< La doctrine de Monroe Trad. |
Revue des Questions Historiques — 1928 |
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James Monroe,
citoyen américain, né en 1798, fit une brillante
carrière dans l'armée, puis dans la diplomatie et
contribua à étendre considérablement
le territoire fédéral en coopérant au
traité par lequel les États-Unis se firent
céder la Louisiane. Il fut élu, en 1817,
président, réélu en 1821, et
défendit d'une main habile et ferme, les
intérêts de son pays. Cette noble et belle
existence n'est pas oubliée aux États-Unis, mais
en Europe, le nom de l'ancien président reste seulement
attaché à une théorie dite Doctrine
de Monroe qui constitue une des bases de la politique
internationale poursuivie par les divers gouvernements de Washington.
La dite doctrine,
contenue dans le Message du Président Monroe du 2
décembre 1823 est résumée par un
dicton populaire : « L'Amérique aux
Américains. » En réalité
elle se compose de deux parties bien distinctes : le paragraphe 7 du
dit Message est relatif à l'interdiction de la colonisation
que pourraient tenter les États européens sur le
sol américain et les paragraphes 48 et 49 refusent aux
mêmes États le droit d'intervenir dans les
affaires du Nouveau Monde.
*
* *
Le paragraphe 7 pouvait
avoir un objet en 1823. A cette
époque, en Amérique, d'immenses territoires
appartenaient aux Européens : le Canada
à l'angleterre, l'Alaska à la Russie, etc., etc.,
et des régions entières à l'ouest du
Mississipi, en Bolivie, en Argentine, au Paraguay, en fait et en droit,
étaient encore res nullius. Le
président Monroe reconnaissait, dans
son Message, la souveraineté des États d'Europe
sur les colonies, fort nombreuses, déjà
établies et organisées, mais refusait aux
mêmes États le droit de planter leur drapeau dans
des régions sauvages et
parfois désertiques où n'existaient ni loi ni
autorité et n'appartenant à personne.
Cette première partie de la Doctrine de Monroe
ne fut jamais
acceptée en Europe. La prétention d'un
président américain d'imposer, de sa seule
autorité, une théorie devant être
appliquée à des territoires sans
maîtres, fut toujours
considérée comme excessive et contraire aux
principes généraux du droit des gens, sur
lesquels tous les jurisconsultes sont d'accord. Ils
peuvent, en matière de colonisation se résumer
ainsi : « Un État a le droit
de fonder une colonie sur un territorium nullius
à la
condition de l'occuper effectivement animo domini
1
L'Angleterre protesta
vivement et les Américains
eux-mêmes ne tardèrent pas à voir les
dangers auxquels les exposait le paragraphe 7 du Message de leur
président paraissant établir, au profit des
États-Unis, une sorte de protectorat sur toute
l'Amérique du Nord et du Sud et pouvant faire
naître des conflits avec les Puissances
européennes ayant des colonies
au Nouveau Monde.
En 1835,
2
l'Angleterre voulut agrandir
sa colonie du Honduras au
dépend du Guatemala. Cet État, incapable de se
défendre, demanda l'aide du gouvernement de
Washington, en basant son appel sur la « Doctrine de Monroe
». Le président
Jackson, considérant que l'intérêt de
son pays n'était pas en jeu,
refusa d'intervenir.
En 1861, la
République Dominicaine étant,
volontairement, rentrée sous la domination espagnole, les
États-Unis protestèrent au nom de la
« Doctrine de Monroe », mais ne
donnèrent aucune suite à cette protestation.
Enfin, dans le
traité de 1872 relatif aux «
Alabama Claims », les États-Unis
acceptèrent de soumettre à l'arbitrage de
l'empereur d'Allemagne leur
désaccord avec l'Angleterre, sur une question territoriale,
reniant ainsi la Doctrine de Monroe en matière de
colonisation.
En
réalité, cette première partie de
la fameuse Doctrine, jamais reconnue en Europe, n'a pas
été mise en pratique par les
États-Unis. Elle est d'ailleurs
intéressante au seul point de vue historique, car,
aujourd'hui, elle est sans objet : les régions à
coloniser n'existant plus, ni dans l'Amérique du Nord, ni
dans l'Amérique du Sud.
