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MUSÉE DES FAMILLES (1844-45)

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HISTOIRE DES TÉLÉGRAPHES

Télégraphes grecs, romains, gaulois. — Miroirs à reflets. — Alphabets lumineux — Les écoliers-inventeurs. — Télégraphe de Chappe. —Ses avantages et ses inconvénients. — (Interrompue par le brouillard). — La fille d'un pair de France, anecdote. — Télégraphe électrique, 90, 000 lieues par seconde. — Appareil de M. Weathsthone. — Télégraphe de Paris à Rouen. Merveilles à venir. — Anecdotes, etc.



    Le gouvernement et les Chambres, les savants et les curieux, les industriels et les commerçants, tout le monde, en un mot, se préoccupe vivement et à juste titre d'une découverte récente et merveilleuse qui est, à la lettre, un pas de géant dans les inventions humaines, puisqu'elle consiste à imprimer à nos moyens de communication, déjà si rapides, une vitesse de près de cent mille lieues par seconde. Cette découverte, dont la simple énonciation confond l'imagination la plus audacieuse, n'est point, comme on pourrait le croire, une spéculation de quelque Titan scientifique, mais un fait matériel et avéré, passé à l'état d'application pratique et journalière. Nous voulons parler des télégraphes électriques, établis en Angleterre, en Allemagne, en Italie en Amérique, en Russie, et que la France perfectionne à cette heure sur le chemin de fer de Paris à Rouen.

    Avant de définir et d'analyser ces admirables phénomènes du galvanisme, il convient de jeter un coup d'oeil rétrospectif sur la télégraphie, depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours. Quand on aura vu les longs tâtonnements de cette science à travers les efforts de la civilisation, on sentira mieux l'immensité du progrès qui vient de la pousser à son apogée.

    Les télégraphes 1 ont dû naître le jour où la famille humaine s'est dispersée sur la terre, et le feu a été naturellement le premier moyen de correspondance lointaine. La colonne de flamme ou de fumée que les Hébreux suivaient dans le désert n'était-elle pas un télégraphe ? Homère nous montre les Grecs et les Troyens se transmettant des nouvelles ou des ordres par des signaux analogues. On voit dans l'Agamemnon d'Eschyle, un vieil esclave occupé à guetter depuis dix ans les feux qui doivent annoncer à Clytemnestre la prise de Troie, en brillant tour à tour sur le mont Ida et sur le mont Athos.
    Les Gaulois, nos aïeux, avaient un système particulier de communication, qu'on pourrait appeler le télégraphe oral. « Quand il arrive chez eux, dit César, quelque événement d'importance, les premiers qui l'apprennent le proclament à grands cris dans la campagne. Ceux qui entendent ces cris les transmettent à d'autres, et ainsi de suite, de village en village ; si bien que la nouvelle traverse la Gaule avec la vitesse de l'oiseau. » Le conquérant avoue que telle était l'efficacité de cette correspondance, qu'il avait beaucoup de peine à tenir secrets les mouvements de son armée.
    Chose remarquable ! les Vendéens et les Chouans de Bretagne observaient encore en 1800 cet usage de leurs premiers ancêtres. On connaît leurs cris de chats-huants poussés dans le, silence de la nuit, et leurs fameux commandements répétés de chêne en chêne, à l'approche des bleus : « Rassemblez-vous les gars ; ou égaillez-vous les gars. »
    Un ancien monument de la télégraphie romaine orne le dernier étage de la colonne trajane. C'est une figure de guerrier, le casque en tète et l'épée à la main, faisant exécuter des signaux avec un flambeau de poix-résine. Ce flambeau, attaché au bout d'une perche, sort ou rentre à volonté par la fenêtre d'une guérite.
    Après ces télégraphes-enfants, vinrent les combinaisons plus ou moins heureuses des miroirs à reflets et des alphabets lumineux, qui écrivaient pour ainsi dire les nouvelles dans le ciel. Hooke, Stoffman, Amontons, Linguet, Bergstrasser, avaient successivement perfectionné ce système, lorsque l'abbé Chappe, à la fin du dernier siècle, eut l'honneur de faire adopter à l'Europe le télégraphe actuellement en usage.

