< Retour Trad. |
MUSÉE DES FAMILLES (1845-46) |
Accueil > |
Dans la première partie de ce travail, nous avons montré les inventeurs à l'œuvre ; nous avons dit leurs luttes, leurs souffrances. Pour épurer leur gloire, pour la faire briller incontestable, éclatante, dégagée par la discussion, nous avons débrouillé les traditions confuses, incertaines et contradictoires. En choisissant nos matériaux, nous avons même complètement écarté certaines fables plus inadmissibles encore que la mythologie des Coster. Il nous a paru sans intérêt d'examiner, avec un grave auteur, si Saturne ne fut pas le véritable inventeur de l'imprimerie, et de disputer sur une phrase de Cicéron, peut-être mal comprise. Nous avions hâte d'arriver à des résultats clairs et positifs. Désormais, ce tableau succinct ne mentionnera que des faits, et abandonnera complètement la dissertation critique.
Comme nous l'avons dit, la base de l'art de l'imprimerie, c'est le type mobile. Examinons rapidement le concours des industries diverses nécessaires pour féconder ce point de départ.
Il faut d'abord dessiner, puis graver en relief, au bout d'un poinçon de fer, chaque lettre de l'alphabet, chaque signe typographique. La pureté du dessin, la netteté de la gravure, sont les premières conditions de toute beauté typographique. On a donc une collection de poinçons équivalant à un alphabet complet, et l'on procède au frappage des matrices
La matrice est un petit billot de cuivre doux, dans lequel, par un procédé mécanique, on enfonce le poinçon d'acier, qui donne ainsi l'empreinte en creux de la lettre qu'il porte en relief à son extrémité.
L'avantage des poinçons sur la gravure directe des matrices est double ; d'abord la taille creuse au burin est moins sûre et moins égale que la taille en relief ; en second lieu, le poinçon sert à frapper une, deux, dix, cent matrices, et, lorsque les matrices sont usées par la production de cinq cent mille lettres, le poinçon reste neuf et intact, puisqu'il n'a donné qu'un petit nombre d'épreuves.
Maintenant commencent les opérations de la fonte. Prenons la matrice qui représente en creux la lettre a. Cette matrice est fixée au fond d'un moule d'une espèce particulière, moule très-petit, très-léger, que l'ouvrier fondeur manie aisément de la main gauche, au moyen d'un manche double. Cet ouvrier prend avec une cuiller un peu de métal en fusion (alliage de plomb et d'antimoine), et le verse dans le moule. Puis il secoue le moule sur une feuille de papier saupoudrée d'émeri, et il en tombe une petite lame de plomb haute de neuf à dix lignes, et dont l'extrémité reproduit en relief la lettre a de la matrice. Cette petite lame est le caractère typographique.
Lorsqu'on a fondu un nombre suffisant de chaque espèce de lettres, on le porte dans des cornets de papier à l'imprimerie, et les ouvriers compositeurs en remplissent de grandes boîtes qu'on appelle des casses, dont les compartiments se nomment cassetins. Il y a autant de cassetins que de lettres et de signes typographiques. L'apparent désordre de ces lettres, de ces chiffres, de ces signes, est profondément calculé pour la célérité du travail de la composition. On a placé plus près de la main du compositeur les lettres qui se reproduisent le plus souvent dans les mots de la langue française, ce qui explique aussi la différence dans la dimension des cassetins.
L'ouvrier se place devant cette casse ; il tient dans la main gauche un instrument de fer appelé composteur, construit de telle sorte qu'au moyen de l'écartement de ses branches, on obtient la longueur fixe qu'on veut donner aux lignes.
La copie ( on appelle ainsi le manuscrit de l'auteur ) étant placée sous les yeux de l'ouvrier, il prend une à une dans les cassetins les lettres nécessaires, et les range horizontalement dans le composteur jusqu'à ce que la ligne soit pleine. Un cran uniforme, que portent toutes les lettres, le guide dans cette opération, et lui permet de les mettre dans leur vrai sens sans l'obliger à les regarder une à une. Aussi est-il fort rare de trouver à l'impression des lettres retournées. Sa ligne étant finie, il la couvre d'une petite lame de plomb, appelée interligne parce qu'elle produit un peu de blanc entre chaque ligne de composition ; et il recommence de nouvelles lignes. Lorsque le composteur est plein, l'ouvrier saisit cette poignée des deux mains, la retire du composteur et la pose sur une planche à rebords qu'on appelle galée. Quand cette galée elle-même est pleine, il passe une ficelle autour de la composition, il serre, fortement, et fait un nœud ; la page ne fait plus qu'une masse solide qu'il pose sur le marbre, espèce de table en pierre dure ou en fonte polie.
