<  La doctrine de Monroe

    Trad.
Revue des Questions Historiques — 1928
LA DOCTRINE DE MONROE

James Monroe, citoyen américain, né en 1798, fit une brillante carrière dans l'armée, puis dans la diplomatie et contribua à étendre considérablement le territoire fédéral en coopérant au traité par lequel les États-Unis se firent céder la Louisiane. Il fut élu, en 1817, président, réélu en 1821, et défendit d'une main habile et ferme, les intérêts de son pays. Cette noble et belle existence n'est pas oubliée aux États-Unis, mais en Europe, le nom de l'ancien président reste seulement attaché à une théorie dite Doctrine de Monroe qui constitue une des bases de la politique internationale poursuivie par les divers gouvernements de Washington.

La dite doctrine, contenue dans le Message du Président Monroe du 2 décembre 1823 est résumée par un dicton populaire : « L'Amérique aux Américains. » En réalité elle se compose de deux parties bien distinctes : le paragraphe 7 du dit Message est relatif à l'interdiction de la colonisation que pourraient tenter les États européens sur le sol américain et les paragraphes 48 et 49 refusent aux mêmes États le droit d'intervenir dans les affaires du Nouveau Monde.


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Le paragraphe 7 pouvait avoir un objet en 1823. A cette époque, en Amérique, d'immenses territoires appartenaient aux Européens : le Canada à l'angleterre, l'Alaska à la Russie, etc., etc., et des régions entières à l'ouest du Mississipi, en Bolivie, en Argentine, au Paraguay, en fait et en droit, étaient encore res nullius. Le président Monroe reconnaissait, dans son Message, la souveraineté des États d'Europe sur les colonies, fort nombreuses, déjà établies et organisées, mais refusait aux mêmes États le droit de planter leur drapeau dans des régions sauvages et parfois désertiques où n'existaient ni loi ni autorité et n'appartenant à personne.

Cette première partie de la Doctrine de Monroe ne fut jamais acceptée en Europe. La prétention d'un président américain d'imposer, de sa seule autorité, une théorie devant être appliquée à des territoires sans maîtres, fut toujours considérée comme excessive et contraire aux principes généraux du droit des gens, sur lesquels tous les jurisconsultes sont d'accord. Ils peuvent, en matière de colonisation se résumer ainsi : « Un État a le droit de fonder une colonie sur un territorium nullius à la condition de l'occuper effectivement animo domini 1

L'Angleterre protesta vivement et les Américains eux-mêmes ne tardèrent pas à voir les dangers auxquels les exposait le paragraphe 7 du Message de leur président paraissant établir, au profit des États-Unis, une sorte de protectorat sur toute l'Amérique du Nord et du Sud et pouvant faire naître des conflits avec les Puissances européennes ayant des colonies au Nouveau Monde.

En 1835, 2  l'Angleterre voulut agrandir sa colonie du Honduras au dépend du Guatemala. Cet État, incapable de se défendre, demanda l'aide du gouvernement de Washington, en basant son appel sur la « Doctrine de Monroe ». Le président Jackson, considérant que l'intérêt de son pays n'était pas en jeu,
refusa d'intervenir.

En 1861, la République Dominicaine étant, volontairement, rentrée sous la domination espagnole, les États-Unis protestèrent au nom de la « Doctrine de Monroe », mais ne donnèrent aucune suite à cette protestation.

Enfin, dans le traité de 1872 relatif aux « Alabama Claims », les États-Unis acceptèrent de soumettre à l'arbitrage de l'empereur d'Allemagne leur désaccord avec l'Angleterre, sur une question territoriale, reniant ainsi la Doctrine de Monroe en matière de colonisation.

En réalité, cette première partie de la fameuse Doctrine, jamais reconnue en Europe, n'a pas été mise en pratique par les États-Unis. Elle est d'ailleurs intéressante au seul point de vue historique, car, aujourd'hui, elle est sans objet : les régions à coloniser n'existant plus, ni dans l'Amérique du Nord, ni dans l'Amérique du Sud.