    Ici comme partout, la nécessité féconda le génie. Les trois frères Chappe, neveux du célèbre voyageur Chappe d'Hateroche, étudiaient, l'un au séminaire d'Angers, les deux autres dans un pensionnat éloigné d'une demi-lieue. Claude, le séminariste, voulut triompher de cette séparation. Il fit jouer sur un pivot une grande règle de bois, et aux deux bouts de cette règle des ailes plus petites. I1 obtint de leurs mouvements cent quatre-vingt-douze figures diverses, représentant des lettres ou des syllabes, et distinctement visibles au télescope. Il prévint ses frères, qui braquèrent leurs longues-vues sur sa machine, et il s'établit entre eux une correspondance régulière.
    Le télégraphe moderne était trouvé ; il ne s'agissait plus que de l'appliquer en grand. Les frères Chappe y parvinrent, aidés du fameux horloger Bréguet, et l'appareil télégraphique fut exécuté, tel ou à peu près qu'il est en ce moment.
    Cette heureuse invention devait se compléter en famille : les frères Chappe composèrent la langue télégraphique avec le concours d'un de leurs parents, Léon Delaunay, initié, comme ancien consul, aux chiffres de la diplomatie.

    La Convention nationale adopta par acclamation la découverte de Chappe, en 1793 2. On établit immédiatement douze télégraphes, de Lille au parc Saint-Fargeau, puis au sommet du Louvre. Les nouvelles machines débutèrent par l'annonce d'une victoire : la reprise de Condé sur les Autrichiens. « L'armée du Nord a bien mérité de la patrie, » répondit la Convention. Cette correspondance fut échangée en quelques minutes.
    On sait quelle activité tour à tour glorieuse ou fatale la République, l'Empire et la Restauration ont imprimée aux télégraphes, multipliés sur tous les points de la France. L'histoire de cette machine, à la fois insensible et impitoyable, serait l'histoire de toutes nos gloires et de tous nos désastres, de toutes nos grandeurs et de toutes nos folies, depuis cinquante ans. Et il faudrait la plume d'un homme d'État, d'un philosophe et d'un poète pour écrire l'admirable ouvrage qui s'intitulerait Mémoires du télégraphe.
    Perché plus fièrement que jamais sur nos tours, nos clochers et nos ruines historiques, ce gesticulateur sourd-muet continue de révéler les secrets qu'il ignore et d'expliquer les révolutions qu'il ne comprend point, sans se douter qu'il va se voir détrôner par cette électricité mystérieuse, qui brille et gronde au-dessus de lui dans l'éclair et dans la foudre. Mais avant que son rival lui ait rompu les bras, il nous a rendu assez. de services pour que nous gardions du moins son exacte description, comme on conserve le portrait d'un ami dont on va se séparer pour jamais.

Laissons ici parler M. Breton, dont personne ne contestera la compétence :

    « Le télégraphe de Chappe consiste en un régulateur mobile sur un axe, et dont les ailes ou petites branches sont également mobiles,Télégraphe de Saint-Sulpice indépendamment les uns des autres, à l'aide de trois cordes sans fin, de trois poulies et de trois pédales. Le régulateur, les branches principales sont susceptibles de quatre positions: 1° verticale ; 2° horizontale ; 3° oblique de droite à gauche ; 4° oblique de gauche à droite. Les ailes peuvent former des angles droits, aigus ou obtus.
    On trouve dans les cent quatre-vingt-douze combinaisons, prises une à une, les vingt-quatre lettres de l'alphabet et les signes dits de Police. Ceux-ci, bien connus des stationnaire !, indiquent l'activité, le repos, le brouillard, ou les autres obstacles qui interrompent la transmission d'un poste à l'autre. Ce ne serait pas assez pour traduire une longue dépêche : On a donc réuni deux à deux les 192 signes primitifs, ce qui donne 192 + 192=36, 864. Un vocabulaire imprimé, et que l'on renouvelle après certains intervalles de temps, comprend la distribution complète de 36, 864 signes.
     On en a affecté un à chacune des syllabes possibles dans notre langue, d'après la combinaison des consonnes avec les voyelles et les diphtongues. Il reste encore une multitude de signaux pour exprimer des phrases convenues à l'avance et annonçant que tel événement prévu est ou n'est pas arrivé. »

    On a récemment perfectionné la mécanique de Chappe, au moyen d'un petit télégraphe placé au-dessus du grand, en forme de T ; comme cela se voit sur la tour méridionale de Saint-Sulpice. Cette complication apparente est une simplification réelle, en ce qu'elle produit un jeu plus facile et prévient tout fâcheux dérangement.
    La loi de 1834 ne nous permet pas de pousser plus loin nos révélations sur le langage télégraphique.