Lorsque la copie est terminée, l'ouvrier chargé des fonctions de metteur en pages rassemble tous les paquets, les divise en pages d'égale longueur, dispose les titres, les blancs, etc.
C'est ici le lieu d'indiquer comment s'obtiennent les blancs en typographie. On met du blanc entre les mots au moyen d'un petit morceau de plomb de même épaisseur que le caractère, du même point, comme on dit en typographie, mais beaucoup moins haut sur tige, de sorte qu'à l'impression la couche d'encre ne l'atteint pas. Ces blancs s'appellent des espaces ; ils permettent au compositeur d'augmenter ou de diminuer l'intervalle des mots, et de donner aux lignes une égalité mathématique ; c'est ce qu'on appelle justifier la ligne, c'est-à-dire la rendre juste. La longueur déterminée pour les lignes d'un même ouvrage se nomme justification 2.
Le petit espace blanc par lequel commencent invariablement tous les alinéas, est produit par un morceau de plomb appelé cadratin, c'est-à-dire petit cadrat.
Pour remplir la fin d'un chapitre, ou pour faire une page entièrement blanche, au lieu d'employer des paquets d'interlignes, on emploie de véritables lingots de plomb, qui atteignent les dimensions les plus formidables. Dans ce cas, on y fait de grands trous au milieu pour en diminuer le poids. Autrefois on se servait de réglettes en bois, c'est à MM. Didot qu'est due l'invention des garnitures en fonte.
C'est au moyen de ces grosses pièces que se font les marges intérieures, c'est-à-dire les blancs entre les pages elles-mêmes. On les règle sur la dimension du papier qu'on devra employer. Cette série de blancs interpaginaires, construite par le metteur en pages, s'appelle garniture. Les pages étant posées sur le marbre et garnies, on les entoure d'un châssis de fer portant une barre au milieu.
On pose le long et au bas des pages de longs morceaux de bois appelés biseaux à cause de leur forme, et l'on enfonce des coins de bois entre ces biseaux et le bord du châssis. Dès lors tout se tient d'une seule pièce comme une planche de menuiserie, et peut se manier ou se transporter comme on veut. Le châssis contient deux, quatre, huit, douze, seize, dix-huit, vingt quatre, trente-deux pages, selon que le format est in-folio, in-quarto, in-octavo, in-douze, in-seize, in-dix-huit, in-vingt-quatre ou in-trente-deux, c'est-à-dire selon que la feuille de papier doit se plier en deux, en quatre, en huit, en douze, en seize, en dix-huit, en vingt-quatre ou en trente-deux feuillets, et contenir par conséquent quatre, huit, seize, vingt-quatre, trente-deux, trente-six, quarante-huit ou soixante-quatre pages.
Mais pour que la feuille de papier puisse se plier de manière à ce que les pages se suivent, il faut que ces pages soient disposées dans un certain ordre, qu'on appelle imposition, en partant de ce principe que toute feuille de papier s'imprime des deux côtés, verso et recto, ce qui fait qu'on classe les feuilles en deux formes, appelées première et seconde. Nous donnons ci-dessous l'imposition d'une feuille in-8°, composée de seize pages, huit d'un côté, huit de l'autre. Cet exemple suffira pour faire comprendre le principe.
On se rend facilement compte qu'à l'impression le 1 tombera sur le 2, le 15 sur le 16, etc.
Tout ceci étant réglé — nous passons sur les opérations intermédiaires, telles que la correction et la révision des épreuves, — on livre les formes aux ouvriers imprimeurs. Nous renvoyons à la troisième partie de ce travail pour tout ce qui concerne les presses et les procédés d'impression typographique. C'est la seule branche de l'art que l'industrie moderne ait notablement modifiée et réellement perfectionnée.
On s'étonne, du reste, on hésite à prononcer sur les inventions et les perfectionnements modernes, quand on songe qu'avec des presses de bois, des procédés chimiques très-imparfaits, et des balles de cuir pour distribuer l'encre, les anciens ont réalisé ces chefs-d'œuvre exquis, qui font l'admiration des siècles et le désespoir des imprimeurs modernes. L'impression était autrefois plus longue et plus coûteuse sans nul doute, mais l'attention scrupuleuse, la sollicitude paternelle des vieux typographes pour les ouvrages, sortis de leurs ateliers, compensaient largement l'imperfection de leur matériel. Parmi les grands hommes qui seront éternellement la gloire de leur art et de leur nation, il n'en est pas de plus célèbres que les Alde Manuce, les Estienne et les Elzevier. Ils furent non-seulement d'éminents artistes, mais encore des savants illustres et des hommes de bien. Liés avec une société d'élite, protégés par les souverains de tous pays, ils furent réellement rois, et fondèrent de véritables dynasties.
