<  La doctrine de Monroe

    Trad.
QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES 1903

LA POLITIQUE MONDIALE
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LA DOCTRINE DE MONROE


La doctrine de Monroe est une variété de l'Impérialisme ; elle en présente les caractères essentiels. Que l'on envisage l'évolution des États-Unis de l'Amérique du Nord ou celle de l'Angleterre, de l'Allemagne et de la Russie, on se trouve en présence de phénomènes identiques : du struggle for life de nations vigoureuses, à la sève débordante ; d'un combat dans lequel les forts dévoreront les faibles, pour aller rejoindre, ensuite, les sociétés disparues dans la poussière du passé.

Par son énergie native, son mépris des formes, la conscience de sa force et de ses besoins, la République américaine devait apporter dans la lutte une âpreté particulière. Son indépendance à peine conquise, elle proscrit les ingérences étrangères, rachète la Louisiane et absorbe les communautés voisines. Le flot montant des émigrants s'abîme en elle ; les nationalités se dissolvent dans son sein, et sa masse, composée d'éléments si différents, devient peu à peu homogène. Elle broie les dissidences qui
compromettraient sa fortune et sort à jamais unifiée de la lutte fratricide où onze cent mille de ses enfants ont péri !

Les tsars lui cèdent l'Amérique russe. Les entreprises malencontreuses de nos modernes aventuriers dans la Sonora ont une issue lamentable, et l'intervention de Napoléon III, abandonné au Mexique par les gouvernements qui l'y avaient fourvoyé, aboutit à un douloureux échec, — de désastres plus grands funeste avant-coureur!

La doctrine formulée par le président Monroe s'est alors affirmée contre nous sans éclat. Elle a pris moins de ménagements pour dépouiller l'Espagne de Cuba et des Philippines et pour séparer l'État de Panama de la Fédération colombienne ! Suivant la nature et la valeur des résistances qu'elle rencontre, elle procède toujours ainsi, tantôt par une hostilité sourde, tantôt à coups de massue ; mais elle quitte son appareil guerrier pour évangéliser les peuples qu'elle veut attirer dans son orbite.

Le Congrès de Mexico a efficacement servi sa cause en s'adressant aux intérêts économiques des États représentés. Il a fait acclamer le principe d'une immense voie ferrée qui traverserait le Nouveau Monde du Nord au Sud, et l'on rapporte qu'une compagnie se serait constituée, le 24 août dernier, à Guthrie, dans l'Oklahoma, au capital de 250 millions de dollars, pour réaliser ce grand oeuvre. Les travaux dureraient neuf ans et il n'y aurait pas moins de 17.000 kilomètres de rails à poser, si les ingénieurs ne pensaient réduire ce chiffre, dans une proportion notable, en utilisant les tronçons déjà exploités par d'autres compagnies sur la direction générale Port-Nelson, Buenos-Ayres.

Cet effort constant vers l'agglomération de toutes les molécules du Nouveau Monde s'exerce jusque sur le terrain religieux où il cherche à grouper les consciences dans une communion des fidèles qui ferait faire un grand pas à la ligue du bien public. La conférence panaméricaine des évêques de l'Église épiscopale, réunie dans ce but, a emprunté au caractère nettement politique aux paroles prononcées par le président Roosevelt à Mount Saint-Alban, au pied du Calvaire de la Paix.

Il n'est pas indifférent d'observer que cette tendance de l'Église épiscopale à devenir catholique, c'est-à dire universelle, à se transformer en religion d'État, n'implique aucune velléité de persécution, ni contre les autres confessions protestantes, ni contre l'Église romaine, à laquelle précisément appartiennent en majorité les populations qu'il s'agit de rallier au panaméricanisme.

La tolérance est une condition sine qua non de la prospérité intérieure des États modernes et de leur rayonnement au dehors. On ne l'oubliera pas de l'autre côté de l'Atlantique comme on l'a oublié de celui-ci.

Mais, si l'Amérique centrale est destinée à tomber comme un fruit mûr dans le giron de la grande République, l'entrée des États du Sud dans le courant panaméricain nécessite certaine manoeuvres préalables.

La Constitution des États-Unis, en effet, a tout prévu pour que les émigrants se dénationalisent en posant, pour ainsi dire, le pied sur le sol de l'Union. Les conditions mises à la jouissance des droits et à l'obtention du titre de citoyen, à l'accession aux charges publiques ; rendraient l'existence impossible à quiconque conserverait l'arrière-pensée de se réclamer de son pays d'origine ; et par une conséquence rigoureuse, l'idiome natal disparaît promptement devant la langue anglaise. Il en est tout autrement dans l'Amérique du Sud. L'émigration y conserve des attaches avec la patrie absente et n'envisage l'étude de l'espagnol ou de l'anglais que comme une obligation commerciale. Par suite, l'influence politique des États-Unis qui se fait sentir, grâce à la complaisance des fonctionnaires, en Colombie et au Vénézuela, est presque, nulle dans les autres républiques ; il faut, en quelque sorte, les apprivoiser pour les conquérir et le panaméricanisme y donne tous ses soins. Il reprend le projet d'union douanière de Blaine et l'histoire nous enseigne que du Zollverein a la Fédération il n'y a qu'un pas !

