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BILBOQUET ( ed. Lecène et Oudin, Paris 1893 ) |
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Le 24 septembre 1805,
l'Empereur partit de Paris.
Le
21 octobre, après les combats de Wertingen, de Gunzbourg, de
Memmingen d'Elchingen, de Néresheim, et la capitulation
d'Ulm, il adressait cette proclamation à ses
soldats :
— « Soldats de la
Grande Armée ! En quinze jours nous avons fait une campagne
; ce que nous nous proposions de faire est rempli. Nous avons
chassé de la Bavière les troupes de la Maison
d'Autriche et rétabli notre allié dans la
souveraineté de ses États.
« Cette
armée qui, avec autant d'ostentation que d'imprudence,
était venue se placer sur nos frontières, est
anéantie.
« Mais qu'importe
à l'Angleterre ? son but est rempli : nous ne sommes plus
à Boulogne, et son subside n'en sera ni plus ni moins grand.
« De cent mille
hommes qui composaient cette armée, soixante mille sont
prisonniers. Ils iront remplacer nos conscrits dans les travaux de la
campagne.
« Deux cents
pièces de canon, tout le parc, quatre-vingt-dix drapeaux,
tous leurs généraux sont en notre pouvoir. Il ne
s'est pas échappé de cette armée
quinze mille hommes.
« Soldats, je vous
avais annoncé une grande bataille ; mais, grâce
aux mauvaises combinaisons de l'ennemi, j'ai pu obtenir les
mêmes succès sans courir aucune chance ;
et, ce qui est sans exemple dans l'histoire des nations, un si grand
résultat ne nous affaiblit pas de plus de quinze cents
hommes hors de combat.
« Soldats ! ce
succès est dû à votre confiance sans
borne dans votre général à votre
patience à supporter les fatigues et les privations de toute
espèce, à votre rare
intrépidité.
« Mais ne nous
arrêtons pas là : vous êtes impatients
de commencer une seconde campagne. Cette armée russe, que
l'or de l'Angleterre a transportée des
extrémités de l'univers, nous allons lui faire
éprouver le même sort.
« A ce combat est
attaché plus spécialement l'honneur de
l'infanterie française : c'est là que va se
décider pour la seconde fois cette question qui l'a
déjà été une fois en Suisse
et en Hollande, si l'infanterie française est la
première ou la seconde de l'Europe.
« Il n'y a pas là
de généraux contre lesquels je puisse avoir de la
gloire à acquérir, tout mon soin sera d'obtenir
la victoire avec le moins possible d'effusion de sang. Mes soldats sont
mes enfants. »
Quelques jours après,
Napoléon était à Munich ; il avait
exécuté le passage de l'Inn, passé
l'Ens, battu les ennemis aux combats d'Amstetten, de Dirnstein et de
Saint-Poelten ; le 13 novembre il était
à Vienne ; encore quelques jours, il s'avance en Moravie, et
le 2 décembre il tenait parole à son
armée d'Austerlitz.
L'avant-veille il lui adresse cette
proclamation :
« Soldats !
« L'armée
russe se présente devant vous pour venger l'armée
autrichienne d'Ulm ; ce sont les mêmes bataillons
que vous avez battus à Hollabrunn, et que depuis vous avez
poursuivis constamment jusqu'ici. Les positions que nous occupons sont
formidables, et pendant qu'ils marcheront pour tourner ma droite, ils
me présenteront le flanc.
« Soldats !
je dirigerai moi-même vos bataillons : je me tiendrai loin du
feu, si, avec votre bravoure accoutumée, vous portez le
désordre et la confusion dans les rangs ennemis ;
mais si la victoire était un moment indécise,
vous verriez votre Empereur s'exposer aux premiers coups ; car la
victoire ne saurait hésiter, dans cette journée
surtout où il y va de l'honneur de l'infanterie
française qui importe tant à l'honneur de toute
la nation.