Les Alde Manuce régnèrent pendant cent ans à Venise ; Venise, alors la grande cité, la reine du commerce, le foyer de civilisation et de lumière ; Venise, république indépendante et fière, riche et libre, qui régnait sur l'Italie par son opulence intelligente, sur les mers par ses flottes superbes et vaillantes, par ses corsaires rapides comme l'aigle et forts comme le lion. Manuce l'ancien, le chef de la famille ( Aldo Pio Manuzio ) était un docte professeur de princes, un amant éclairé de la belle littérature de l'antiquité. Précepteur du prince Alberto Pio de Carpi, ami et compagnon d'études du jeune prince Pic de la Mirandole, de ce prodige d'érudition qui soutint la fameuse thèse de omni re scibili et quibusdam aliis, il ne se fit imprimeur que dans le but unique de répandre et de faire aimer ses auteurs favoris.
Sa patrie était Bassiano, dans les États du pape ; mais il jugea Venise, le centre du commerce et la véritable cité reine de l'Italie, un lieu plus favorable pour l'établissement qu'il méditait. Manuce était pauvre, le prince de Carpi et Pic de la Mirandole lui avancèrent libéralement les premiers fonds ; dès 1492, Aldo était fixé à Venise, mais un atelier d'imprimeur n'était pas facile à monter ; celui de Manuce ne s'ouvrit qu'en 1494. Il mit à profit ces deux années pour préparer sa vogue, et fonder sa réputation sur des bases solides. Il fit un cours public de grec et de latin. Sa parole savamment éloquente, ses vues ingénieuses et nouvelles, sa critique aiguisée et sagace le placèrent au premier rang dans l'estime des Vénitiens. Aussi s'arracha-t-on les exemplaires d'Héro et Léandre, édition grecque-latine, le premier ouvrage qui soit sorti des presses manuziennes. Après la grammaire grecque de Lascaris, qui suivit immédiatement, vinrent les Œuvres complètes d'Aristote, qui jusqu'alors n'avaient jamais été imprimées. C'est là surtout le grand titre de gloire d'Aldo l'ancien. L'entreprise était hérissée de périls ; le monde savant ne possédait pas un seul manuscrit satisfaisant, une seule leçon correcte des œuvres du précepteur d'Alexandre. Il fallait toute l'ardeur d'un bibliomane, toutes les lumières d'un helléniste, toute la pénétration du génie, pour recoudre les fragments, épurer les textes falsifiés, combler les lacunes, expliquer les obscurités, faire enfin, pour une immense composition littéraire, ce que Georges Cuvier fit quatre cents ans plus tard pour les êtres antédiluviens dont il reconstruisit les squelettes épars. Aldo l'ancien ne borna pas là ses bienfaits ; l'in-folio et l'in-quarto, les deux formats primitifs seuls connus de Gutenberg, étaient évidemment trop incommodes ; il publia une collection in-octavo ou grand in-douze des classiques latins. Les poèmes de Virgile ouvrirent la série. Manuce suivit le texte d'un manuscrit copié tout entier de la main même de Pétrarque. Il eut la pensée de rendre hommage à l'auteur des Canzone en imitant son écriture cursive et penchée, qu'il fit dessiner et graver par le célèbre François de Bologne. Ces nouveaux types, longtemps connus sous le nom de caractères aldins, sont encore en usage aujourd'hui sous le nom d'italique. Ils étaient d'une netteté si charmante et si douce à l'œil, que les exagérations contemporaines veulent qu'ils fussent gravés sur argent. Simon de Colines, habile imprimeur de Paris, et successeur d'Henri Estienne dont il avait épousé la veuve, les introduisit en France dans les premières années du seizième siècle.
Modeste et peu confiant dans ses lumières cependant éprouvées, d'ailleurs surchargé de besogne et en proie à des inquiétudes d'argent, Aldo se faisait aider dans ses travaux par des savants illustres et des notabilités de tout genre. C'est ce qu'on appela l'académie Aldine. Les membres de cette société purement et noblement littéraire, étaient remarquables à plus d'un titre. C'étaient Alcyoneo le rhéteur, qui, après avoir ajusté à ses ouvrages les plus beaux morceaux du traité inédit de Gloria de Cicéron, brûla le manuscrit original afin que son larcin ne fût pas découvert. Vers le commencement de ce siècle, on reprocha quelque chose d'analogue à Paul-Louis Courier, le pamphlétaire-vigneron. Paul-Louis, comme on sait, fut un grand helléniste. Il découvrit, dans la bibliothèque du Vatican, un passage, que l'on croyait perdu, du roman grec de Daphnis et Chloé ; il le traduisit avec soin ; mais quand il rendit le manuscrit précieux dont il avait savouré la primeur, le passage exploré se trouva couvert d'une immense nappe d'encre ; on accusa, non sans raison, le jaloux helléniste d'avoir volontairement monopolisé la découverte à son profit. Courier se justifia tant bien que mal. Mais on ne peut nier que le précédent établi par le délit avéré d'Alcyoneo ne donne quelque poids aux accusations formulées contre le spirituel satiriste.
