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MUSÉE DES FAMILLES (1847)

 
Les peintres célèbres : Michel-Ange





I —  L'APPRENTI


L'an 1474, le 6 mars, un lundi, quatre heures avant le jour, naquit au château de Caprese, dans le territoire d'Arrezzo, un enfant du sexe masculin, qui reçut sur les fonts baptismaux le nom de Michel-Angelo.

Singulière prédestination, et qu'il est presque impossible d'attribuer au hasard, Sanzio, Bonarroti, les deux plus grands peintres d'Italie et du monde, ont reçu tous les deux en naissant le nom d'un ange ! et, rapprochement plus bizarre encore, Raphaël n'est-il pas l'ange de la tendresse, de la pitié et de l'amour ? Michel n'est-il pas l'ange de la justice, de la force, de l'extermination ?

Le père de cet enfant qui venait de naître était Ludovico di Leonardo, dit Bonarroti, podestat de Chiusi et de Caprese, descendant des comtes de Canossa, une des plus anciennes familles de la Toscane.

Messer Ludovico en était au dernier mois de sa charge, lorsqu'il plut au Ciel de lui envoyer cet enfant qui devait lui donner tant de souci et tant de gloire. Il fit donc ses préparatifs de départ pour quitter le lieu de sa résidence et retourner dans sa terre de Settignano aussitôt après la cérémonie du baptême. Plus tard, il n'hésita pas à placer ses autres fils dans le commerce, profession que les Florentins regardaient comme une des plus nobles, et à laquelle ils durent en partie leur puissance.

Cependant le bon podestat rêvait pour son aîné un avenir plus brillant, une carrière plus ambitieuse, plus illustre. Il le destinait à lui succéder dans les emplois civils. Un jour son petit Michel-Agnolo deviendrait podestat, secrétaire, ambassadeur, gonfalonier peut-être, tant il était loin de penser qu'il venait de pousser dans sa famille un maçon !... comme il le disait depuis dans sa vaine colère.

Tout est providentiel dans la vie des grands hommes. Settignano est un pays de carrières, où l'on rencontre plus d'ouvriers que de savants. La seule nourrice qu'on put donner au futur magistrat était la femme d'un scarpellino. L'enfant, vigoureux et robuste, grandit au grand air et au soleil ; il mania de ses petites mains durcies de bonne heure le ciseau et la pierre. Ses premiers cris furent dominés et couverts par le grincement de la scie et par le bruit du marteau.

Je vous laisse à penser quelle piteuse mine dut faire le pauvre enfant, lorsqu'on lui mit un petit manteau sur l'épaule, une barrette au front, une grammaire sous le bras, et qu'on l'envoya décliner les noms et conjuguer les verbes chez messire Francesco d'Urbano !

C'est un instinct chez les pères que cette rage de forcer leurs enfants à embrasser précisément la carrière pour laquelle ils ont le moins de goût et le moins de dispositions. Soyez poète, comme Ovide ou Pétrarque, on vous farcira la tête de droit romain et de décrétales ; soyez artiste, comme Michel-Ange ou Cellini, on vous forcera à apprendre le grec ou à jouer de la flûte.

Dante s'est écrié dans un de ses accès de haute indignation :


« Ma voi, torcete alla religione
« Tal ch' era nato a cingersi la spada.
« E fate re d'tal ch' è da sermone.
« Onde la . . . . vostra e fuor d'strada.


« Mais vous tournez à la religion celui qui était né pour ceindre une épée ; vous voulez faire un roi de celui qui n'est bon qu'à prêcher ; c'est pourquoi vous marchez hors de la route.  »

La leçon n'a profité à personne, et tous les pères du monde se conduiront de la sorte jusqu'à la fin des siècles. Le père de Bonarroti, tout podestat qu'il était, ne fit pas une trop longue résistance. Il est vrai qu'il avait affaire à plus entêté que lui. Mais, après tout, le pauvre homme ne manquait pas d'excuses. Tous les enfants commencent par dessiner des nez au charbon, et tous les enfants ne deviennent pas des Michel-Ange. Lorsqu'il vit que la fatalité s'en mêlait, et que son malheureux fils préférait décidément la brosse aux bouquins et la truelle à la plume, il se résigna avec peine sans doute, avec humeur, avec emportement, mais enfin il se résigna.