    Depuis longtemps et à mesure que la science marchait, les avantages de l'ancien système s'effaçaient devant ses inconvénients. D'abord, le télégraphe aérien ne fonctionne que le jour. Comme le bourgeois du marais, il se couche avec le soleil. Et puis, vienne la pluie ou le brouillard, et adieu les nouvelles. Qui n'a ri de ces fameuses plaisanteries du télégraphe ? « Nous venons de livrer une grande bataille aux Arabes ; les ennemis.... (Interrompue par le brouillard). Une émeute vient d'éclater à Lyon : le préfet annonce au gouvernement... (Interrompue par la nuit. ) Et pour peu que la nuit ou que brouillard se prolongeât, le télégraphe achevait gravement le lendemain la dépêche qui venait d'arriver à chacun par la poste.

    Un tour plus piquant fut joué, il y a trois ou quatre ans, à un préfet célèbre par sa galanterie. La fille d'un pair de France, que nous pourrions très-bien nommer, mais que nous intitulerons seulement le comte de***, disparut un beau jour, ou plutôt une belle nuit, enlevée par son maître de musique; – on sait que ces messieurs n'en font jamais d'autres. – Le télégraphe de jouer aussitôt dans toutes les directions, et les préfets de nos quatre-vingt-six départements de recevoir à la fois la dépêche suivante: La fille de M. le comte de *** vient de s'enfuir avec son professeur de chant. Ordre de les arrêter avec les plus grands égards et de les renvoyer à Paris: Signalement de Mlle de ***, vingt-deux ans, taille... (Interrompue par le brouillard. )
    M. R...., le galant préfet, venait à peine de lire ce message, qu'on lui annonce l'arrivée de M. et de Mme Contadini, qui sollicitent la permission de donner un concert.
« —  Quelle coïncidence! s'écria l'habile administrateur, voilà nos deux fugitifs sous un nom d'emprunt. Leur stratagème est assez adroit; mais le mien sera plus adroit encore. »
    Il fait venir les artistes à la préfecture. M. Contadini est un très-bel homme, Mme Contadini une personne charmante. Tous deux ont bien l'âge indiqué par le télégraphe. La jeune femme d'ailleurs se trouble aux questions qu'on lui adresse. Plus de doute! M. R.... tient en son pouvoir la fille du comte de ***. Il va la sauver du déshonneur et la rendre à son père..., et celui-ci, dans sa reconnaissance, lui fera obtenir une préfecture de première classe ! Mais comment éviter le bruit et le scandale ? C'est ici que la galanterie du préfet se surpassa.
    Non-seulement il permet à Mme Contadini de donner son concert; mais il lui offre pour cela les salons de la préfecture, et il se charge d'y réunir, le jour même, la plus brillante société de la ville. M. Contadini accepte avec empressement, tandis que sa compagne hésite et rougit.
« —  C'est bien cela! se dit M. R.... en se frottant les mains... Chez l'un, l'aplomb d'un artiste, et chez l'autre l'embarras d'une femme du monde. Quoi de plus naturel ? La fille d'un pair de France jouant le rôle de cantatrice ambulante !...  Mais elle se rassurera au milieu d'admirateurs dignes d'elle. Une fois enfermée dans ce cercle élégant, je la fais couvrir d'applaudissements et de bouquets... Je la saisis dans un réseau de fleurs et je la renvoie en poste à sa famille. Elle croira s'éveiller d'un rêve enchanteur, et elle-même sera mon appui près de son père ! »
    En quelques heures, les salons sont prêts. La foule brillante arrive... La magnificence de l'amphitryon dépasse encore sa galanterie... Les deux artistes obtiennent un succès de fanatisme.
    C'est alors que M. R... prend à part Mme Contadini, tout émue encore de son triomphe. Il s'enferme avec elle dans son cabinet, la fait asseoir solennellement, la considère les bras croisés, et s'écrie après un long silence :
« —  Est-ce bien vous, mademoiselle de ***, qui avez pu déroger ainsi, vous la fille d'un gentilhomme, d'un ambassadeur, d'un pair de France ! vous destinée à toutes les grandeurs qu'on peut ambitionner en ce monde ! vous qu'une illustre famille, désolée de votre perte, rappelle en ce moment par toutes les voix du télégraphe ! etc., etc. »
    Le préfet continua ainsi pendant un quart d'heure et s'éleva jusqu'aux transports de l'éloquence. L'artiste le regardait, tout ébahie, s'agitait dans son fauteuil, et se demandait si c'était une plaisanterie, un songe ou une mystification. Vous jugez d'ici le prodigieux effet de cette façon. Bref, après avoir contenu tour à tour sa surprise et sa compassion, sa frayeur et son hilarité, voyant le préfet, qu'elle croyait gris ou fou, succomber à l'émotion qu'il s'efforçait en vain de lui transmettre, et joindre un ruisseau de larmes au torrent de son éloquence, la jeune femme, vaincue par l'irritation de ses nerfs, l'interrompit enfin d'un immense éclat de rire...
    Au même instant, on apportait à M. R. le complément de la dépêche interrompue par le brouillard : — Signalement de Mlle de ***, taille petite, cheveux blonds cendrés... *
    Le préfet n'en lut pas davantage... Madame Contadini était une grande femme aux cheveux noirs comme le jais !
    Si encore il en eût été quitte pour ses frais de réception, de componction et d'imagination! Mais il paya de sa propre disgrâce l'ovation d'autrui. Pendant qu'il n'avait d'yeux et d'oreilles que pour la fausse Mlle de ***, la véritable fille du pair de France et son ravisseur avaient traversé la ville à sa barbe ; si bien que, dénoncé au ministre par le comte de ***, au lieu d'obtenir une préfecture de première classe, il fut exilé en Basse-Bretagne !...