A côté d'Alcyoneo, brillait, par une singularité plus forte, Andréa Navajero, qui, chaque année, brûlait en l'honneur de Catulle un exemplaire de Martial ; puis c'étaient Battista Egnazio ; le moine Bolzani, qui, le premier, exposa en langue vulgaire, c'est-à-dire en latin, les principes de la grammaire grecque ; Démétrius Chalcondyles, à qui l'on est redevable de la première édition d'Homère ; Alcandro, qui devint cardinal.
Les ateliers d'Aldo Manuzio étaient le rendez-vous de ce qu'il y avait de noble, de lettré, d'intelligent ou d'illustre à Venise ; c'était le bon ton parmi les jeunes désoeuvrés d'aller s'y coudoyer avec les vieillards à barbe grise. Il fallait voir comment les recevait Aldo. Une farouche inscription, placée au-dessus de la porte principale, les avertissait de ne pas dire une parole inutile 3 ; et le maître du logis leur tournait le dos sans façon dès qu'ils voulaient lui débiter les importantes niaiseries à la mode.
Un jour, Pierre Bembo, le cardinal-poëte, un des familiers de la maison, entra mystérieusement dans le cabinet d'Aldo ; il était accompagné d'une femme aux puissantes épaules, à la tournure virile, au regard froid et clair, à la chevelure blonde, longue à lui servir de manteau.
— Seigneur Aldo, dit-elle, je n'ai pas voulu passer à Venise sans voir l'un de ses plus grands hommes. Votre imprimerie vous coûte plus qu'elle ne rend, m'a-t-on dit ; permettez-moi de m'associer à votre noble entreprise, et de vous aider de mes deniers, de ma protection au besoin.
Aldo accepta avec empressement ces offres brillantes, et partout il célébra les vertus immaculées de sa patronne inattendue. Cette femme c'était Lucrezia Borgia.
Quelque temps après, le typographe reçut une nouvelle visite presque aussi singulière. Un vieillard inconnu, au masque railleur et sarcastique, au regard vif et furetant, demanda la faveur d'être introduit près de Manuzio. Celui-ci, fort occupé, laissa faire longtemps antichambre au nouveau venu. Enfin il le fit appeler. C'était Érasme, le Voltaire hollandais, qui venait contempler Aldo sur le théâtre de sa gloire, et le remercier de sa belle édition de l'Éloge de la Folie. Aldo s'excusa de son mieux, reçut Érasme à sa table et l'hébergea pendant huit jours. Mais jamais natures plus dissemblables ne s'étaient trouvées en contact, et quand ils se quittèrent Érasme et Manuzio étaient brouillés à mort.
Manuzio, souvent gêné dans ses desseins par le manque d'argent, avait épousé en 1500, la fille d'Andréa Toresano d'Asola, aussi imprimeur, et de plus fort riche. Andréa vint souvent au secours de son gendre ; l'établissement de Venise prospérait enfin, quand la guerre, ce fléau nécessaire comme la foudre et terrible comme elle, éclata sur Venise. L'empereur Maximilien entra en armes sur le territoire de la république ; cette agression avait pour but d'obtenir vengeance du traité d'alliance conclu par les Vénitiens avec le roi Louis XII. Toutes les propriétés de Manuzio furent pillées et dévastées ; Venise offrit une grosse somme à l'empereur. Maximilien aisait la guerre en vrai soudard ; il accepta joyeusement et se retira de même. Mais alors ce fut bien une autre affaire : les Français, qui convoitaient les possessions vénitiennes, cherchèrent querelle au sénat ; ils prétendirent qu'un accommodement n'avait pu être valablement conclu avec l'empereur sans l'assentiment de Louis XII, et ils déclarèrent la guerre à leur tour. Aldo subit pendant quelques années d'étranges vicissitudes ; un jour, quittant Milan, il tomba aux mains d'une troupe de soldats vénitiens, qui le prirent pour un espion ; on l'emmena à Caneto, où le peuple lui eût fait un mauvais parti, sans l'intervention d'un sénateur nommé Joffredo Cacoli. Enfin la paix fut conclue ; Aldo s'empressa de rentrer à Venise, mais hélas ! plus pauvre encore qu'il n'en était parti. Il s'associa avec Andréa d'Asola, en restant le chef suprême de l'établissement, qui se rouvrit enfin en 1512. Brisé par l'âge et les chagrins, il s'occupait avec ardeur de son art favori, et préparait la première Bible polyglotte ( hébreu, grec et latin ), lorsque la mort le surprit en 1515. Il avait soixante-huit ans. La seule page de cette Bible qui ait jamais été exécutée, se trouve dans un manuscrit de la Bibliothèque royale de Paris, n°3064. Paul Manuzio et Manuzio le jeune marchèrent sur les traces de leur père et de leur grand-père. En 1585, le dernier laissa son imprimerie à Nicolas Manàssi, l'un de ses ouvriers.
