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    Trad.

MUSÉE DES FAMILLES (1841-42)

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ÉTUDES HYGIÉNIQUES.
DE LA CHAIR DE CHEVAL COMME ALIMENT


Tout Paris s'est ému dernièrement du lait fabriqué avec des cervelles d'animaux ; ce qui n'empêche pas aujourd'hui tout Paris de boire sans dégoût, et sans se souvenir de son émotion oubliée, le breuvage malsain qui s'appelle café au lait.

Comme le lait falsifié, la chair de cheval, au moment où la viande de boucherie coûte si cher, entre, dit-on, frauduleusement à Paris en grande quantité, et se vend parfois pour du bœuf. Il est curieux et utile d'examiner si cette chair mérite en effet la réprobation dont on la frappe.

Recherchons d'abord quelle est la cause première des préventions conservées jusqu'à ce jour contre la chair de cheval, employée comme nourriture. Keysler, dans son ouvrage intitulé : Antiquitates selectœ septentrionales, après avoir démontré les bonnes qualités et l'excellence de cette chair, l'apprend en ces termes :

—« Les anciens Celtes, peuples septentrionaux, sacrifiaient des chevaux à leurs dieux, et comme la chair de ces victimes composait le mets principal des festins solennels qui suivaient ces sacrifices, l'horreur qu'on a eue de ces faux actes de religion s'est répandue sur tout ce qui y entrait ; de là le zèle du clergé, qui, pour détruire la coutume hérétique, crut devoir faire regarder la chair de cheval comme impure, et ceux qui en usaient comme immondes.
» Le passage d'une lettre adressée à cette occasion par le pape Grégoire III à saint Boniface, évêque de Germanie, est trop remarquable pour n'être pas cité ici.
« Vous m'avez marqué, dit ce pontife, que quelques-uns mangeaient du cheval sauvage, et la plupart du cheval domestique ; ne permettez pas que cela arrive désormais, très-saint frère ; abolissez cette coutume par tous les moyens qui vous seront possibles, et imposez à tous les mangeurs de chevaux une juste pénitence. Ils sont immondes, et leur action est exécrable. »
» C'est depuis ce temps, ajoute Keysler, que nos ancêtres ont continué d'être privés de la chair de cheval, et cela à leur grand préjudice, magno rei familiaris de trimento. »

Ceci montre que la chair de cheval était très-bonne et très-recherchée dans ces temps reculés. Prouvons qu'elle n'a pas changé de nature, et qu'elle convient autant aux estomacs de nos contemporains qu'à ceux de nos ancêtres.

On doit les documens suivans à M. le baron Larrey, l’un des témoins et des instrumens les plus distingués de notre ancienne gloire militaire.
« La chair musculaire du cheval, surtout celle du train de derrière, peut servir à la confection de la soupe, surtout il l'on y joint une certaine quantité de lard ; elle peut encore être employée en grillades et en bœuf à la mode, avec l'assaisonnement convenable.
» Le foie peut être aussi employé et préparé de la même manière que celui des bêtes à cornes ; il est même, à ce qu'il paraît, plus délicat que celui qui provient de celles-ci. Ce mets, continue toujours M. Larrey, était surtout recherché par nos compagnons de la campagne de Russie, qui en ont tous fait le plus grand éloge.
» Tout le monde sait d'ailleurs que la chair des chevaux est la principale nourriture des peuples de la Tartarie asiatique. J'en ai moi-même fort souvent fait faire usage avec le plus grand succès aux soldats et aux blessés de nos armées.