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La seconde partie, celle contenue dans les paragraphes 48 et 49, reste, au contraire, très importante, en raison de la situation mondiale des États-Unis, dont la politique internationale a tendance à vouloir imposer à l'Europe, à l'Amérique du Sud et aux États orientaux ses décisions en matière de droit des gens. Cette seconde partie du célèbre Message pose, à titre de réciprocité, le principe de non intervention, par les États européens, dans les affaires du Continent américain. Elle constitue en fait, aujourd'hui, toute la Doctrine de Monroe.

Le principe général de non-intervention est, en lui-même, parfaitement juste et les plus anciennes autorités en droit international s'accordent sur ce point avec les plus modernes. Vattel disait 3 : « C'est une conséquence manifeste de la liberté et de l'indépendance des nations, que toutes sont en droit de se gouverner comme elles le jugent à propos et qu'aucune n'a le moindre droit de se mêler au gouvernement d'une autre. De tous les droits qui peuvent appartenir à une Nation, la souveraineté est sans doute le plus précieux, et celui que les autres doivent respecter le plus scrupuleusement, si elles ne veulent pas lui faire injure. » Kluber soutenait la même thèse 4 : « Un État, dit-il, ne serait pas fondé à se mêler des affaires d'un autre État pour simple cause de voisinage, de convenance, d'amitié. »

Mais, ce principe général a été, au cours de l'histoire des peuples, très souvent violé, et on est obligé d'admettre qu'il comporte de nombreuses exceptions et doit être étudié dans son application à chaque cas particulier. Si des conquérants ont imposé leur intervention par la force des armes, souvent des États ont été obligés d'intervenir dans les affaires d'un autre, soit pour répondre à l'appel des intéressés, soit pour combattre l'anarchie d'un pays demi-civilisé, pouvant, comme un incendie, s'étendre chez ses voisins, soit pour défendre et protéger les intérêts de leurs nationaux. Cette dernière cause d'intervention parait incontestablement légitime, c'est un droit dont l'exercice a été pratiqué par les États.

Le président Monroe, se contentant de proclamer légitime le principe général de non-intervention serait resté dans son rôle de chef de l'État voulant honorer la justice, la liberté et l'indépendance ; mais, l'étude des faits nous prouve que son but était tout autre et quoique moins noble et moins généreux, très pratique et très utile à son pays.

Les colonies espagnoles d'Amérique révoltées se constituaient en États indépendants et le gouvernement de Washington s'empressait de les reconnaître. Ferdinand VII réclamait le secours de la Sainte Alliance et le président Monroe craignant une intervention européenne immédiate, se décida à préciser dans son Message des idées déjà énoncées par Washington et Jefferson et s'exprima en ces termes 5 :

« Dans les guerres des puissances européennes, à propos d'affaires les concernant elles-mêmes, nous n'avons jamais pris aucune part et il ne s'accorde pas avec notre politique de le faire. C'est seulement quand on empiète sur nos droits ou qu'ils sont sérieusement menacés, que nous ressentons des injures ou que nous faisons des préparatifs pour notre défense. Quant aux mouvements qui s'opèrent dans cet hémisphère, nous sommes nécessairement plus immédiatement touchés par ceux-ci et pour des causes qui doivent être évidentes pour tous les observateurs éclairés et impartiaux.


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« Nous devons, par conséquent, à la franchise et aux relations amicales qui existent entre les États-Unis et les puissances alliées de déclarer que nous serions disposés à considérer toute tentative de leur part pour étendre leur système politique à quelque portion de cet hémisphère comme dangereuse pour notre paix et notre sécurité. Dans les colonies existantes ou dans les dépendances d'un État européen quelconque, nous ne sommes pas intervenus et nous n'interviendrons pas. Mais quant aux gouvernements qui ont proclamés leur indépendance et qui l'ont maintenue et dont nous avons reconnu l'indépendance pour des motifs sérieux et d'après des principes équitables, nous ne pourrions voir une intervention quelconque se produire dans le but de les opprimer ou d'exercer un contrôle de quelque autre façon sur leur destinée de la part de n'importe quelle puissance européenne, sans la considérer comme la manifestation d'une disposition hostile à l'égard des États-Unis. Notre politique envers l'Europe qui a été adoptée dès le début de ces guerres qui ont, si longtemps, agité cette partie du globe, reste néanmoins la même, a savoir de ne pas intervenir dans les affaires intérieures d'aucune des puissances européennes, de considérer le gouvernement de fait comme le gouvernement légitime pour nous, de cultiver des relations d'amitié avec l'Europe et d'assurer ces relations par une politique franche, ferme et virile, allant au devant, en toute circonstance, des justes revendications de chaque puissance et sans se soumettre d'autre part aux injustices d'aucune. Mais pour ce qui regarde ces continents-ci les circonstances sont éminemment et visiblement différentes. Il est impossible que les États alliés puissent étendre leur système politique à quelque portion d'un de ces deux continents sans mettre en danger notre paix et notre bonheur et personne non plus ne peut croire que nos frères du Sud, s'ils étaient laissés à eux-mêmes, accepteraient une intervention étrangère de leur propre accord. Il est également impossible, par conséquent, que nous puissions contempler une pareille intervention, sous quelque forme qu'elle s'opère, avec indifférence. »