La marque distinctive, nous dirions presque les armoiries des Manuzio, sont une ancre autour de laquelle s'enroule un dauphin monstrueux, la tête en bas, avec le mot ALDUS coupé en deux par la tige de l'ancre.
On voit que cette famille s'éteignit assez misérablement après une courte durée. Mais depuis quelque temps déjà, un autre astre s'était levé à l'horizon et brillait du plus vif éclat : nous voulons parler de la dynastie des Estienne.
Issus d'une bonne famille bourgeoise de Paris, les Estienne exercèrent de 1503 à 1629, c'est-à-dire sous les règnes de Louis XII, François 1er, Henri II, François II, Charles IX, Henri III, Henri IV et Louis XIII. Ils firent faire peu de progrès à la typographie ; et leur renommée, légitime certainement, tient surtout à leurs grandes qualités personnelles, et à leurs éditions d'une correction rare et soigneusement expurgées.
Henri 1er, le chef de la famille, naquit en 1470 et mourut le 24 juillet 1520 ; il avait pour marque un écu chargé de trois fleurs de lis ; au-dessus de cet écu, une main sortant d'un nuage tient un livre fermé ; la devise est Plus olei quant vini ( plus d'huile que de vin ). Le premier, il avertit ses lecteurs des fautes d'impression, au moyen d'un erratum final. En somme, le plus grand mérite d'Henri 1er, c'est d'avoir donné le jour à Robert, qui fut l'homme illustre de la famille.
Ce grand homme naquit en 1503, et ne devint imprimeur qu'après la mort de son frère François, qui exerça de 1520 à 1526. Robert débuta par les Partitions oratoires de Cicéron, qui portent la date de 7 des kalendes de mars 1527. Puis, d'année en année, il publia quelque belle édition classique, soigneusement revue par les savants qui fréquentaient sa maison. Son atelier était établi près de la rue Saint-Jacques ; il avait coutume, rapporte la tradition, d'afficher à sa porte les épreuves des livres en cours d'impression, et il offrait un écu d'or de récompense aux passants qui y découvriraient une faute. Sa scrupuleuse exactitude était si bien honorée, que François 1er, lui rendant un jour visite, attendit, pour l'avertir de sa présence, qu'il eût achevé la correction d'une épreuve qu'il tenait en main. C'était une vie toute de travail et de vertus intimes que celle de Robert Estienne. La science brillait même à son foyer domestique. Il avait épousé Pétronille Badius, fille de Josse Badius. Épouse et fille de savant, cette excellente femme parlait purement et facilement le latin ; elle en voulut inculquer elle-même les éléments à ses enfants et à ses domestiques, si bien que tout le monde dans la maison parlait la langue cicéronienne.
Comme les Manuce, Etienne était peu riche ; cependant il eût mené jusqu'au bout une vie tranquille sinon heureuse, mais il eut maille à partir avec la Sorbonne. On lui reprochait son édition de la Bible de 1532. On l'accusa de schisme et d'hétérodoxie. De telles accusations avaient un terrible caractère de gravité à cette époque ; lespremières tentatives de la Réforme ébranlaient sourdement le monde chrétien.
Sans le ferme appui du roi François 1er, Robert Estienne eût été forcé de quitter la France dès 1533. Mais l'autorité du roi balançait à peine celle de la Sorbonne ; Estienne dut se soumettre à certaines conditions imposées, il prit notamment l'obligation de ne rien imprimer sans le consentement exprès de l'autorité ecclésiastique. Il se rejeta dans les études purement littéraires, et composa son fameux Thésaurus linguæ latinæ, ouvrage excellent, immense, qui contient la substance de la meilleure latinité, et dont il perfectionna le texte dans plusieurs éditions successives.