    Combien de mystifications de ce genre, — chronique secrète du télégraphe, — formeraient la contre-partie des graves mémoires dont nous parlions tout à l'heure !...

    Mais il est temps d'arriver à la télégraphie électrique ou plutôt électro-magnétique.

    Cette inestimable invention est réclamée en même temps par la France, l'Angleterre, l'Amérique, l'Allemagne et presque toutes les nations civilisées. M. Savary croit que le célèbre Franklin en avait eu l'idée. Le compositeur Berton prétendait aussi l'avoir eue, il y a plus de quarante ans. M. Arago vient d'apprendre qu'il existe à la bibliothèque de Genève un mémoire sur la télégraphie électrique, rédigé avant la fin du dernier siècle.     Ce qui est probable, c'est que ce mode de correspondance sera venu en même temps à l'esprit de beaucoup de personnes, même étrangères à la science.

    Quant aux publications, il est facile d'en établir l'ordre. La plus ancienne, dit M. Arnyot, parut dans le magasin de Voigt, et remonte à 1791. Élie est d'un Allemand, Reiser, qui donna un plan complet de correspondance électrique, au moyen de la machine, seule connue alors. Sur une table de verre, l'inventeur incrustait un alphabet métallique ; à chaque lettre aboutissait un fil de fer isolé dans un tube de verre, et qui tirait une étincelle de chaque caractère, lorsque l'électricité était lancée à l'autre extrémité.
    Quatre ans plus tard, en Espagne, nous voyons un télégraphe du même genre, construit par le docteur Salva, et au moyen duquel l'infant don Antonio fut instruit d'une nouvelle importante à une très-grande distance.

    La découverte de la pile de Volta, en 1800, devait donner des ailes à la télégraphie électrique. M. Sœmmering n'appliqua toutefois qu'imparfaitement la nouvelle puissance en 1811. Mais le grand pas, le progrès décisif, fut le perfectionnement indiqué en 1820, par M. Ampère, aux appareils d'Œrsted, empruntés à l'action du fluide électrique sur l'aiguille aimantée. « Autant d'aiguilles aimantées que de lettres de l'alphabet, qui seraient mises en mouvement par des conducteurs qu'on ferait communiquer successivement avec la pile à l'aide de touches de clavier qu'on baisserait à volonté, pourraient donner lieu à une correspondance télégraphique qui franchirait toutes les distances, et serait aussi prompte que l'écriture et la parole pour transmettre la pensée. » Telles furent les expressions prophétiques d'Ampère ; et toute la télégraphie électrique était là ! Cette indication si nette et si précise a servi de point de départ à toutes les applications qui ont eu lieu depuis. On peut donc affirmer que c'est un Français qui a le premier résolu de fait cet immense problème.