En résumé, le président Monroe, tout en voulant interdire l'intervention des États européens en Amérique, réservait pour son pays un droit de contrôle sur les nombreux États indépendants organisés ou en formation sur le Nouveau Continent. Il assurerait d'ailleurs que jamais les États-Unis n'interviendraient en dehors des deux Amériques.

Ces paragraphes 48 et 49 du Message, il faut s'empresser de le dire, n'ont pas plus de valeur juridique que le paragraphe 7 relatif à la colonisation, le terme « doctrine » peut en imposer à l'opinion publique, mais il serait impossible de l'évoquer légalement. La théorie exposée dans le Message est seulement l'opinion d'une grande autorité, ne reposant ni sur un accord formel ou tacite des intéressés d'Europe ou d'Amérique du Sud, ni même sur une loi régulièrement votée par les chambres fédérales. Au contraire, lorsqu'en 1824 le secrétaire d'État Clay voulut faire consacrer par un acte législatif le principe émis par le Message de Monroe, il trouva au Congrès une telle opposition qu'il dut renoncer à son projet. James Polk, membre influent du Sénat, élu plus tard président, déclara : « La doctrine de Monroe est la simple expression de l'opinion de l'exécutif, destinée à produire un effet sur les conseils de la Sainte Alliance. » Enfin Woolsey, une autorité américaine en matière de droit des gens a déclaré : « La doctrine de Monroe n'est pas une doctrine nationale 6 . »

En fait, les Américains n'ont jamais voulu accepter d'être liés par une Doctrine qui pouvait les entraîner dans de nombreuses et graves complications, mais ils l'ont précieusement conservée pour servir d'argument traditionnel dans les cas où cette Doctrine pouvait être avantageuse à leurs intérêts. Il est facile de s'en rendre compte en étudiant la politique de Washington dans certaines questions internationales.

En 1824, des États de l'Amérique centrale et de l'Amérique du Sud, désireux d'assurer l'avenir de leur indépendance projetèrent de constituer entre eux une Confédération. Sur la proposition de Bolivar, une conférence fut convoquée, à Panama, à laquelle les États-Unis furent invités. C'était une occasion de mettre en pratique la Doctrine de Monroe. La réponse à faire à cette invitation fut longuement discutée au Congrès. Le comité des Affaires étrangères du Sénat était partisan d'un refus formel. Finalement, des délégués furent nommés, mais munis d'instructions enlevant à leur mission tout but pratique. Ils devaient soutenir la neutralité des États-Unis à l'égard de l'Espagne et de ses colonies. La conférence de Panama n'eut aucun résultat. Quatre États seulement : le Pérou, la Colombie, l'Amérique centrale et le Mexique signèrent un projet de convention, de défense mutuelle, auquel les États-Unis ne prirent aucune part, ne voyant pas l'intérêt que l'Union pouvait avoir à invoquer, dans ce cas spécial, la doctrine de Monroe.