*
* *
La seconde partie, celle
contenue dans les paragraphes 48 et 49, reste,
au contraire, très importante, en raison de la situation
mondiale des États-Unis, dont la
politique internationale a tendance à vouloir imposer
à l'Europe, à l'Amérique du
Sud et aux États orientaux ses décisions en
matière de droit des gens. Cette seconde partie du
célèbre Message
pose, à titre de réciprocité, le
principe de non intervention, par les États
européens, dans les affaires du
Continent américain. Elle constitue en fait, aujourd'hui,
toute la Doctrine de Monroe.
Le principe
général de non-intervention est, en
lui-même, parfaitement juste et les plus anciennes
autorités en droit international s'accordent sur ce point
avec les plus modernes. Vattel disait
3
:
« C'est une conséquence manifeste de la
liberté et de
l'indépendance des nations, que toutes sont en droit de se
gouverner comme elles le jugent à propos et qu'aucune n'a le
moindre droit de se mêler au gouvernement d'une autre. De
tous les droits qui peuvent appartenir
à une Nation, la souveraineté est sans doute le
plus précieux, et celui que les autres doivent
respecter le plus scrupuleusement, si elles ne veulent pas lui faire
injure. »
Kluber soutenait la
même thèse
4
: « Un État,
dit-il, ne serait pas fondé à se mêler
des affaires d'un autre État pour simple
cause de voisinage, de convenance,
d'amitié. »
Mais, ce principe
général a
été, au cours de l'histoire des peuples,
très souvent violé, et on est obligé
d'admettre qu'il comporte de nombreuses exceptions et doit
être étudié dans son application
à chaque cas particulier. Si des conquérants ont
imposé
leur intervention par la force des armes, souvent des États
ont été obligés
d'intervenir dans les affaires d'un autre, soit pour
répondre à l'appel des
intéressés, soit pour combattre l'anarchie d'un
pays demi-civilisé,
pouvant, comme un incendie, s'étendre chez ses voisins, soit
pour défendre et protéger les
intérêts de leurs nationaux. Cette
dernière cause d'intervention parait incontestablement
légitime, c'est un
droit dont l'exercice a été pratiqué
par les États.
Le président
Monroe, se contentant de proclamer
légitime le principe général de
non-intervention serait resté dans son rôle de
chef de
l'État voulant honorer la justice, la liberté et
l'indépendance ; mais, l'étude des faits nous
prouve que son but était
tout autre et quoique moins noble et moins
généreux, très pratique et
très utile à son pays.
Les colonies espagnoles
d'Amérique
révoltées se constituaient en États
indépendants et le gouvernement de Washington s'empressait
de les reconnaître.
Ferdinand VII réclamait le secours de la Sainte Alliance et
le président Monroe craignant une
intervention européenne immédiate, se
décida à préciser dans son Message des
idées
déjà énoncées par
Washington et Jefferson et s'exprima en ces termes
5
:
« Dans les
guerres des puissances européennes,
à propos d'affaires les concernant elles-mêmes,
nous n'avons jamais pris aucune part et il ne s'accorde pas avec notre
politique de le faire. C'est seulement quand on empiète sur
nos droits ou qu'ils sont
sérieusement menacés, que nous ressentons des
injures ou que nous faisons des préparatifs pour notre
défense. Quant aux mouvements qui s'opèrent dans
cet hémisphère, nous sommes
nécessairement
plus immédiatement touchés par ceux-ci et pour
des causes qui doivent être évidentes pour tous
les
observateurs éclairés et impartiaux.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . .
« Nous devons,
par conséquent, à la
franchise et aux relations amicales qui existent entre les
États-Unis et les puissances alliées de
déclarer que
nous serions disposés à considérer
toute tentative de leur part pour étendre leur
système politique
à quelque portion de cet hémisphère
comme dangereuse pour notre paix et notre
sécurité. Dans les colonies
existantes ou dans les dépendances d'un État
européen quelconque, nous ne sommes pas intervenus et nous
n'interviendrons pas.