« Que, sous
prétexte d'emmener les blessés, on ne
dégarnisse pas les rangs, et que chacun soit bien
pénétré de cette pensée,
qu'il faut vaincre ces stipendiés de l'Angleterre, qui sont
animés d'une si grande haine contre notre nation
« Cette victoire
finira notre campagne, et nous pourrons reprendre nos quartiers d'hiver
ou nous serons joints par les nouvelles armées qui se
forment en France ; et alors la paix que je ferai sera digne
de mon peuple, de vous et de moi. »
Le soir même,
l'Empereur, voulant juger de l'effet qu'avait produit cette
proclamation, se rend à pied dans tous les bivouacs pour les
visiter incognito ; mais à peine
arrivé qu'il est reconnu par les soldats : les premiers
s'imaginent, pour éclairer sa marche, de rouler la paille
sur laquelle ils couchaient et de l'attacher comme un flambeau au bout
de leurs baïonnettes ; mais dès que quelques-uns
ont accompli leur dessein, tous les bivouacs imitent cet exemple, et
près de 50,000 fanaux ainsi allumés montrent
à l'Empereur son armée debout devant
lui ; tandis que ces flambeaux s'agitaient dans l'air,
d'enthousiastes acclamations accueillaient Napoléon sur son
passage.
Un des plus vieux
grenadiers s'approche de lui et lui dit, en faisant allusion
à sa proclamation : « Sire, tu n'auras
pas besoin de t'exposer ; je te promets, au nom des grenadiers
de l'armée, que tu n'auras à combattre que des
yeux, et que nous t'amènerons demain les drapeaux et
l'artillerie de l'armée russe, pour
célébrer l'anniversaire de ton couronnement.
— Ce sera notre bouquet !
s'écrie-t-on de tous
côtés.
Lorsque l'Empereur rentra
à la mauvaise cabane de paille que ses grenadiers lui
avaient construite, il dit aux généraux qui
l'entouraient : « Messieurs, voilà la
plus belle soirée de ma vie. »
Si les Russes avaient pu
être témoins de ce spectacle, sans doute ils
eussent perdu de leur jactance, et ils n'eussent point parlé
aussi légèrement qu'ils le faisaient de cette
armée qu'ils devaient, disaient-ils, anéantir du
premier choc et conduire prisonnière en Russie. Mais la
fortune leur devait la terrible leçon qu'ils
reçurent dans cette occasion. D'ailleurs Savary,
envoyé à l'empereur Alexandre, avait
été témoin de la fatuité de
leurs jeunes officiers et en avait rendu compte à
Napoléon, qui lui-même avait reçu
l'aidé de camp russe Dolgorowski dont l'impertinence
l'eût sans doute indigné, si elle ne lui
eût fait pitié.
Napoléon, au
contraire, ménagea cette sotte confiance des Russes en leur
supériorité. Des démonstrations de
crainte et d'embarras furent habilement ménagées
en présence de l'armée ennemie, et le 2
décembre arriva.
A une heure du matin,
l'Empereur monta à cheval et parcourut lui-même
tous les postes, s'informant partout de ce que les grands'gardes
avaient pu apprendre de l'armée ennemie. Il sut que les
Russes avaient passé la nuit dans l'ivresse et qu'ils
traitaient avec le plus profond mépris le peu d'Autrichiens
qui, échappés à la première
campagne, leur conseillaient un peu de circonspection.
Enfin le soleil se leva,
et alors commença cette fameuse bataille que les soldats ont
appelée longtemps la bataille des trois empereurs,
que d'autres nommaient la bataille de l'anniversaire,
et qui a gardé le nom de bataille d'Austerlitz,
que Napoléon lui a imposé.
L'Empereur,
entouré de tous ses maréchaux, attendit que le
jour fût tout à fait éclairci pour
donner ses derniers ordres. Bientôt les brouillards du matin
se dissipent, chacun des maréchaux s'approche de l'Empereur,
reçoit ses instructions, et part ensuite au galop pour
rejoindre son corps, entouré lui-même d'un flot
d'officiers et d'aides de camp.
Lannes court prendre le
commandement de la gauche de l'armée ; il avait
avec lui Suchet et Caffarelli. Bernadotte est appelé
à diriger le centre ; les
généraux Rivaud et Drouet commandent sous lui.
Enfin l'Empereur confie la droite de son armée au
maréchal Soult, dont le corps d'armée se compose
des divisions Vandamme, Saint-Hilaire et Legrand. Murat
réunit toute la cavalerie sous son commandement, et se place
entre la gauche et le centre.
L'Empereur, avec
Berthier, Junot et tout son état-major, reste en
réserve avec dix bataillons de sa garde, dix bataillons du
général Oudinot et quarante pièces de
canon. Bientôt il s'élance lui-même au
galop, passe sur le front de la plupart des
régiments :
« Soldats, leur
dit-il, il faut finir cette campagne par un coup de tonnerre qui
écrase l'orgueil de nos ennemis. »
Au 28e
de ligne, presque
tout composé des conscrits du Calvados, il dit :
« J'espère que les Normands se
distingueront aujourd'hui. » Il dit au 57e
: « Souvenez-vous que je vous ai surnommé
le
terrible » Ainsi il enflamme tous les esprits.