En 1836, le Texas se sépara violemment du Mexique et constitua une république qui fut reconnue par les États-Unis, l'Angleterre et la France. Mais le Mexique ne renonçait pas à recouvrer la province perdue, tandis que les États-Unis désiraient vivement s'annexer cet immense territoire bordant leur frontière et habité par un grand nombre de citoyens américains. Le président, dans un message, déclara que, géographiquement, le Texas faisait partie du territoire de l'Union ; plus tard son successeur, profitant des démarches faites par l'Angleterre et la France dans le but d'offrir leur médiation au Mexique et au Texas, dénonça le danger d'une intervention européenne, soulevant ainsi l'opinion publique américaine, et, en 1845, l'État du Texas, sur la demande d'un groupe de ses habitants fut admis dans l'Union. Le Mexique déclara la guerre aux États-Unis ; vaincu, il fut obligé d'accepter quinze millions de dollars pour le territoire qui lui avait été enlevé. Dans cette affaire, les États-Unis paraissaient avoir complètement oublié la Doctrine de Monroe.

Trois ans plus tard, en 1848, le Yucatan voulut, à son tour, se séparer du Mexique. Le président des États-Unis ayant, dans un message, demandé au Congrès d'agir conformément au précédent établi par l'annexion du Texas, le Sénat refusa formellement. Il voulait, en réalité, éviter une seconde guerre avec le Mexique et des complications possibles avec l'Angleterre et l'Espagne ; mais pour faire approuver sa décision par l'opinion publique, il basa son refus sur la Doctrine de Monroe. Dans ce cas, l'application en paraissait utile.

En 1861, le Mexique continuant à être en complète anarchie, de nombreux Européens établis dans le pays furent volés et assassinés par des bandes révolutionnaires, sans qu'il fut possible d'en appeler aux autorités, en fait, inexistantes. L'Angleterre, l'Espagne et la France signèrent une convention par laquelle les trois gouvernements s'engageaient à prendre, conjointement, les mesures nécessaires pour faire rendre justice à leurs nationaux ; puis ils invitèrent les États-Unis à se joindre à eux. Le président refusa, en disant : s'allier avec une puissance européenne serait contraire à la tradition américaine. L'histoire des préliminaires de notre guerre du Mexique n'est plus à faire, mais il faut noter qu'à cette époque les États-Unis eurent grand soin de ne pas invoquer la Doctrine de Monroe et protestèrent très faiblement contre les agissement de Napoléon III. Ils avaient intérêt à rester neutres, en raison des difficultés intérieures nées de la guerre de Sécession. En 1864 la situation change. Les victoires du Nord sur le Sud modifient les idées du gouvernement de Washington, le Congrès passe une résolution protestant contre l'intervention de la France au Mexique et en 1865, les États-Unis, ayant définitivement établi la paix intérieure, reconnaissaient le gouvernement de Suarez. Dans la correspondance diplomatique des agents fédéraux reparaît la Doctrine de Monroe. On sait la fin de cette triste aventure : grâce à l'appui des États-Unis, Suarez fut victorieux, Maximilien paya de sa vie le rêve de Napoléon III et la Doctrine de Monroe fut proclamée triomphante.

Depuis cette époque, la population des États-Unis augmenta rapidement, son développement économique multiplia sa richesse, le pays grandit en force et en puissance. La Doctrine de Monroe, suivant la même progression, se transforma et s'élargit. Dès lors, dans l'esprit des gouvernements de Washington et de l'opinion publique, elle assure aux États-Unis un réel protectorat sur tout le Nouveau Monde.

En 1895, le président Cleveland, sans être sollicité par les intéressés, intervint dans une discussion entre l'Angleterre et le Vénézuela, relative à une vieille question de frontière. Le président fit déclarer, par son ambassadeur à Londres, que les États-Unis ne pouvaient, en raison de la Doctrine de Monroe, se désintéresser d'une affaire dans laquelle un État européen voulait imposer sa volonté à un État américain. Dans un message au Congrès le président disait : « La Doctrine de Monroe est absolument applicable au cas où une puissance d'Europe cherche, en étendant sa frontière, à s'emparer d'un territoire appartenant à une République du continent Américain. » Les relations entre les deux grands pays de langue anglaise furent, un moment, sur le point d'être rompues. L'Angleterre tenta de résister à l'opinion publique américaine, mais après de laborieuses négociations fut obligée d'accepter l'arbitrage États-Unis, reconnaissant ainsi, implicitement, la théorie née de la Doctrine de Monroe.

