succéder à son père, et, 40,000 hommes d’armes aidant sa logique, elle a prouvé qu’elle avait raison, et que lady Jane était une coupable usurpatrice.

    — Et c’est pour cela qu’on la tue, dit Fayry ?

    — Pour cela ; quoique ce soit ce vieux duc qui ait tout fait, tout jusqu’à la déclaration d’Édouard VI, qui désignait lady Jane pour héritière.

    — N’y en avait-il pas une d’Henri VIII en faveur de Marie Stuart, dans le cas où son fils Édouard mourrait sans enfans  ?

    — C’est vrai ; mais qu’elle regarde un peu où pareil titre à mené lady Grey, et qu’elle reste dans sa pauvre Écosse, sinon...

    — Bah ! s’écria Fairy, profitez de l’occasion, vous n’en trouverez pas une pareille ; on ne rencontre pas toujours sur le trône des reines qui prennent plaisir à tuer leurs rivales et leurs parentes.

A ces mots, ils se séparèrent, trois valets suivirent Fairy à Tyburn. Un seul accompagna maître Jack à la Tour.

Le soir vint, Fairy rentra le premier, il était ferme et dégagé, il avait l’air content de lui ; il appela tout haut maître Jack en arrivant, et fut étonné d’apprendre qu’il n’était pas rentré. Il plaisanta sur sa longue absence, disant qu’il était urgent de le remplacer, et qu’il devenait lent et paresseux. Pendant ce temps, la table se dressait et la soupe fumait dans une immense marmite. Au milieu des propos joyeux de Fairy et des autres valets, la porte s’ouvre, et maître Jack se présente ; il était pâle, morne, anéanti. Son valet tremblait derrière lui. Dès qu’il eût passé le seuil de la porte, il tira de dessous son manteau sa lourde hache, l’éleva au-dessus de sa tête et la lança de toute sa force prodigieuse sur le mur qui lui faisait face, la hache y pénétra profondément et le manche brandit longtemps comme tenu par une main convulsive. 

    — Exécration ! s’écria-t-il ! ce que j’ai fait est infâme !

Le silence remplaça la gaîté ; on s’approcha, on voulut s’informer ; mais il ne répondit pas, et se prit à répéter, en prenant sa tête dans ses mains :  

    — Miséricorde du ciel, c’est infâme, infâme, infâme !!!

Puis il prit une cruche de bière, la but d’un seul trait et dit brutalement : 

    — Soupons. 

On s’assit ; on le considérait avec une curiosité qui se brisait sur la sombre expression de son visage. D’abord il mangea goulûment, avec colère ; il but de même : puis il s’arrêta, son assiette resta pleine, son verre vide ; il appuya sa tête sur sa main, ses traits s’amollirent peu à peu et Fayry se hasarda à lui dire :

    — Eh bien ! maître, qu’avez-vous ?

    — Fayry, lui répondit-il d’une voix émue, c’est infâme, te dis-je ! c’est infâme ! Imagine-toi que je suis arrivé dans la prison ; on m’a introduit dans la salle où l’exécution devait avoir lieu, le billot était prêt, et trois gardes veillaient à chaque porte. A peine étions-nous arrivés qu’une femme s’est présentée ; c’était la princesse Élisabeth.

    — La princesse Élisabeth, s’écria Fayry !

    — Elle-même, que sa sœur Marie Tudor tient enfermée à la Tour depuis la conspiration de Wyatt, quoiqu’on n’ait rien trouvé qui l’accuse.

    — Elle venait peut-être considérer le sort qui la menace.

    — Je ne sais pas, reprit maître Jack ; mais elle a longtemps mesuré la salle de l’œil ; elle s’est approchée de moi, elle m’a examiné avec attention ; puis elle a frappé du pied sur les dalles de pierre, — Cette salle est sourde, m’a-t-elle dit ? — Les cris d’un enfant, lui ai-je répondu, n’y viendraient pas aux oreilles d’une mère. — Et le sang se lave aisément sur ces dalles, a-t-elle ajouté ?  — Quelques pintes d’eau, et il n’y paraît plus. Elle a souri ; puis, oubliant tout ce qui l’entourait, elle a appuyé sa main sur le billot, et s’est perdue dans ses réflexions. Peu à peu elles l’ont gagnée à ce point, qu’elle parlait tout bas ; mais je n’ai pu entendre que cette parole qu’elle a dit en frappant le billot : — Après tout, c’est peut-être la meilleure base du trône. Aussitôt elle a ordonné à un soldat de la conduire dans l’appartement de lady Jane Grey, et elle est sortie. L’entretien a duré long-temps  ; car ce n’est qu’une heure après, qu’un officier de la Tour est venu nous dire de nous tenir prêts. Presque aussitôt lady Jane Grey a paru. J’avais entendu beaucoup parler de sa beauté ; mais je ne me serais jamais figuré une si jeune femme, si noble et si fière. Deux prêtres de l’église romaine l’accompagnaient ; l’un d’eux qui, depuis trois jours, lui avait été envoyé par la reine, afin de la préparer à la mort et la ramener à la foi catholique, n’ayant pu réussir à la persuader par ses trompeuses paroles, lui a adressé un discours formidable pour l’ébranler en présence du supplice. Il lui a montré le billot ; ce forcené a pris ma hache, et lui a passée sous les yeux avec d’atroces menaces de damnation éternelle ; il l’a maudite et vouée aux enfers. Tous les assistans  frémissaient ; elle seule, calme et résignée, n’a pas semblé l’avoir entendu.