La vérité est que messire Ludovic jouait de malheur. A l'école même où il avait placé son fils se trouvait un petit polisson, nommé Granani, qui lui fournissait en secret des modèles à copier. C'était comme fait exprès. Un jour le drôle alla jusqu'à débaucher Michel-Ange, et l'entraîna avec lui à l'atelier, ou, comme on disait alors par un mot bien plus noble, à la boutique de son maître. Granani présenta hardiment son jeune camarade à Ghirlandajo, qui lui fit un accueil des plus gracieux et lui demanda s'il n'avait pas quelque essai à lui montrer. Le petit Michel-Ange, dont le caractère était naturellement timide et farouche, rougit légèrement et baissa les yeux sans répondre ; mais, apprivoisé par les encouragements du maître, il finit par tirer de sa poche une gravure qu'il avait coloriée avec un grand travail et une patience inouïe. C'était une estampe de Martin Schœn, de Hollande, représentant la tentation de saint Antoine. Le sujet ne pouvait manquer de séduire une imagination jeune et ardente. C'étaient des groupes de démons hideux ou grotesques, excitant le saint ermite à grands coups de bâton. Non-seulement Michel-Ange donna une nouvelle vie à la gravure par le contraste des ombres et par l'éclat des couleurs, mais il en corrigea le dessin à sa manière, tourna bizarrement quelques figures, écarquilla les yeux, fendit les bouches, hérissa les crinières, fit grimacer les maudits dans les postures les plus étranges et les plus variées, et sut tirer d'un travail mécanique un tableau original et saisissant. Le maître, étonné et un peu jaloux de cette précocité de génie, contemplait l'ouvrage en silence, se demandant tout bas s'il ne devait pas étouffer par un froid mépris cette gloire naissante qui menaçait d'absorber bientôt sa propre gloire et celle de bien d'autres ; mais l'admiration l'emportant sur l'envie, il s'écria qu'il n'avait rien vu de plus beau, et montrant du doigt le jeune homme, il ajouta en soupirant :

     —  C'est une étoile qui se lève, mais qui éclipsera plus d'un astre qui maintenant brille au ciel, couronné de lumière et entouré de satellites !

Le lendemain Dominique Ghirlandajo frappait à la porte de l'ex-podestat de Caprese.

Messire Ludovic le reçut avec cette cordialité parfaite et cette bienveillance presque fraternelle qui régnaient alors entre tous les citoyens d'un même parti, et qui leur permettaient de s'appeler, quoique très-éloignés matériellement l'un de l'autre, du doux nom de voisin.

    —  Je viens vous demander une grâce, messer Bonarroti, dit le peintre après les premiers compliments, et j'espère que vous ne voudrez pas me la refuser.
    — Parlez, maître Ghirlandajo, dit l'ex-podestat avec un léger ton de suffisance que laissent toujours les charges de l'État, même chez les hommes les plus excellents et les plus affables. Avez-vous besoin de conseils ? disposez librement de mon expérience et de mes lumières. Avez-vous besoin d'appui ? ma famille et moi sommes à vos ordres. Avez-vous besoin d'argent ? ma bourse est à vous.
    — Je vous rends mille grâces, messire ; votre courtoisie m'est bien connue, et je ne manquerai pas d'avoir recours à vos bontés, si l'occasion s'en présente ; mais je ne viens vous demander, pour le moment, ni conseils, ni argent, ni soutien.
    —  Et que venez-vous donc me demander, maître Ghirlandajo ?

L'artiste hésita un instant avant d'entamer une négociation qui ne laissait pas que d'être un peu délicate, vu l'humeur assez difficile du vieux gentilhomme ; mais, déguisant bientôt ses inquiétudes sous l'air le plus naturel qu'il put prendre, il ajouta d'un ton passablement dégagé :

    —  Je viens vous demander votre fils pour en faire un artiste.