« Dans quelques-unes de nos campagnes du Rhin, de la Catalogne et des Alpes maritimes, j'en ai fait donner en plusieurs circonstances à nos soldats ; mais c'est surtout pendant le siège d'Alexandrie, en Égypte, qu'on a tiré de cette viande un parti extrêmement avantageux. Non-seulement elle a conservé la vie aux troupes qui ont défendu cette ville, mais encore elle a puissamment concouru à la guérison et au rétablissement des malades et blessés, que nous avions en grand nombre dans les hôpitaux ; elle a de même contribué à faire disparaître une épidémie scorbutique qui s'était emparée de toute l'armée. On faisait jour­nellement des distributions régulières de cette viande, et fort heureusement que le nombre des chevaux a suffi pour conduire l'armée jusqu'à l'époque de la capitulation. Ces animaux, de la race arabe, étaient très-maigres, à raison de la pénurie des fourrages, mais ils étaient généralement jeunes. Pour répondre aux objections qui avaient été faites par beaucoup de personnages marquans de l'armée, et surmonter la répugnance du soldat, je fus le premier à faire tuer mes chevaux et à manger de cette viande.
» Au siège d'El-Arych en Syrie, après avoir consommé les chameaux que nous avions, à la nourriture des malades et des blessés qu'on laissa dans le fort, nous fûmes obligés de recourir à la viande de cheval, qui nous réussit très-bien.
» A la bataille d'Eylau, pendant les premières vingt-quatre heures, j'ai dû nourrir encore mes blessés avec de la chair de cheval préparée en soupe et en bœuf à la mode ; mais, comme les objets d'assaisonnement ne nous manquèrent pas en cette circonstance, les blessés ne distinguèrent presque pas cette viande de celle du bœuf. Nous devons dire aussi que les chevaux qui furent consacrés à cet usage étaient jeunes et dans un embonpoint satisfaisant.
» Après la bataille d'Eslingen, isolés dans l'île de Lobau, avec la majeure partie de l'armée française et environ six mille blessés ( les ponts de communication ayant été brisés ), nous fûmes privés de toute ressource pendant trois jours. Pour calmer, dans cette circonstance critique, la faim et l'impatience de ces infortunés, je leur fis faire de la soupe avec la chair d'une assez grande quantité de chevaux dispersés dans cette île, et qui appartenaient à des généraux et à des officiers supérieurs. La cuirasse pectorale des cavaliers démontés et blessés eux-mêmes servait de marmite pour la coction de cette viande, et au lieu de sel, dont nous étions entièrement dépourvus, elle fut assaisonnée avec de la poudre à canon. J'eus le soin seulement de faire décanter le bouillon en le versant d'une cuirasse dans une autre à travers une toile, et après l'avoir laissé clarifier par le repos. Tous nos soldats trouvèrent cette viande et ce bouillon d'une très-bonne qualité. Ici je donnai également l'exemple par le sacrifice de l'un de mes chevaux, et je fis usage de cette même nourriture, avec cette différence que j'avais pu conserver du sel et un peu de biscuit, qui me servit à faire de la soupe. Le maréchal Masséna, commandant en chef ces troupes, se trouva fort heureux de partager mon repas, et en parut très-satisfait.
» Ainsi, dit toujours M. Larrey, l'expérience démontre que l'usage de la viande de cheval est très-convenable pour la nourriture de l'homme ; elle me semble surtout très-nourrissante, parce qu'elle contient beaucoup d'osmazome. Le goût en est également agréable ; seulement cette chair est plus ou moins filandreuse, selon la maigreur et l'âge de l'animal. Pourquoi, ajoute ce chirurgien célèbre, ne pas tirer parti pour la classe indigente et pour les prisonniers, des chevaux que l'on tue tous les jours à Paris ? »

Le docteur Berthollet, neveu du célèbre chimiste du même nom, et qui a exercé pendant longtemps la médecine à Tarente ( royaume de Naples ), a écrit que le peuple de cette ville mangeait avec plaisir la chair du cheval ; qu'on l'y vendait publiquement à la livre, et que le débit en était toujours prompt. Le foie était considéré comme un morceau délicat ; on l'accommodait de la même manière que celui des autres bestiaux.

Géraud, médecin distingué du dernier siècle, avance dans un ouvrage fort remarquable, « que l'on retirerait une utilité très-grande de la chair de cheval, en s'en servant comme nourriture. »... Après quelques développemens, il ajoute : « Il entre furtivement dans les grandes villes, et surtout à Paris, une quantité considérable de chair de cheval et d'âne, qui, après la barrière, est vendue sous le nom de bœuf, de veau, et on donne cette viande à meilleur compte que celle sous le nom de laquelle elle est vendue... Pourquoi n'aurions-nous pas des étaux de boucherie où l'on vendrait publiquement cette viande ? Elle serait d'une grande ressource, surtout dans ces temps-ci, où la chair des animaux ordinaires est à un prix qui ne permet guère aux malheureux de s'en nourrir. »

Géraud attribue plusieurs maladies des ouvriers à la privation de la viande... Il préférerait pour eux la chair de cheval aux viscères des animaux, comme les poumons, le foie, la rate, les estomacs, que leur fournissent les tripières... « Si la vente du cheval était libre, dit-il, elle serait meilleure et plus avantageuse, parce qu'on tuerait l'animal encore bien portant, sans attendre qu'une maladie, un accident ou la vieillesse le fit périr. »

Ajoutons à ces notions qu'à l'époque de la révolution, Paris ne fut nourri en grande partie, pendant l'espace de trois mois, qu'avec de la viande de cheval, sans que personne s'en soit aperçu et sans qu'il en soit résulté le moindre accident. M. Huzard en a les preuves ; personne n'était plus à même par sa position de savoir ce qui s'y passait sous ce rapport.

Ces détails précieux de faits observés en grand, sur des points du globe bien éloignés les uns des autres, et dans des circonstances tout à fait opposées, tendent à démontrer que la chair du cheval peut être, sans inconvénient, employée comme aliment.



Le docteur BÉRAUD



   

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