Monsieur, lui a-t-elle dit, je crois que chaque créature pèse, de son seul poids, dans la balance de la justice divine, et que les prières des hommes ni leurs malédictions n’allègent ni n’alourdissent le fardeau de ses fautes. On ne recommande pas une âme à Dieu comme un accusé à ses juges ; on ne le séduit pas et on ne l’achète pas ; c’est que Rome ignore ou ne veut pas savoir. Faites-moi donc grâce de ses indulgences et de ses menaces. Le prêtre s’est retiré en lui criant : — Meurs donc dans l’impénitence finale et la damnation éternelle ! Elle a souri et s’est retournée vers un officier ; elle a tiré une lettre de son sein, — Monsieur, lui a-t-elle dit, voulez-vous remettre cet adieu à ma sœur ? — Madame, a répondu l’officier, je lui donnerai cette lettre quoi qu’elle puisse contenir, et malgré la défense de la reine Marie de laisser sortir aucun écrit tracé par vous dans cette prison.  — Vous pouvez lire cette lettre, a répondu lady Jane. L’officier l’a ouverte et a paru d’abord embarrassé. — Y trouvez-vous quelque chose de coupable, a dit lady Jane, et l’adieu d’une sœur à sa sœur vous paraît-il redoutable à l’autorité d’une reine ? — Ce n’est pas cela, a répondu l’officier en balbutiant, je ne saurais dire que cette lettre est coupable, car elle est courte, en caractère que je ne connais pas. — Oui, a dit tristement lady Grey, c’est un dernier hommage à mon culte, un adieu à mes douces occupations ; oui, j’ai écrit cette lettre dans une langue étrangère, dans une langue éteinte et morte comme je le serais bientôt. C’est celle de la belle Grèce qui célèbre ses jeunes filles couronnées pour être belles ; c’est celle où j’ai appris le sacrifice d’Iphigénie, tuée sur l’autel où s’est élevée l’ambition de son père. Eh ! bien  Monsieur, appelez sir Thomas, évêque de notre église d’Angleterre, enfermé dans cette prison, il vous lira cette lettre. Un garde alla chercher sir Thomas. Pendant ce temps, lady Jane Grey s’est promenée lentement dans la chambre, puis elle s’est arrêtée tout à coup comme entrait le lieutenant de la Tour. Eh ! bien, s’est-elle écriée, eh ! bien, Monsieur. Elle n’a pas été plus loin, car le lieutenant semblait l’avoir comprise, il lui a répondu : — Tout est fini, Madame. — Tout, a-t-elle répété ; puis elle a ajouté, en le regardant doucement, ils sont morts... — Comme des héros, a dit le lieutenant. — Le duc ? a dit Jane Grey — Avec hauteur et dédain ; — Mon père, — Calme et résigné  — et Dudley ; — Dudley, en souriant et en montrant le ciel. — J’y vais, j’y vais, s’est écriée lady Jane, en tombant à genoux, j’y vais mon Dudley !

    — C’est vrai qu’ils sont morts comme trois braves anglais, dit Fayry, d’une voix émue, et puis après ?   

    — Sir Thomas est arrivé, répondit Jack ; il a pris la lettre, et l’a lue tout haut en anglais. Miséricorde du ciel ! rien n’est si beau que cette lettre. La pauvre femme, elle plaint sa sœur, c’est elle qui meurt et qui encourage ; c’est elle qui meurt et qui pardonne ; c’est elle qui meurt et qui prie pour ceux qui l’a tuent. C’est que, Fayry, c’était affreux de voir cette jeune femme, au milieu de nous tous, des soldats avec des cuirasses, un prêtre avec des habits pontificaux, moi, des geôliers, un tas d’hommes durs qui pleuraient tandis qu’elle était calme et tranquille.

    — Et puis, s’écria Fayry.

    — Et puis, comme on lui avait refusé une femme pour la suivre, c’est moi qui ai détaché sa coiffe, moi qui ai coupé ses beaux cheveux. Sur mon âme, Fayry, je tremblais comme un enfant ; elle m’a parlé avec bonté : j’ai senti que le cœur me manquait, et, lorsqu’elle a été prête, j’ai demandé trois fois ma hache sans voir qu’elle était prêt de moi. Elle s’est arrêtée, comme pour me donner le temps de me remettre, et s’est dit à elle-même : — Béni soit Dieu, il vaut mieux mourir que tuer. Puis, elle s’est mise à genoux, j’ai mesuré la place, et j’ai frappé, mais comme un lâche, en fermant les yeux, et la tête...

    — Est tombée, dit Fayry.

    — Non, dit Jack, j’ai eu peur ; et ce coup d’enfant, souple et faible comme un cou de cygne, n’a pas été tranché par cette hache, qui a nettement abattu la tête du fameux Gifford, dit le cou de taureau... Il m’a fallu recommencer. Exécration ! c’est infâme de tuer une si belle créature. Je me suis presque trouvé mal ; et, lorsque nous avons été seuls, à laver le sang et à refermer le billot, la princesse Élisabeth est rentrée, elle s’est arrêtée sur le seuil, a regardé dans la salle et nous a dit : — Bien, il n’y paraît plus !

    — Ecoute, Fayry, si, comme on le dit, la reine Marie Tudor est malade et menacée de mort, et que sa sœur Élisabeth fasse, à son tour, casser la déclaration de son illégitimité et lui succède au trône, il y aura du sang versé sur ce même billot et dans cette même chambre, du sang royal, s’il le faut, le sang d’une femme, peut-être ; mais, je te jure, je m’abattrai plutôt la main que de recommencer un si terrible devoir.

    — Vous me céderez donc la place, dit Fayry.

    — Oui, s’écria Jack, et puisses-tu ne pas déshonorer ton état comme je l’ai fait aujourd’hui.

Vingt ans plus tard, quand Élisabeth fit exécuter Marie Stuart, Fayry, le bourreau, fut obligé de s’y reprendre à deux fois.



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