Mais quant aux gouvernements qui ont proclamés leur
indépendance
et qui l'ont maintenue et dont nous avons reconnu
l'indépendance pour des motifs sérieux et
d'après des principes équitables, nous ne
pourrions voir une intervention quelconque se produire dans le but de
les
opprimer ou d'exercer un contrôle de quelque autre
façon sur leur destinée de la part
de n'importe quelle puissance européenne, sans la
considérer comme la manifestation d'une disposition hostile
à l'égard des États-Unis. Notre
politique envers l'Europe qui a été
adoptée
dès le début de ces guerres qui ont, si
longtemps, agité cette partie du globe, reste
néanmoins la même, a savoir de ne pas
intervenir dans les affaires intérieures d'aucune des
puissances européennes, de considérer le
gouvernement de fait comme le gouvernement légitime pour
nous, de cultiver des relations d'amitié avec l'Europe et
d'assurer ces relations par une politique franche, ferme et virile,
allant au devant, en toute circonstance, des justes
revendications de chaque puissance et sans se soumettre d'autre part
aux injustices d'aucune. Mais pour ce
qui regarde ces continents-ci les circonstances sont
éminemment et visiblement
différentes. Il est impossible que les États
alliés puissent étendre leur système
politique à
quelque portion d'un de ces deux continents sans mettre en danger notre
paix et notre bonheur et personne non plus ne peut croire que nos
frères du Sud, s'ils étaient laissés
à eux-mêmes, accepteraient une
intervention étrangère de leur propre accord. Il
est également impossible, par conséquent, que
nous puissions contempler
une pareille intervention, sous quelque forme qu'elle
s'opère, avec indifférence.
»
En
résumé, le président Monroe, tout
en voulant interdire l'intervention des États
européens en Amérique, réservait pour
son pays un droit de
contrôle sur les nombreux États
indépendants organisés ou en formation sur le
Nouveau Continent. Il assurerait d'ailleurs que
jamais les États-Unis n'interviendraient en dehors des deux
Amériques.
Ces paragraphes 48 et 49
du Message, il faut s'empresser de le dire,
n'ont pas plus de valeur juridique que le paragraphe 7 relatif
à la colonisation, le terme
« doctrine » peut en imposer à l'opinion
publique, mais il serait impossible de l'évoquer
légalement. La théorie exposée dans le
Message est seulement l'opinion d'une grande autorité, ne
reposant ni sur un
accord formel ou tacite des intéressés d'Europe
ou d'Amérique du Sud, ni même sur une loi
régulièrement votée par les chambres
fédérales. Au contraire, lorsqu'en 1824 le
secrétaire d'État
Clay voulut faire consacrer par un acte législatif le
principe émis par le Message de Monroe, il trouva au
Congrès une telle opposition qu'il dut renoncer à
son projet. James Polk, membre influent du Sénat,
élu
plus tard président, déclara : « La
doctrine de Monroe est la simple expression de l'opinion de
l'exécutif,
destinée à produire un effet sur les conseils de
la Sainte Alliance. » Enfin Woolsey, une autorité
américaine en matière de droit des gens a
déclaré : « La
doctrine de Monroe n'est pas une doctrine nationale 6 . »
En fait, les
Américains n'ont jamais voulu accepter
d'être liés par une Doctrine qui pouvait les
entraîner dans de nombreuses et graves complications, mais
ils l'ont précieusement conservée pour servir
d'argument traditionnel dans les cas où cette
Doctrine pouvait être avantageuse à leurs
intérêts. Il est facile de s'en rendre compte en
étudiant la politique de
Washington dans certaines questions internationales.
En 1824, des
États de l'Amérique centrale et de
l'Amérique du Sud, désireux d'assurer l'avenir de
leur indépendance projetèrent de constituer entre
eux une Confédération. Sur la proposition de
Bolivar, une conférence fut convoquée,
à
Panama, à laquelle les États-Unis furent
invités. C'était une occasion de mettre en
pratique la Doctrine de Monroe. La réponse
à faire à cette invitation fut longuement
discutée au Congrès. Le comité des
Affaires étrangères du Sénat
était partisan d'un refus formel. Finalement, des
délégués furent
nommés, mais munis d'instructions enlevant à leur
mission tout but pratique. Ils devaient soutenir la
neutralité des
États-Unis à l'égard de l'Espagne et
de ses colonies. La conférence de Panama n'eut aucun
résultat. Quatre
États seulement : le Pérou, la Colombie,
l'Amérique centrale et le Mexique signèrent un
projet de convention, de
défense mutuelle, auquel les États-Unis ne
prirent aucune part, ne voyant pas l'intérêt que
l'Union pouvait avoir à invoquer, dans ce cas
spécial, la doctrine de Monroe.