Cette campagne est contrariée par les progrès que font le commerce et la colonisation de l'Allemagne au Brésil, dans la République Argentine, au Chili et à la Plata. Guillaume II pourrait être tenté d'étendre son protectorat sur ses colonies spontanées dans ces régions ; mais le gouvernement de Washington ne le permettrait pas, et l'empereur allemand serait, une fois de plus, placé dans la dure alternative de reculer ou de combattre sans espoir de succès.

L'unification des Amériques pourra donc être retardée, mais elle s'accomplira.

En attendant, l'Impérialisme ne perd pas son-temps.

Les mésaventures de miss Stone ont attiré l'attention sur le zèle parfois inconsidéré des missions américaines en Macédoine et en Bulgarie, et l'on a constaté que leur propagande religieuse touche forcément à la politique dans ces pays où la religion et la politique ne font qu'un. Les idées libérales — ou, pour mieux dire, les aspirations à la liberté —qu'elles développent parmi les populations macédoniennes portent incontestablement ombrage à la Turquie. Mais la Sublime Porte, ayant toléré, pendant trente ans, que le collège Robert fût, en plein Constantinople, une pépinière de Jeunes-Turcs, et que des écoles de filles constituassent, dans la capitale-même, autant de foyers révolutionnaires, hésite à élever des protestations tardives... et la propagande continue. Ce n'est pas que les États-Unis — quoi qu'en dise l'écrivain d'imagination cité par M. Izoulet dans son étude sur l'Amérique à Constantinople depuis cinquante ans — se croient appelés à résoudre. Le problème de la propriété du Bosphore, à le résoudre surtout contre la Russie. Les missionnaires, dans la Turquie d'Europe et dans les Balkans, opèrent de leur initiative privée et sous leur responsabilité propre. En Asie Mineure, au contraire, ils sont les pionniers officieux de l'Impérialisme et le gouvernement de Washington est prêt à prendre fait des attentats dirigés contre leurs personnes ou leurs biens pour poursuivre des satisfactions tangibles qui fassent patienter les neveux d'Amérique de l'homme malade.

Dans l'Empire chérifien, plus étroitement fermé que la Turquie au prosélytisme religieux, les États- Unis doivent la place honorable qu'ils occupent au savoir-faire de quelques commerçants et ils ont beaucoup à attendre, sans avoir rien exposé, de la solution, quelle qu'elle soit, qui mettra fin à l'anarchie présente. On leur prête le dessein d'acquérir, sur les côtes marocaines, l'entrepôt pour leurs marchandises et le point d'appui pour leur flotte que le Portugal, menacé de la faillite, a pu retirer des enchères, grâce à l'assistance intéressée de l'Impérialisme britannique, cette prétention introduirait dans la question du Maroc des éléments de discussion qui ne seraient pas négligeables.

Comme au Maghreb, les États-Unis ont pénétré en Éthiopie par les affaires. Les missions catholiques y sont impatiemment tolérées, et c'eût été tout compromettre que faire, après elles, de l'apostolat contre l'orthodoxie. L'Amérique n'y a pas songé. En même temps que ses cotonnades se répandaient sur les marchés abyssins, des prospecteurs intelligents parcouraient le pays, se renseignaient sur les entreprises qu'on y pourrait fonder et jetaient les bases du traité de commerce et d'amitié que le consul des États-Unis à Marseille est allé récemment soumettre à la signature du Négus.

Les relations de l'Amérique avec la Chine sont très anciennes. Elles remontent à 1784, époque à laquelle John Green quitta New-York, sur l'Empress of China, pour l'Extrême-Orient. D'autres marins suivirent, et les États-Unis commencèrent de bonne heure à pratiquer le Céleste Empire. Ils devancèrent toutes les puissances sur le terrain diplomatique, à la fin de la guerre de l'opium, et en profitèrent pour préparer l'avenir avec une incomparable sûreté de vues. Longtemps même avant de pouvoir en tirer parti ils avaient obtenu des settlements et ouvert des banques dans les principaux ports, conclu des traités de commerce et envoyé en reconnaissance dans l'intérieur de nombreux missionnaires des deux sexes.