Mais la question religieuse était pressante, chacun avait les yeux fixés sur la réforme ; Luther régnait en Allemagne, Zwingli venait d'être massacré à Zurich ; l'Église catholique, attaquée par la force, se défendait par la force ; personne ne pouvait rester indifférent ou neutre dans un pareil débat. Estienne descendit encore une fois dans l'arène par sa nouvelle Bible de 1545. Le roi commençait à se refroidir. Ennemi personnel de la religion réformée, il avait des motifs tout particuliers d'être quelque peu fâché contre son imprimeur ( Robert avait reçu, dès 1539, le titre d'imprimeur du roi pour le latin et l'hébreu ). En effet, François 1er< sup> ne pouvait oublier qu'en 1512, Zwingli accompagnait comme aumônier les vingt mille Suisses levés par le pape Jules II contre le roi Louis XII ; en 1515, Zwingli assistait dans le camp de nos ennemis à la bataille de Marignan ; lors de ses démêlés avec Charles-Quint, François 1er voulut obtenir l'alliance de la Confédération helvétique ; une voix éloquente renversa ses projets : c'était celle de Zwingli. Le roi de France pouvait donc, sans injustice, s'offenser de la conduite d'Estienne ; il lui garda longtemps rancune, jusqu'au jour où sa clémence naturelle reprenant le dessus, il arrêta les poursuites.
A cette époque, une épouvantable catastrophe vint jeter la douleur dans l'âme de Robert ; son confrère, son ami Estienne Dolet fut, par arrêt de la Sorbonne, brûlé vif en place de Grève, le 3 août 1546.
Dolet, esprit inquiet, turbulent, vindicatif, incisif et insolent au delà de toutes bornes, s'était toute sa vie attiré de mauvaises affaires. A Toulouse, il avait traité les magistrats d'ignorants, de barbares et de cuistres, dans une discussion sur l'éducation universitaire ; condamné à la prison, il multiplia tellement les figures qu'on lui fit faire amende honorable dans les rues de Toulouse. A Lyon, il mit en avant des propositions luthériennes, qui compromirent encore sa liberté. Il eut une querelle, tua un homme, s'enfuit à Orléans, vint à Paris, se présenta hardiment à François 1er qu'il charma, obtint sa grâce pleine et entière, et retourna à Lyon. Il y fonda une belle imprimerie d'où sont sortis quelques traités politiques de Claude Cottereau, et une belle édition de la Pandore, par Jean Olivier, évêque d'Angers. Il avait pour devise une main qui polit avec une doloire un tronc noueux et informe, avec ces mots à l'entour : Scabra et impolita adamussim dolo atque perpolio. Dolet parvint bientôt à se faire emprisonner par deux fois. Le grand-aumônier de France, Pierre Duchâtel, lui fit encore obtenir des lettres de grâce ; mais la Sorbonne, constamment maltraitée dans les écrits de Dolet, obtint du Parlement qu'il ordonnât pour condition de l'entérinement, que les livres de Dolet seraient brûlés par la main du bourreau. Dolet jeta les hauts cris, vomit des torrents d'injures contre tout le monde, amis et ennemis, et finit par rester aux mains terribles de l'inquisition. Il mourut avec un grand courage, et l'on fit courir dans Paris ce mauvais calembour à son éloge :
Dolet quisque Dolet ; non dolet ipse Dolet.
Chacun plaint Dolet ; mais Dolet lui-même ne se plaint pas.
Robert Estienne, qui avait réimprimé quelques-uns des anciens ouvrages de Dolet, ne se sentait pas à son aise ; l'air de la France lui devenait dangereux. Une querelle théologique, que fit naître la mort de François 1er, arrivée le 31 mars 1547, faillit procurer à Robert le triste honneur d'être également brûlé à la requête de la Sorbonne.
Pierre Duchâtel, évêque d'Orléans, grand-aumônier de France, conseiller familier du feu roi, fit imprimer chez Robert une Oraison funèbre de François 1er. L'orateur faisait entendre que l'illustre défunt s'en était allé tout droit de cette vie dans la gloire éternelle.
—
Hérétique ! cria la Sorbonne en
colère, vous niez donc le purgatoire ?
Une députation
de docteurs
fut envoyée au nouveau roi pour faire des remontrances et
appeler son attention sur cette grave affaire. « Les
députés, dit un auteur, arrivèrent
à Saint-Germain-en-Laye au milieu des intrigues et des
agitations du nouveau règne. Ne sachant à qui
s'adresser, ils tombèrent entre les mains du
maître d'hôtel de Henri II ;
c'était un Espagnol appelé Mendoza, esprit libre
et plaisant, qui les régala bien. Ils parlèrent
à table du sujet qui les amenait.