Partout les cris de :
« Vive
l'Empereur ! » lui répondent, et le signal du
combat est donné.
Aussitôt Soult
s'avance et
coupe la droite de l'ennemi. Lannes marche sur sa gauche,
s'échelonnant par régiments comme dans un jour
d'exercice. Murat s'élance avec sa cavalerie. Une canonnade
de deux cents pièces s'engage sur toute la ligne, deux cent
mille hommes en viennent aux mains. C'était un bruit
horrible, un choc immense, une épouvantable lutte.
Cependant un bataillon du
4e de ligne se
laisse enfoncer par la garde impériale russe à
cheval. L'Empereur le voit : « Bessières,
Bessières ! dit-il rapidement, tes invincibles à
la droite. » Il dit. Rapp se met à leur
tête, et en peu d'instants les deux gardes
impériales à cheval sont face à face ;
ce ne fut qu'un moment. Au bout de quelques minutes, colonel,
artillerie, étendard, tout était au pouvoir de
Rapp.
La garde
impériale
française à pied voit ces exploits et murmure.
Quatre fois elle demande à grands cris à se
porter en avant ; mais l'Empereur la maintient, et,
malgré leur amour, les grenadiers le maudissent alors.
« Il n'y a jamais rien pour nous »,
s'écrie un soldat en pleurant de rage et en jetant son fusil.
— Soldats, vous avez aussi
votre gloire, restez calmes !
Votre immobilité combat et triomphe.
Bientôt Rapp
reparaît, le sabre brisé, couvert de poudre et de
fumée ; il mène à sa suite le
prince Kepmin qu'il vient de faire prisonnier.
Cependant, des hauteurs
d'Austerlitz,
les empereurs d'Autriche et de Russie voient la défaite de
leur garde ; ils tentent de la faire secourir, mais Bernadotte
s'avance à son tour, et la victoire n'était
déjà plus douteuse. L'ennemi, qui avait
été chassé de toutes ses positions, se
trouvait à ce moment dans un bas-fond, acculé
à un lac qu'il passait en tumulte sur la glace. L'Empereur
s'y porte avec vingt pièces de canon.
« Faut-il
les mitrailler ? » demanda Berthier.
— « Il faut les
anéantir, » répond
l'Empereur. Et aussitôt, d'après son ordre, les
canons, au lieu d'être dirigés sur les troupes,
sont pointés sur la glace : ils la brisent par
larges
glaçons où des compagnies entières
flottent un moment et s'abîment ensuite ; dix mille
hommes
périrent ainsi, poussant d'horribles cris, maudissant les
imprudents souverains qui les ont exposés à la
colère française.
L'Empereur apprit ainsi,
le lendemain,
le résultat de sa victoire à la Grande
Armée.
« Soldats !
« Je suis content de vous :
vous avez, à la
journée d'Austerlitz, justifié tout ce que
j'attendais de votre intrépidité. Vous avez
décoré vos aigles d'une immortelle gloire.
« Une
armée de cent mille hommes,
commandée par les empereurs de Russie et d'Autriche, a
été en moins de quatre heures coupée
ou dispersée ; ce qui a
échappé à votre fer s'est
noyé dans les lacs.
« Quarante drapeaux, les
étendards de la garde
impériale de Russie, cent vingt pièces de canons,
vingt généraux, plus de trente mille prisonniers
sont le résultat de cette journée à
jamais célèbre. Cette infanterie tant
vantée et en nombre supérieure n'a pu
résister à votre choc, et désormais
vous n'avez plus de rivaux à redouter. Ainsi en deux mois,
cette troisième coalition a été
vaincue et dissoute. La paix ne peut plus être
éloignée ; mais, comme je l'ai promis
à mon peuple, avant de passer le Rhin, je ne ferai qu'une
paix qui nous donne des garanties, et assure des récompenses
à nos alliés. Soldats, lorsque le
peuple français plaça sur ma tête la
couronne impériale, je me confiai à vous pour la
maintenir toujours dans ce haut éclat de gloire qui seul
pouvait lui donner du prix à mes yeux. Mais dans le
même moment nos ennemis pensaient à la
détruire et à l'avilir ; et cette
couronne de fer, conquise par le sang de tant de Français,
ils voulaient m'obliger à la placer sur la tête de
nos plus cruels ennemis, projets téméraires et
insensés, que, le jour même de l'anniversaire du
couronnement de votre Empereur, vous avez anéantis et
confondus. Vous leur avez appris qu'il est plus facile de nous menacer
et de nous braver que de nous vaincre.