En 1836, le Texas se
sépara violemment du Mexique et
constitua une république qui fut reconnue par les
États-Unis, l'Angleterre et la France. Mais le
Mexique ne renonçait pas à recouvrer la province
perdue, tandis que les États-Unis désiraient
vivement s'annexer cet immense territoire bordant leur
frontière et habité par un grand nombre de
citoyens américains. Le président, dans un
message, déclara que, géographiquement, le Texas
faisait partie du territoire
de l'Union ; plus tard son successeur, profitant des
démarches faites par l'Angleterre et la France
dans le but d'offrir leur médiation au Mexique et au Texas,
dénonça le danger d'une
intervention européenne, soulevant ainsi l'opinion publique
américaine, et, en 1845, l'État du
Texas, sur la demande d'un groupe de ses habitants fut admis dans
l'Union. Le Mexique déclara la guerre aux
États-Unis ; vaincu, il fut obligé
d'accepter
quinze millions de dollars pour le territoire qui lui avait
été enlevé. Dans cette affaire, les
États-Unis paraissaient avoir complètement
oublié la
Doctrine de Monroe.
Trois ans plus tard, en
1848, le Yucatan voulut, à son tour,
se séparer du Mexique. Le président des
États-Unis ayant, dans un message, demandé au
Congrès d'agir conformément au
précédent établi par l'annexion du
Texas, le Sénat refusa formellement. Il
voulait, en réalité, éviter une
seconde guerre avec le Mexique et des complications possibles avec
l'Angleterre et
l'Espagne ; mais pour faire approuver sa décision par
l'opinion publique, il basa son refus sur la
Doctrine de Monroe. Dans ce cas, l'application en paraissait utile.
En 1861, le Mexique
continuant à être en
complète anarchie, de nombreux Européens
établis dans le pays furent volés et
assassinés par des bandes
révolutionnaires, sans qu'il fut possible d'en appeler aux
autorités, en fait, inexistantes. L'Angleterre,
l'Espagne et la France signèrent une convention par laquelle
les trois gouvernements s'engageaient à prendre,
conjointement, les mesures nécessaires pour faire rendre
justice à leurs nationaux ; puis ils
invitèrent les États-Unis à se joindre
à eux. Le président refusa, en disant : s'allier
avec une puissance européenne
serait contraire à la tradition américaine.
L'histoire des préliminaires de notre guerre du Mexique
n'est plus à faire, mais il faut noter qu'à cette
époque les États-Unis eurent grand soin de ne pas
invoquer la Doctrine de Monroe et protestèrent
très faiblement contre les agissement de Napoléon
III. Ils
avaient intérêt à rester neutres, en
raison des difficultés intérieures
nées de la
guerre de Sécession. En 1864 la situation change. Les
victoires du Nord sur le Sud modifient les idées du
gouvernement de
Washington, le Congrès passe une résolution
protestant contre l'intervention de la France au Mexique et en 1865,
les États-Unis, ayant définitivement
établi la paix
intérieure, reconnaissaient le gouvernement de Suarez. Dans
la correspondance diplomatique des agents
fédéraux
reparaît la Doctrine de Monroe. On sait la fin de cette
triste aventure : grâce à l'appui des
États-Unis, Suarez fut victorieux, Maximilien paya de sa vie
le rêve de Napoléon III et la Doctrine de Monroe
fut
proclamée triomphante.
Depuis cette
époque, la population des États-Unis
augmenta rapidement, son développement économique
multiplia sa richesse, le pays grandit en force
et en puissance. La Doctrine de Monroe, suivant la même
progression, se transforma et
s'élargit. Dès lors, dans l'esprit des
gouvernements de Washington et de l'opinion publique, elle assure aux
États-Unis un réel protectorat sur tout le
Nouveau Monde.
En 1895, le
président Cleveland, sans être
sollicité par les intéressés,
intervint dans une discussion entre l'Angleterre et le
Vénézuela, relative
à une vieille question de frontière. Le
président fit déclarer, par son ambassadeur
à Londres, que les États-Unis
ne pouvaient, en raison de la Doctrine de Monroe, se
désintéresser d'une affaire dans laquelle un
État européen voulait imposer sa
volonté à un État
américain. Dans un message au Congrès le
président disait : « La Doctrine de Monroe est
absolument applicable au cas où une puissance d'Europe
cherche, en
étendant sa frontière, à s'emparer
d'un territoire appartenant à une République du
continent Américain. » Les relations entre les
deux grands pays de langue anglaise furent, un moment, sur le point
d'être rompues. L'Angleterre tenta de résister
à l'opinion publique américaine, mais
après de
laborieuses négociations fut obligée d'accepter
l'arbitrage États-Unis, reconnaissant ainsi, implicitement,
la
théorie née de la Doctrine de Monroe.