Dans les affaires de Cuba, l'Espagne fit une plus belle résistance. Elle entreprit contre ses anciens colons, une longue guerre qui lui coûta d'immenses et inutiles sacrifices, et refusa la médiation du président Cleveland. Mais l'appui moral et matériel des Américains, dont la neutralité était plus apparente que réelle, constitua la grande force des insurgés et les aida puissamment à conquérir l'indépendance de leur pays. Le gouvernement de Washington avait officiellement respecté les principes de la doctrine de Monroe, mais avait fermé les yeux sur les agissements de tous les partis politiques et des citoyens américains.

Dans de nombreuses affaires internationales récentes, les États-Unis ont donnés à la Doctrine de Monroe une largeur et une étendue nouvelles. L'exemple le plus probant est l'annexion des îles Hawaï, un archipel de l'Océan Pacifique situé à 2.000 milles de la côte américaine et habité par une population canaque, douce, intelligente et venue, depuis longtemps déjà, à un degré de civilisation avancée. L'histoire de cette annexion est curieuse et peu connue.

Un certain nombre d'Américains et quelques Européens, deux mille environ, résidant aux Iles avaient établi la culture de la canne et l'industrie sucrière. Grâce au climat, à une importation de main d'oeuvre de Chine, du Japon et des colonies Portugaises, les plantations se multiplièrent et leurs bénéfices de vingt-cinq et trente pour cent par an. Les planteurs formèrent une sorte de syndicat qui se transforma bientôt en parti politique, dont le but était l'exploitation du pays. Par leur capitaux et grâce aussi à leur activité, les planteurs acquirent une très grosse influence sur le roi Kalakaua auquel ils fournirent ressources et conseillers. En 1891, Kalakaua mourut, au cours d'un voyage en Californie, et sa soeur Liliokalaui fut proclamée reine. C'était une femme intelligente, très attachée à son peuple et aux anciennes traditions ; elle tenta, avec beaucoup de prudence, d'échapper à la tutelle étrangère et d'appuyer son gouvernement sur le parti indigène, dont la devise était : « Hawaï aux Hawaïens. » Les planteurs n'avaient pour eux ni le droit, ni le nombre, mais en présence d'un danger pouvant menacer leurs intérêts, ils décidèrent d'annexer Hawaï aux États-Unis. C'était une énorme entreprise ; elle fut montée avec toute l'habileté d'hommes habitués aux affaires. Ils organisèrent une conspiration, à laquelle ils trouvèrent moyen d'intéresser le ministre des États-Unis à Honolulu, un ancien pasteur protestant d'un patriotisme aussi exalté que peu éclairé ; et, en janvier 1893, s'emparèrent par la force du gouvernement hawaïen, déposèrent la reine, emprisonnèrent les chefs du parti indigène, agissant sous la protection du ministre des États-Unis, qui, sous prétexte de troubles possibles, avait fait débarquer les marins du Boston, bâtiment de guerre américain. Les indigènes n'osèrent pas résister aux États-Unis, représentés par ses autorités civiles et navales et la révolution fut victorieuse, sans tirer un coup de fusil. Les planteurs constituèrent un gouvernement provisoire immédiatement reconnu par le ministre des États-Unis et le drapeau étoilé fut arboré sur tous les monuments publics.

Quand la nouvelle de cette aventure fut confirmée à Washington, le président Cleveland envoya en Hawaï un commissaire spécial chargé de faire une enquête. Celui-ci constata que le gouvernement provisoire avait été, en fait, installé par le ministre des États-Unis et l'équipage du Boston. Très loyalement Cleveland, après avoir reçu le rapport de son envoyé, fit un message aux Chambres recommandant de renoncer à l'annexion et de rétablir sur son trône la reine Liliokalaui.

Les planteurs d'Hawaï ne désarmèrent pas. Ils firent venir un fort contingent d'aventuriers américains, constituèrent une police, la seule force armée des Iles, et conservèrent ainsi leur contrôle sur les indigènes. Les chefs du mouvement s'établirent aux États-Unis pour intéresser à leur cause l'opinion publique. Ils dépensèrent des sommes énormes pour leur propagande, réussirent à mettre dans leur jeu la presse, bon nombre de politiciens et les congrégations protestantes ; ils mirent en avant le danger, certainement illusoire, de voir les Japonais s'installer en Hawaï ; enfin, après quatre ans de travail, de démarches et d'intrigues, les planteurs obtinrent un succès complet : l'annexion des Iles, c'est-à-dire la garantie que leurs produits n'auraient pas à payer de droits de douane aux États-Unis.