Gaulois proclamant une nouvelleGaulois du temps de César proclamant une nouvelle.


    La vitesse prédite par Ampère est aujourd'hui de 90, 000 lieues par seconde ; —quel progrès depuis ces bons Gaulois qui se communiquaient les nouvelles à la force des poumons !

    La télégraphie électrique repose tout entière sur l'influence révolutive du courant électrique à l'égard de l'aiguille aimantée. Détournée de sa direction constante du nord au sud, l'aiguille se porte soit à droite, soit à gauche, suivant la direction que le courant a reçue lui-même le long du conducteur. Tendez un fil de fer de Paris à Rouen ; à l'un de ses bouts, placez une pile de Volta, réservoir d'électricité, et présentez à l'autre bout des aiguilles aimantées. Lancée de la pile aux aiguilles, l'étincelle électrique imprimera à celles-ci des mouvements qui deviendront un langage convenu. Voilà le télégraphe électrique dans sa plus simple expression.

    Les Anglais n'ont pas manqué, suivant leur usage, d'exploiter l'idée d'Ampère, et de nous précéder dans l'application. En civilisation, c'est toujours la France qui parle et l'Angleterre qui agit. Hâtons-nous d'ajouter que le savant physicien d'Outre-Manche, M. Weathsthone, a perfectionné le télégraphe à aiguilles sous le nom de télégraphe à cadran.

    Voici la description de ce dernier mécanisme: au lieu d'agir sur une aiguille aimantée, le courant électrique agit sur un morceau de fer doux, transformé en aimant et produisant par attraction un effet mécanique. Les fils conducteurs sont mis en contact avec la pile de Volta au moyen de touches ou pédales qu'on abaisse à volonté. L'étincelle, lancée de cette façon d'une extrémité à l'autre, va imprimer un mouvement convenu au morceau de fer. Ce mouvement se communique à l'une des lettres de l'alphabet figurées sur un cadran mobile, assez semblable aux indicateurs de nos omnibus. Chaque lettre indiquée est relevée aussitôt par un surveillant, qui compose ainsi, lettre à lettre, tous les mots de la dépêche envoyée.

    A la simplicité seule de cet appareil, on sent combien il est admirable et combien ses applications sont infinies ! Quelques piles et quelques cadrans, et des fils de fer gros comme une ficelle, voilà tout ce qu'il faut pour converser d'un bout de l'Europe à l'autre ! Un homme assis à Paris promènera ses doigts sur les pédales électriques, comme sur les touches d'un piano ; et ses moindres mouvements, portés par l'éclair, iront dicter des lettres et des dépêches à un autre homme assis à Saint-Pétersbourg. Que dis-je ? ces lettres et ces phrases s'imprimeront d'elles-mêmes en arrivant, et à plusieurs exemplaires ; car déjà le télégraphe électrique est devenu télégraphe-imprimeur ! Et il a suffi pour cela de substituer, sur le cadran, aux caractères d'écriture des caractères d'imprimerie, qui, poussés par un échappement, vont presser une feuille blanche contre une feuille noire.