Dans les affaires de
Cuba, l'Espagne fit une plus belle
résistance. Elle entreprit contre ses anciens colons, une
longue guerre qui lui coûta d'immenses et
inutiles sacrifices, et refusa la médiation du
président Cleveland. Mais l'appui moral et
matériel des Américains, dont la
neutralité était plus apparente que
réelle, constitua la grande force des
insurgés et les aida puissamment à
conquérir l'indépendance de leur pays. Le
gouvernement de Washington
avait officiellement respecté les principes de la doctrine
de Monroe, mais avait fermé les yeux sur les
agissements de tous les partis politiques et des citoyens
américains.
Dans de nombreuses
affaires internationales récentes, les
États-Unis ont donnés à la Doctrine de
Monroe une largeur et une étendue nouvelles. L'exemple le
plus probant est l'annexion des îles Hawaï, un
archipel de l'Océan Pacifique situé
à 2.000 milles de la côte américaine et
habité par une population canaque, douce, intelligente et
venue, depuis longtemps
déjà, à un degré de
civilisation avancée. L'histoire de cette annexion est
curieuse et peu connue.
Un certain nombre
d'Américains et quelques
Européens, deux mille environ, résidant aux Iles
avaient établi la culture de la canne et l'industrie
sucrière. Grâce au climat, à une
importation de main d'oeuvre de Chine, du Japon et des colonies
Portugaises, les plantations se
multiplièrent et leurs bénéfices de
vingt-cinq et trente pour cent par
an. Les planteurs formèrent une sorte de syndicat qui se
transforma bientôt en parti politique, dont le but
était l'exploitation du pays. Par leur capitaux et
grâce aussi à leur activité, les
planteurs acquirent
une très grosse influence sur le roi Kalakaua auquel ils
fournirent ressources et conseillers. En 1891, Kalakaua mourut, au
cours d'un voyage en Californie, et sa soeur Liliokalaui fut
proclamée reine. C'était
une femme intelligente, très attachée
à son peuple et aux anciennes traditions ; elle tenta, avec
beaucoup de prudence,
d'échapper à la tutelle
étrangère et d'appuyer son gouvernement sur le
parti indigène, dont la
devise était : « Hawaï aux
Hawaïens. » Les planteurs n'avaient pour eux ni le
droit, ni le nombre, mais en
présence d'un danger pouvant menacer leurs
intérêts, ils
décidèrent d'annexer Hawaï aux
États-Unis. C'était une énorme
entreprise ; elle fut montée avec toute
l'habileté d'hommes
habitués aux affaires. Ils organisèrent une
conspiration, à laquelle ils trouvèrent moyen
d'intéresser le
ministre des États-Unis à Honolulu, un ancien
pasteur protestant d'un patriotisme aussi exalté que peu
éclairé ; et, en janvier 1893,
s'emparèrent par la force du gouvernement hawaïen,
déposèrent la
reine, emprisonnèrent les chefs du parti
indigène, agissant sous la protection du ministre des
États-Unis, qui, sous
prétexte de troubles possibles, avait fait
débarquer les marins du Boston, bâtiment de guerre
américain. Les indigènes n'osèrent pas
résister aux États-Unis,
représentés par ses
autorités civiles et navales et la révolution fut
victorieuse, sans tirer un coup de fusil. Les planteurs
constituèrent un gouvernement
provisoire immédiatement reconnu par le ministre des
États-Unis et le drapeau
étoilé fut arboré sur tous les
monuments publics.
Quand la nouvelle de
cette aventure fut confirmée
à Washington, le président Cleveland envoya en
Hawaï un commissaire spécial chargé de
faire une enquête. Celui-ci constata que le gouvernement
provisoire avait été, en fait,
installé par le ministre des États-Unis et
l'équipage du Boston. Très loyalement Cleveland,
après avoir reçu le rapport
de son envoyé, fit un message aux Chambres recommandant de
renoncer à l'annexion et de
rétablir sur son trône la reine Liliokalaui.
Les planteurs
d'Hawaï ne désarmèrent
pas. Ils firent venir un fort contingent d'aventuriers
américains, constituèrent une police, la seule
force armée des Iles, et conservèrent ainsi leur
contrôle sur les indigènes. Les chefs du mouvement
s'établirent aux États-Unis pour
intéresser à leur cause l'opinion publique. Ils
dépensèrent des sommes
énormes pour leur propagande, réussirent
à mettre dans leur jeu la presse, bon nombre de politiciens
et les
congrégations protestantes ; ils mirent en avant le danger,
certainement illusoire, de voir les Japonais s'installer en
Hawaï ; enfin, après quatre ans de travail, de
démarches et d'intrigues, les planteurs
obtinrent un succès complet : l'annexion des Iles,
c'est-à-dire la garantie que leurs produits n'auraient pas
à payer
de droits de douane aux États-Unis.