La confiance qu'ils avaient inspirée à la Chine eut même le résultat piquant de les exposer à une invasion jaune contre laquelle ils durent prendre des mesures de protection sévères, sans que la bonne harmonie ait, toutefois, cessé de régner entre les deux pays.

Ces rapports amicaux ont été consacrés, le 8 octobre dernier, par la signature, à Washington, d'un traité de commerce qui, fort avantageux pour les États-Unis, conjurera peut être, par contre-coup, le conflit près d'éclater entre, la Russie et le Japon. La question de Corée reste, en effet, réservée, et après quelques stipulations relatives à la Chine proprement dite, le gouvernement de Pékin s'engage à ouvrir au trafic international trois nouvelles villes de Mandchourie, parmi lesquelles Mougden et Antoung, sur la rive droite du Ya-lou : or, les demandes japonaises que la Russie s'est refusée à examiner portaient précisément sur ces points.

L'occupation des provinces mandchoues par les Russes, qui y font la police et assurent la sécurité du chemin de fer, constitue donc une garantie précieuse pour le commerce de toutes les nations. Aucun gouvernement ne peut plus y objecter de bonne foi et elle se prolongera jusqu'à ce que l'ordre soit complètement rétabli, c'est-à-dire jusqu'à ce que le pays soit peuplé de cosaques. Beati possidentes !

Déjà, les transactions de l'Union avec l'Extrême-Orient sont actives par les ports de San-Fransisco et de Tacoim. La route commerciale entre les deux continents est jalonnée, dans le Pacifique, par Hawaï, et son terminus, en Chine, est à l'embouchure du Yang-tseu, aux îles Chusan, importante position dont, d'un commun accord, la France, l'Angleterre et les États-Unis se sont interdit l'occupation. Mais qui peut prévoir les surprises de demain ?

Les États-Unis ont été des premiers, aussi, à forcer les portes de l' « Hermit Kingdom » et ils se trouvent en Corée dans une situation hors pair entre la Russie, leur amie naturelle, et le japon, leur client intellectuel. L'annexion d'Hawaï par le gouvernement américain, le rôle suspect joué par le « Pays du Soleil-Levant » aux Philippines, qu'il considérait comme relevant de son hintermeer, avaient bien amené quelque refroidissement entre les cabinets de Washington et de. Tokyo ; mais trop d'intérêts étaient solidaires pour que la tension fût de longue durée.

Le champ ouvert dans l'Asie Orientale à l'activité des États-Unis sera l'objet d'une exploitation générale et intensive dès que le, canal interocéanique ouvrira ses écluses.

Dans les conditions actuelles, l'importation en Chine des marchandises américaines est assez restreinte. Les usines et les manufactures de l'Union s'élevant, en effet, presque toutes sur le rivage de l'Atlantique, leurs produits ont à supporter, pour atteindre les ports d'embarquement du Pacifique, les frais considérables d'un transport de plusieurs milliers de kilomètres par chemin de fer, et si on leur fait prendre la voie de Suez, ils perdent, dans une traversée de douze ou quinze jours entre l'Amérique et l'Europe, le bénéfice du bon marché de leur fabrication. Il n'en sera plus ainsi lorsque les cargo-boats et les paquebots recevront leur chargement aux lieux mêmes de production et entreront dans le Pacifique par le canal de Panama.

Le nouveau trajet sera plus court que l'ancien ; et, à cet élément de supériorité pour leur commerce, les États-Unis ajouteront, sans doute, par ce temps de protectionnisme — et quoi que pense l'Europe, empêchée par ses divisions de rien faire — un traitement favorisé sur le canal creusé par l'Amérique et pour l'Amérique. On pourrait dire aussi creusé malgré l'Europe et contre l'Europe ! Malgré l'Europe, car le gouvernement de Washington a coupé court aux manoeuvres abortives de certaines puissances et aux marchandages suspects des sénateurs colombiens qu'elles avaient inspirés, en fomentant et en faisant aboutir le mouvement séparatiste de l'État de Panama. Contre l'Europe, parce que les escadres américaines pourront, à l'avenir, opérer en quelques heures leur jonction dans l'un ou l'autre océan et défier les flottes coalisées de l'Impérialisme britannique, du Pangermanisme et des nations assez simples pour les suivre !

Les transactions du Canada avec l'Extrême-Orient souffriront de la révolution qui se prépare.

La majeure partie du transit entre l'Atlantique et le Pacifique empruntera la voie du canal maritime ; les marchandises riches d'Europe et d'Amérique seront attirées vers la Californie et l'État de Washington que favorisent la richesse de leur sol, leur position géographique et la facilité de leurs communications avec l'intérieur. Le Far East et les ports canadiens n'embarqueront guère que des produits nationaux d'un écoulement restreint et peu rémunérateur en Chine.