    En messager bien appris d'ailleurs, le télégraphe avertit d'abord le surveillant par un coup de sonnette ; et cet employé n'a plus qu'à se rendre à son poste, où il reçoit les dépêches imprimées en partie double 3.
    La transmission de la pensée peut-elle aller plus vite et plus loin ? et que nous reste-t-il à faire après cela, si ce n'est de voyager en ballon ?
    Nous l'avons déjà dit, l'Angleterre, l'Allemagne, l'Italie, la Russie et l'Amérique ont des télégraphes électriques en pleine activité. L'Angleterre à elle seule en a deux sur les chemins de fer de Londres à Bristol, et de Norwich à Yarmouth. L'un et l'autre sont l'oeuvre de M. Weathsthone.
    Ils n'apparaissent aux yeux du voyageur que sous la forme de quatre fils d'archal tendus sur des poteaux. C'est bien la discrétion en personne, dit M. Pelletan ; nul ne soupçonnerait, en voyant ces fils immobiles, qu'ils sont chargés de messages de toute sorte ; que des paroles invisibles et muettes vont et viennent sans cesse, aussitôt perçues qu'émises, à quarante kilomètres de distance.
Espérons que la France, en arrivant la dernière dans l'application des télégraphes électriques, saura du moins les perfectionner et les établir sur de grandes lignes. Déjà M. Foy, directeur de nos voies télégraphiques, a vu de ses yeux les défauts et les avantages des appareils étrangers. Une commission, présidée par M. Arago, s'occupe d'un essai sur le chemin de fer de Paris à Rouen. Les Chambres ont affecté 240, 000 fr. à cette expérience. Les travaux et les recherches les plus actives sont poursuivis en même temps 4, et l'année ne s'achèvera pas sans que nous ayons un télégraphe exerçant sur trente lieues.

    Les questions qui divisent encore nos savants sont celles-ci:

    1° Emploiera-t-on le fil de fer ou le fil de cuivre ? Le fil de cuivre est un conducteur plus énergique, mais M. Peltier affirmait, l'autre jour, à l'Académie, qu'après quelque temps de service il devient aigre et cassant.

    2° Quel est le meilleur moyen d'isoler les fils ? Sous terre, l'humidité les dénature ; en l'air, une surveillance continuelle est indispensable : voilà pourquoi les clôtures des chemins de fer semblent leur assurer le monopole du nouveau télégraphe.

    3° Quels seront les frais d'établissement et les frais d'exercice ? Les premiers seront plus considérables que dans l'ancien système, mais les seconds le seront évidemment beaucoup moins. On croit que l'établissement ne coûtera pas plus de 1, 000 fr. par kilomètre. Les télégraphes de Chappe coûtent la moitié seulement ; mais ils exigent un stationnaire par myriamètre, tandis qu'il suffira pour les autres d'une station dans chaque grande ville. L'État, d'ailleurs, ne concédera plus de chemin de fer sans se réserver le droit d'y établir des télégraphes.

    4° Enfin jusqu'à quelle distance pourra-t-on transmettre les signaux sans renouveler les fils ? Cette question est la plus grave et la plus controversée. On espère toutefois arriver à une moyenne de quarante à cinquante lieues ; alors, sur les plus grandes lignes de France, deux ou trois stations suffiraient ; et de Paris à Marseille, par exemple, la vitesse serait encore, tout retard compris, de deux à trois minutes au plus. Cette vitesse serait d'une imperceptible fraction de seconde, si on franchissait la même distance avec un seul conducteur ! On voit qu'il sera inutile de courir après une parole lâchée.

    Les applications des courants électriques dans l'économie publique et privée auront des résultats effrayants pour l'imagination. « Avec quelques millions, dit M. Pelletan, on couvrirait l'Europe entière d'un vaste système nerveux, qui communiquerait la volonté des gouvernements à tous les peuples, comme les nerfs communiquent à tous les membres la volonté de l'âme. » Les télégraphes traverseront les mers au moyen de poids et de flotteurs combinés. M. Weathsthone propose déjà d'en établir un de Londres à Paris. Grâce à cet instrument usuel et infaillible d'administration, ministres, préfets et généraux se concerteront d'un bout de la France à l'autre, comme s'ils étaient réunis dans le même cabinet. Le discours prononcé l'autre jour à Londres par la reine d'Angleterre, discours composé de 3, 500 lettres, était imprimé et distribué deux heures après à Portsmouth. Que d'économies obtenues, que d'accidents évités, que de voyageurs arrachés à la mort sur les chemins de fer par les avis soudains de l'électricité ! Dernièrement une jeune fille, oubliée par sa famille à Paddington, pleurait à chaudes larmes. Les wagons étaient partis depuis longtemps déjà ; mais l'avertissement confié au télégraphe les dépasse en une seconde, et quelques minutes après la jeune fille reçoit de ses parents la réponse suivante: « Prends le premier convoi, nous l'attendons à telle station. »