— Messieurs, leur dit Mendoza,
on est un peu occupé ici. Le temps n'est pas propre pour
agiter ces matières ; d'ailleurs, entre nous, j'ai
fort connu le caractère du roi, il ne savait
s'arrêter nulle part, il fallait toujours qu'il fût
en mouvement ; je puis vous répondre que s'il a
été en purgatoire il n'aura fait qu'y passer, ou
tout au plus goûter le vin en passant, vous ne l'y trouverez
plus. »
Les
députés se
retirèrent en fulminant contre
l'impiété de la cour ; et Estienne,
après avoir vainement lutté contre ses
adversaires, finit par se retirer à Genève avec
sa famille.
Son
beau-frère, Conrad Badius 4,
l'y avait précédé de trois ans.
Robert Estienne mourut le
7 septembre
1559, après avoir déshérité
son fils puîné, Robert (II), qui avait
refusé d'abjurer le catholicisme. On voit que la Sorbonne
avait quelque raison de soupçonner son orthodoxie.
A partir de Robert, la
marque des
Estienne est un olivier dont plusieurs branches rompues tombent
à terre. Un grand vieillard essaye vainement d'atteindre aux
fruits ; une banderole, enroulée dans la partie
droite de l'arbre, porte cette légende : NOLI ALTVM
SAPERE. Henri (II) Estienne, l'illustre fils de Robert, conserva cette
marque, mais en lui donnant une grandeur double ; cette
nouvelle vignette est une copie fort améliorée de
la première ; le vieillard est d'un dessin bien
moins grossier, et les draperies ont quelque chose de la calme
simplicité des attitudes grecques. Les ouvrages
publiés par les Estienne, comme imprimeurs du roi, sont
marqués d'une lance autour de laquelle s'entrelacent un
serpent et une branche d'olivier. On lit au bas ce vers
d'Homère :
Βασιλει
τ'
αγαθω
χρατερω
τ'αιχμητη
Au roi excellent et au
vaillant soldat.
Henri (II) Estienne fut
le plus grand
helléniste de son siècle. Après une
vie errante et vagabonde, il mourut fou à
l'Hôtel-Dieu de Lyon.
Robert III, son neveu,
fut imprimeur de
Henri IV. Il mourut sans postérité.
Les premiers types dont
se servirent les
Estienne ne laissaient pas que d'être assez
imparfaits ; mais, en 1532, Robert en fit graver d'une forme
bien plus élégante, qu'il employa pour la
première fois dans sa belle Bible latine.
Il tenait beaucoup
à la
beauté du dessin typique, et c'est à sa demande
que François 1er
fit fondre les beaux caractères
grecs que possède encore l'Imprimerie royale.
Le Nord eut aussi ses
Alde et ses
Estienne. Christophe Plantin leur est peut-être
supérieur à certains égards. D'abord
relieur à Paris, Christophe apprit la typographie chez
Robert Macé à Caen ; les disputes
religieuses l'empêchèrent de se fixer en
France ; il gagna Anvers, s'y établit, et
malgré la concurrence de Béller ou Bellier, dont
la réputation était déjà
faite, il amassa une fortune cqnsidérable. Il en fit le plus
noble usage ; sa table était ouverte à
tous les savants ; il les employait comme correcteurs et les
rétribuait avec largesse. Philippe II lui donna le titre
d'archi-typographe du roi, et le chargea de donner
une nouvelle
édition de la Bible polyglotte d'Alcala. Elle parut de 1569
à 1572, en 8 volumes grand in-folio. La
Bibliothèque du roi, à Paris, en
possède un magnifique exemplaire sur vélin.
« En ajoutant, dit Raphelenge, à sa
réputation, ce chef-d'œuvre le ruina presque,
à cause de l'excessive rigueur que mirent les ministres
espagnols à poursuivre le remboursement des sommes que lui
avait prêtées le trésor
royal. » Sa marque typographique est une main qui
tient un compas ouvert, autour duquel on lit ces mots :
Labore
et constantia 5.
Le grand
mérite des Elzevier,
famille trop vantée, et qui ne fournit aucun
détail intéressant à la biographie,
est d'avoir employé de beaux types, admirablement
gravés, et d'avoir donné des éditions,
petit format, d'une irréprochable pureté
d'aspect. Malheureusement leurs livres sont peu corrects ; la
science faisait défaut aux Elzevier, qui
n'étaient que des juifs marchands, âpres au gain,
avides, et ennemis des lettres. Ils ont exercé, de 1592
à 1692, à Leyde, La Haye, Utrechtet Amsterdam.