« Soldats, lorsque
tout ce qui est
nécessaire pour assurer le bonheur et la
prospérité de notre patrie sera accompli, je vous
ramènerai en France. Là, vous serez l'objet de
mes plus tendres sollicitudes. Mon peuple vous reverra avec
joie ; et il vous suffira de dire :
« J'étais à la bataille
d'Austerlitz »,
pour que l'on réponde :
« Voilà un
brave ! »
Deux jours
après, il rendait
les décrets suivants et témoignait ainsi sa
reconnaissance à ses braves soldats :
PREMIER
DÉCRET.
« Les veuves
des généraux morts
à la bataille d'Austerlitz jouiront d'une pension de
6,000francs, leur vie durant ; les veuves des colonels et des
majors, d'une pension de 2,400 francs ; les veuves des
capitaines, d'une pension de 1,200 francs ; les veuves des
lieutenants et sous-lieutenants, d'une pension de 800 francs ; les
veuves des soldats, d'une pension de 200 francs. »
SECOND DÉCRET.
« art. 1. Nous
adoptons tous les enfants des
généraux, officiers et soldats morts à
la bataille d'Austerlitz.
« Art. 2. Ils
seront tous entretenus et
élevés à nos frais : les
garçons dans notre palais impérial de
Rambouillet, et les filles dans notre palais impérial de
Saint-Germain. Les garçons seront ensuite placés
et les filles mariées par nous.
« Art. 3.
Indépendamment de leurs noms de
baptême et de famille, ils auront le droit d'y joindre celui
de Napoléon. »
Quelques jours encore
après,
il passa la revue de toutes les divisions de son armée, et
donna partout, des marques de son contentement. A chacun il
témoigna, dans ses ordres du jour, sa satisfaction de sa
brillante conduite. Enfin, à la revue de la division
Vandamme, il arrive devant le front du 1er
bataillon du 4e de
ligne qui
avait ployé un moment sous l'effort de la garde russe. Il
s'arrête, son visage se rembrunit, il parcourt la ligne d'un
coup d'œil irrité, et tout à coup il
s'écrie brusquement : « Soldats,
qu'avez-vous fait de l'aigle que je vous ai
donnée ? Vous
m'aviez juré de la défendre jusqu'à la
mort. » Un silence profond répond seul
à cette vive interpellation. Cependant le major du
régiment s'avance : « Sire,
dit-il, le
porte-drapeau a été tué au moment de
la charge ; immédiatement après, on nous
a ordonné un mouvement sur la droite, et ce n'est qu'alors
que nous nous sommes aperçus que notre drapeau avait
disparu. — Et qu'avez-vous fait alors sans drapeau ?
reprend
l'Empereur avec
sévérité.—Sire, ajouta le
major, nous avons été chercher ceux-ci pour prier
Votre Majesté de nous rendre une aigle en
échange. » Et deux grenadiers s'avancent,
portant
chacun un drapeau enlevé à des
régiments russes. L'Empereur les considère et
semble hésiter un momment
:—« Soldats, jurez-vous qu'aucun de vous
ne s'est
aperçu de la perte de son aigle ? — Nous
le jurons ! répond le régiment entier.
—
Jurez-vous, reprend l'Empereur, que vous seriez tous morts pour le
reprendre, si vous l'aviez su ? — Nous le
jurons !
répond encore le régiment. — Et vous
garderez celle que je vous donnerai, car un soldat qui a perdu son
drapeau a tout perdu. »—Des cris
tumultueux
répondent encore. C'est un serment
solennel et terrible à la fois. — Eh bien ! dit
l'Empereur en souriant, je prends vos drapeaux et je vous rendrai votre
aigle. » Voilà quelle fut la conduite du
seul
corps qui ne fut pas irréprochable dans cette bataille. En
tout autre occasion, c'eût été de la
gloire ; à Austerlitz, ce fut à peine
une excuse.
FRÉDÉRIC
SOULIÉ