Que devenait, dans cette affaire d'un caractère un peu trop commercial, la Doctrine de Monroe ? Les États-Unis intervenaient dans la politique intérieure d'un État indépendant, très éloigné et s'emparaient d'un territoire n'appartenant pas au continent américain.


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En résumé : la fameuse Doctrine de Monroe est seulement une tradition des États-Unis, devenue, avec le temps, une expression patriotique ; elle ne repose sur aucune base solide et l'histoire nous prouve qu'elle a été utilisée ou oubliée par le gouvernement fédéral selon qu'elle pouvait être utile ou nuisible à ses intérêts et à ses projets. Cependant, elle sera encore opposée, pendant un certain temps, aux gouvernements européens qui ont, un peu légèrement peut-être, mentionné la Doctrine de Monroe dans le pacte de la Société des Nations. Ils seront certainement obligés de prendre en considération cet argument sans valeur. L'Amérique du Nord, grâce à son énorme population, à ses immenses territoires, à la richesse de son sol, à l'intense développement de sa civilisation, de son industrie et de son commerce, grâce aussi à l'énergie de ses habitants et à leur patriotisme, est aujourd'hui la plus grande, la plus riche et la plus forte des puissances de l'ancien et du nouveau Monde. Chez elle l'opinion publique commande et lorsqu'elle fait sienne, pendant longtemps, une idée, celle-ci se transforme en un principe consacré par la volonté populaire, mise à la disposition des gouvernants et ayant une force réelle devant laquelle on est bien obligé de s'incliner. « La raison du plus fort est toujours la meilleure », disait très justement le fabuliste.

Cependant, depuis quelques années, les États-Unis rencontrent un sérieux obstacle dans l'application de la Doctrine de Monroe ; obstacle provenant des États sur qui la grande République du Nord voulait étendre sa protection. Les États de l'Amérique du Sud ont grandi, pris de la force, ont contracté des alliances et sont maintenant très jaloux de leur indépendance. Ils font partie de la Société des Nations et n'éprouvent aucun besoin d'un protectorat même moral. Au dernier congrès de Cuba, malgré l'intervention personnelle du président des États-Unis, ces Républiques latines ont refusé formellement d'accepter les bons offices de Washington, présentés sous la forme d'une vague convention.

La civilisation et les progrès de l'Amérique du Sud ont une origine européenne ; le Brésil, la République Argentine, l'Uruguay, le Chili, le Pérou sont en relations directes et fréquentes avec l'Europe, où les jeunes gens vont compléter leurs études, où les négociants ont leurs correspondants et leurs clients. Dans ces pays, les moeurs, les habitudes, la religion et la mentalité sont très lointaines des moeurs, habitudes, religion et mentalité de l'Amérique du Nord. On ne se comprend pas, on ne parle pas la même langue et malgré les grands efforts et les grands moyens d'action du monde des affaires de New-York, le développement des relations économiques entre les deux Amériques est même difficile. Le cas échéant, le protecteur subsisterait, mais les protégés ne manqueraient pas de se dérober.

Il est donc facile de prévoir un avenir assez proche : l'Europe n'ayant plus aucune cause de conflit grave avec les gouvernements d'Europe, la fameuse doctrine de Monroe, le grand argument diplomatique des États-Unis, deviendra, dans la pratique, sans objet et appartiendra seulement, comme sa première partie relative à la colonisation, au domaine de l'histoire du passé.



1 Charles Salomon : L'occupation des territoires sans maîtres.
2 Pour toute la partie historique voir : de Beaumarchais La doctrine de Monroe. Paris, Larose et Forcel.
3 Vattel Le droit des gens. Paris, 1835. page 356. Livre II
4 Droit des gens moderne. Titre I chap. II.
5 Message du président Monroe du 2 décembre 1923, paragraphe 48 et 40. Traduction de M. Devogel. (Revue de droit int. et de législation).
6 Woolsey, Introduction to the study of International Law.




GEORGES D'ANGLADE.       
REVUE DES QUESTIONS HISTORIQUE 

T. CIX, 1er OCTOBRE 1928     


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