Louis Elzevier est le premier imprimeur qui ait distingué le
v consonne de l'u
voyelle ; Lazare Zetner, imprimeur
à Strasbourg, avait introduit, dès 1619, l'U rond
et le J consonne à queue dans les lettres capitales. Leur
marque est une aigle éployée tenant la foudre au
bec, avec cette devise : Concordia
res
parvœ crescunt.
On peut nommer sans
crainte,
auprès de ces illustres imprimeurs :
Jacques Bellaert,
qui imprima le premier
livre paru à Haarlem, avec la date, le nom de l'imprimeur et
de la ville ;
Laurent-François
Alopa,
imprimeur vénitien, grand latiniste et plus grand
helléniste;
Erhard Ratdolt qui
naquit à
Augsbourg, s'établit àVenise, et introduisit
l'usage d'imprimer des figures sur bois dans le corps même de
l'ouvrage.
Jean Augereau,
imprimeur à
Paris (1535), un des premiers qui abandonnèrent le
caractère gothique pour le romain ( En
réalité c'est à Nicolas Jenson qu'est
due la création du caractère romain encore en
usage maintenant ) ;
Augustin, imprimeur
de Ferrare,
à qui l'on doit la première publication des
Contes de Boccace (1474-1475) ;
Jean Barbou,
imprimeur à
Paris, auteur de l'édition princeps de Marot, in-8°,
1539, corrigée par l'auteur, et portant pour
épigraphe : Mort n'y mord ;
Daniel Bomberg,
né
à Anvers et établi à Venise ;
célèbre par ses impressions
hébraïques ( Bomberg imprima trois fois le
Talmud, en 11 vol. in-folio, entreprise qui lui coûta trois
cent mille écus. Il était si passionné
pour la langue hébraïque, et il voulait donner tant
de perfection à ses éditions, qu'il entretenait
et payait libéralement un grand nombre de juifs qu'il
faisait travailler à fixer les contestations sur les
points-voyelles. Ces frais allèrent si loin qu'il se
ruina ) ;
Nicolas Vivenay,
imprimeur à
l'hôtel de Condé, à Paris, qui fut
condamné aux galères pour avoir vendu des
pièces mazarinesques ;
Louis Billaine, qui
donna la
première édition du Glossaire de Ducange;
Sébastien Cramoisy,
l'un des
plus célèbres typographes du
dix-septième siècle. ( Sa
probité et ses talents tirent pleuvoir sur lui les
dignités et les récompenses. Il fut
échevin ; il eut la première place de
juridiction consulaire, l'administration des hôpitaux, et fut
nommé directeur de l'Imprimerie royale, établie
au Louvre par le cardinal de Richelieu. )
(1)
Voir le numéro de janvier
1846.
(2)
Pour tout ce qui concerne le vocabulaire
typographique, nous prions
nos lecteurs de se reporter au dictionnaire
élémentaire qui terminera notre travail. Nous
avons promis d'user modérément des termes
techniques ; cependant il nous faut quelquefois y avoir
recours, pour éviter des répétitions
de mots fatigantes, et par suite obscures. Nous essayons d'initier les
abonnés du Musée des Familles aux secrets d'un
art intéressant. Jusqu'à présent on
l'a décrit de manière à ne se faire
comprendre que des gens du métier, inconvénient
grave, dans lequel nous souhaitons de n'être pas
tombé. Nous faisons observer encore que ces
études ardues font céder toute
préoccupa-lion littéraire, et nous demandons
grâce pour notre style.
(3)
Amice quisquis huc venis,
Aut
agito paucis, aut abi,
Aut me
laborantem adjuva.
(4)
Conrad, successeur de son
père Josse Badius, fut un
fougueux réformiste et un redoutable adversaire pour les
ordres religieux. Il traduisit l'Alcoran des cordeliers, en un volume,
et en ajouta un second avec ce titre singulier : Recueil des
plus notables bourdes et blasphèmes impudents de ceux qui
ont osé comparer saint François à
Jésus-Christ, tiré du grand livre des
Conformités, jadis composé par frère
Barthélémy de Pise, cordelier en son
vivant ; parti en deux livres. Nouvellement y a
été ajoutée la figure d'un arbre,
contenant par branches la conférence de saint
François à Jiésus-Christ, le tout
nouveau, revu et corrigé.
(5)
Camus rapporte qu'en
traversant les rues d'Anvers on passe devant
la maison de Christophe Plantin ; elle appartient aux Moretus
ses descendants et ses successeurs. On y imprime encore. La cour est
ornée des bustes de Juste Lipse et d'autres savants qui
soutinrent l'honneur de cette maison.
< Retour |
Accueil |
3ème Partie > |