Les décisions de la commission d'arbitrage des frontières de l'Alaska, loin de tarir ces sources de préoccupations, y ont, au contraire, ajouté, en reconnaissant aux États-Unis la propriété d'un long ruban des côtes orientales du Dominion et en plaçant, de la sorte, sous leur canon les ports qui seraient ultérieurement créés au Nord de Vancouver.

L'irritation est d'autant plus vive a Montréal que la Grande-Bretagne trahit le Canada à l'instant où elle spécule sur le loyalisme de ses colonies pour constituer son Zollverein impérial.

Il ne faudrait pas renouveler souvent des maladresses ou des combinaisons machiavéliques de ce genre pour provoquer une désaffection dont le panaméricanisme profiterait aussitôt.

Avant ce fâcheux accident, le Canada avait avisé aux moyens de répondre à la concurrence que lui font les voies ferrées de l'Union et un bill portant création d'un second « transcontinental » avait été adopté, le 30 septembre, en troisième lecture, à la Chambre des Communes d'Ottawa. Lors même que ce nouveau « Canadian Pacilic Railway » ne détournerait rien du courant commercial avec l'Asie, il interviendra utilement dans la vie économique du Dominion, comme corollaire de l'établissement de la ligne de navigation à vapeur qui relie directement, depuis deux mois, ce pays à la France.

Après les marchés d'Extrême-Orient, l'Amérique a abordé ceux de l'Australasie. Sa clientèle y grandit et elle cherche, sans en faire mystère, du côté de la Malaisie, des îles à acheter ou à prendre...

La doctrine de Monroe aurait-elle élargi son programme ? Non, assurément ; mais ses adeptes se sentent de force à l'appliquer intégralement. Leur insatiable avidité était en germe dans la déclaration fameuse dont l'honneur revient à Monroe et la paternité a Adams. Les colonies espagnoles venaient de secouer le joug de la métropole, et. constituées en petites républiques, de préluder aux révolutions qui les ensanglantent encore. Nulle grande puissance ne faisait obstacle à l'essor de la jeune République et l'occasion avait semblé propice de faire comprendre à l'Europe que son rôle était fini sur le nouveau continent. Mais l'Union ne comptait pas 10 millions de citoyens ! Ses hommes d'État comprirent qu'il serait imprudent, d'exagérer l'audace, et avec Webster, ils ne réclamèrent, au nom des Américains, que l'Amérique du Nord. Les délégués de la République au Congrès de Panama quittèrent la salle des séances pour ne pas compromettre l'Impérialisme par des déclarations prématurées ; et en 1850, le traité Clayton-Bulwer stipula que le canal projeté du Nicaragua aurait un caractère international.

Puis, l'état des esprits se modifie ; le particularisme s'accentue, à mesure que la prospérité et la population augmentent. A peine les blessures de la guerre de Sécession sont-elles cicatrisées, que le panaméricanisme reparaît plus audacieux. Il inspire le Congrès de Mexico ; Cuba est arrachée à l'Espagne ; l'échec du traité Hay-Pauncefote atteint jusqu'aux principes posés par le traité Clayton- Bulwer ; les États-Unis imposent leur arbitrage à deux grandes puissances dans l'affaire du Vénézuela ; ils préparent l'annexion des républiques d'Haïti et de Saint-Domingue et se répandent bruyamment dans le monde...

Devant la terrible concurrence qui les menace entre toutes, l'Angleterre et l'Allemagne organisent la défense. La première convie ses colonies à une union douanière qui fermera le domaine de l'Impérialisme aux produits américains. La seconde prétend associer l'Europe occidentale à la protection de l'industrie et du commerce allemands.

Réussiront-elles ? C'est le secret du siècle ; secret formidable, car à la double coalition économique formée contre elle, l'Amérique sera sollicitée de répondre par une alliance étroite avec la Russie. Déjà, le fait que le gouvernement de Washington a envoyé se pourvoir devant le tribunal de La Haye les puissances qui avaient fait le pas de clerc d'une démonstration conjointe dans les eaux du Vénézuela, est un événement considérable ; c'est l'indice que, si les États-Unis et la Russie ont échangé et doivent échanger encore des explications sur certains points de détail, terre à terre, de leur vie politique et économique quotidienne, la doctrine de Monroe et le « tsarisme » marchent la main dans la main sur les cimes.

Rien ne sépare les deux géants. Leur domination est assise sur des continents éloignés. Ils ont le pouvoir de régler leurs contacts et le régime de leurs échanges de façon à éviter tout conflit, et il est juste de saluer en eux les forts marqués par le Destin, moualin es saâ, les maîtres de l'heure !



FLEURY-RAVARIN,
Député du Rhône.   


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