    Un jour viendra, qui n'est pas loin, où le fluide électrique sera l'agent universel. Avec lui on fera sonner à la fois toutes les horloges publiques, et, si l'on veut, toutes les horloges particulières ; on allumera d'un geste, après le coucher du soleil, cent mille flambeaux qui le remplaceront dans les villes ( la campagne seule aura des clairs de lune et d'étoiles ) ; on pourra scruter le fond des mers aux yeux des poissons épouvantés ; la guerre deviendra impossible, tant il sera facile de faire sauter à distance un vaisseau, une forteresse ou une ville ; d'ouvrir une mine ou une montagne comme on ouvrirait un melon ! La fameuse invention du capitaine Varner n'est sans doute pas autre chose qu'une application du courant galvanique.

    Appliqué au commerce, le télégraphe électrique rendra les plus grands services aux négociants et aux banquiers. En quelques minutes ils pourront savoir les prix de tous les marchés européens, le cours de toutes les Bourses, et spéculer en conséquence. Ils pourront encore transmettre ainsi leurs lettres de commerce, et remplacer les courriers, qu'on accuse de s'entendre aux dépens de leurs patrons. Par suite d'une convention tacite entre ces rois des grandes routes, toutes les fois, dit-on, que deux d'entre eux ou plusieurs se rencontrent, ils doivent poursuivre leur course ensemble, relayer en même temps et ne jamais se dépasser. Ils économisent ainsi la dépense de plusieurs postillons, puisqu'un seul leur suffit pour les devancer en commun. Mais cette spéculation ne fait pas les affaires des maisons qui les expédient à grands frais, en des circonstances où quelques instants de retard sont une question de ruine ou de fortune.
    Les télégraphes électriques seront aussi beaucoup plus discrets que les voyageurs de commerce, et ces confidents muets et rapides ne seront jamais mystifiés comme dix commis le furent à Hambourg par M. Pourtales. L'anecdote vaut encore la peine d'être racontée.

    C'était au temps du blocus continental. M. Pourtales, millionnaire audacieux, était venu à Hambourg pour y accaparer toutes les marchandises coloniales. Déguisant son importance pour cacher son jeu, il dînait modestement à table d'hôte avec des voyageurs arrivés en même temps que lui. I1 écoutait tout sans rien dire : immense avantage, tandis que nos beaux parleurs disaient tout, sans rien écouter : énorme imprudence ! M. Pourtales apprend ainsi, en dégustant son potage, que ces commis se sont formés en coalition dans un but semblable au sien ; de sorte qu'il va se trouver seul contre dix en cette lutte d'accapareurs. Tout à coup un nouveau venu annonce un grand événement :

« — M. Pourtales, dit-il, est attendu à Hambourg ; hâtons-nous donc de dîner et prévenons ce terrible rival !... »

    Tous nos voyageurs alors de se disputer les entrées et le rôti, les entre-mets et le dessert. Ils ne font que tordre et avaler pour aller donner leur coup de filet. Mais pendant qu'ils se pressent trop tard, comme le lièvre, M. Pourtales se hâte lentement comme la tortue. Profitant de son incognito, il se lève au premier service, il va droit au port acheter toutes les marchandises, et il revient manger les restes de ses commensaux, tandis que ces derniers cherchent en vain les siens sur la place. Ils le reconnurent à ce trait d'habileté, et jurèrent tardivement qu'on ne les y prendrait plus.

    Au lieu de ces commis flâneurs et bavards, figurez-vous des correspondants prévenus par l'étincelle électrique, et toute l'activité de M. Pourtales eût été en retard de vingt-quatre heures.



l De télé et grapho (écriture ou correspondance au loin).
2 L'abbé Claude Chappe, mort en 1805, repose au cimetière de l'Est, où sa tombe est ornée d'un télégraphe en bronze. Joseph Chappe a écrit un curieux ouvrage dans le but de mettre l'emploi du télégraphe a la portée de tout le monde.
3   Si même les dépêches doivent rester secrètes, le télégraphe se charge encore de les envelopper d'un papier qu'il faut déchirer pour les lire.
4   Aussitôt que les appareils seront déterminés et construits, le Musée des Familles en donnera les dessins à ses lecteurs.


C. DE CHATOUVILLE.

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