Que devenait, dans cette
affaire d'un caractère un peu trop
commercial, la Doctrine de Monroe ? Les États-Unis
intervenaient dans la politique
intérieure d'un État indépendant,
très éloigné et s'emparaient d'un
territoire n'appartenant pas au continent
américain.
*
* *
En résumé : la fameuse Doctrine de
Monroe est
seulement une tradition des États-Unis, devenue, avec le
temps, une expression patriotique ; elle ne repose sur aucune
base solide et l'histoire nous prouve qu'elle a
été utilisée ou
oubliée par le gouvernement fédéral
selon qu'elle pouvait être utile ou nuisible à ses
intérêts et à
ses projets. Cependant, elle sera encore opposée, pendant un
certain temps, aux gouvernements européens qui ont, un peu
légèrement peut-être,
mentionné la Doctrine de Monroe dans le pacte de la
Société des Nations. Ils
seront certainement obligés de prendre en
considération cet argument sans valeur.
L'Amérique du Nord, grâce
à son énorme population, à ses
immenses territoires, à la richesse de son sol, à
l'intense
développement de sa civilisation, de son industrie et de son
commerce, grâce aussi à l'énergie de
ses habitants et à leur patriotisme, est aujourd'hui la plus
grande, la plus riche et la plus forte des puissances de l'ancien et du
nouveau
Monde. Chez elle l'opinion publique commande et lorsqu'elle fait
sienne, pendant longtemps, une
idée, celle-ci se transforme en un principe
consacré par la volonté populaire, mise
à la disposition des gouvernants et ayant une force
réelle devant laquelle on est bien obligé de
s'incliner. « La
raison du plus fort est toujours la meilleure », disait
très justement le fabuliste.
Cependant, depuis
quelques années, les États-Unis
rencontrent un sérieux obstacle dans l'application de la
Doctrine de Monroe ; obstacle provenant des États sur
qui la grande République du Nord voulait étendre
sa protection. Les États de
l'Amérique du Sud ont grandi, pris de la force, ont
contracté des alliances et sont maintenant très
jaloux de leur
indépendance. Ils font partie de la
Société des Nations et n'éprouvent
aucun besoin d'un protectorat même
moral. Au dernier congrès de Cuba, malgré
l'intervention personnelle du président des
États-Unis, ces Républiques latines ont
refusé formellement d'accepter les bons offices de
Washington,
présentés sous la forme d'une vague convention.
La civilisation et les
progrès de l'Amérique du
Sud ont une origine européenne ; le Brésil, la
République Argentine, l'Uruguay, le Chili, le
Pérou sont en relations directes et fréquentes
avec l'Europe, où les jeunes gens vont compléter
leurs
études, où les négociants ont leurs
correspondants et leurs clients. Dans ces pays, les moeurs, les
habitudes, la religion et
la mentalité sont très lointaines des moeurs,
habitudes, religion et mentalité de
l'Amérique du Nord. On ne se comprend pas, on ne parle pas
la même langue et malgré les grands efforts et
les grands moyens d'action du monde des affaires de New-York, le
développement des relations
économiques entre les deux Amériques est
même difficile. Le cas échéant, le
protecteur subsisterait, mais
les protégés ne manqueraient pas de se
dérober.
Il est donc facile de
prévoir un avenir assez proche :
l'Europe n'ayant plus aucune cause de conflit grave avec les
gouvernements d'Europe, la fameuse doctrine de Monroe,
le grand argument diplomatique des États-Unis, deviendra,
dans la pratique,
sans objet et appartiendra seulement, comme sa première
partie relative à la colonisation, au
domaine de l'histoire du passé.
1
Charles Salomon : L'occupation des territoires sans
maîtres.
2
Pour toute la partie historique voir : de Beaumarchais La
doctrine de
Monroe. Paris, Larose et Forcel.
3
Vattel Le droit des gens. Paris, 1835. page 356.
Livre II
4
Droit des gens moderne. Titre I chap. II.
5
Message du président Monroe du 2 décembre 1923,
paragraphe 48 et 40. Traduction de M. Devogel. (Revue de droit
int. et
de législation).
6
Woolsey, Introduction to the study of International Law.
GEORGES
D'ANGLADE.
REVUE DES QUESTIONS
HISTORIQUE
T. CIX, 1er OCTOBRE 1928