A une proposition aussi inattendue, le podestat bondit sur sa chaise, et fut pris d'une violente envie de jeter son cher voisin par la fenêtre. Mais comprimant tout à coup sa colère par une de ces réactions subites parfaitement explicables chez le père de Michel Ange, il fit appeler son fils et lui lança un regard d'une expression indéfinissable, et, sans adresser un seul mot au peintre ébahi qui ne comprenait rien à cette pantomime, et commençait vivement à désirer de se trouver ailleurs, s'approcha de la table, trempa une plume dans l'encrier et se mit à écrire sur un parchemin, répétant tout haut les paroles a mesure qu'il les traçait.

    « L'an 1488, le premier jour d'avril, moi Ludovic, fils de Léonard de Bonarroti, je place mon fils Michel-Ange chez Dominique et David Ghirlandajo, pour trois ans à dater de ce jour, et aux conditions suivantes, le susdit Michel-Ange s'engage à rester chez ses maîtres pendant trois années,en qualité d'apprenti, pour s'exercer dans la peinture et faire en outre tout ce que ses maîtres lui ordonneront, et pour prix de ses services, Dominique et David lui paieront la somme de vingt-quatre florins, six la première année, huit la seconde et dix la dernière ; en tout quatre-vingt-seize livres.  »

    —  Et maintenant, maître Ghirlandajo, ajouta le gentilhomme d'une voix qu'il essaya de rendre ferme, veuillez me payer douze livres, premier à compte du salaire de mon fils, voici la quittance

En prononçant ces mots, Bonarroli fut vraiment sublime de dignité, d'abnégation, de douleur. Brutus, en signant l'arrêt de mort de son enfant, ne dut pas avoir une autre voix, un autre regard.

Ghirlandajo s'empressa de payer le prix convenu, ne se souciant pas d'irriter davantage par des paroles inutiles l'irascible aristocrate, et tout fut dit.

Le podestat se leva gravement, accompagna le visiteur jusqu'à la porte, et montrant son fils d'un geste digne et sévère :

    —  Vous pouvez emmener le garçon, dit-il, faites-en ce que bon vous semble, il vous appartient desormais.

Quant à Michel-Ange, il franchit d'un seul bond l'escalier paternel, et, arrivé dans la rue, jeta sa toque en l'air en signe de fête et de réjouissance.





II. — LE SCULPTEUR.


Peu de temps après, l'apprenti de Ghirlandajo entra dans les jardins de Medicis. Il y trouva quelques-uns de ses anciens amis les tailleurs de pierre qui l'avaient bercé a Settignano. On l'accueillit, on le fêta, comme bien vous pouvez croire ; on lui montra les plus beaux trésors du musée improvisé.

Michel-Ange contemplait avidement tous ces chef-d'œuvre mutilés par le temps, et remis sur l'autel par la vénération de ses contemporains. La beauté antique le frappait sans l'enivrer, a son admiration d'artiste se mêlait malgré lui une secrète amertume, une jalousie instinctive, un violent désir, non pas d'imiter, mais de dépasser les anciens. Du fond de son âme il sentait monter a sa tête des vapeurs d'un orgueil infini, un secret désespoir d'avoir été devancé par des hommes plus heureux, qui, pour être immortels, n'avaient eu qu'à copier la nature. Tandis que lui, venu trop tard, comment s'y prendrait-il pour faire mieux ! Ces pensées durent aigrir son caractère, porté naturellement à la méditation et à l'isolement, a l'age ou les enfants s'épanouissent à la joie et au bonheur, il était déjà caustique et sauvage. Qu'aurait-il dit, grand Dieu si, au moment où il se promenait dans les jardins de Saint Mue, il eût pu savoir que quatre ou cinq années auparavant, dans la petite ville d'Urbin, était né un artiste, l'incarnation la plus complète et la plus pure de ce beau idéal qu'il enviait chez les anciens, et que le monde adorerait cet artiste sous le nom de Raphaël !

Les ouvriers de Laurent le Magnifique ne pouvant deviner les idées qui se pressaient en foule dans l'esprit du jeune homme, et connaissant ses goûts pour les pierres, lui offrirent un morceau de marbre. On le laissa maître d'en faire ce qu'il voudrait, et de revenir aux jardins autant de fois qu'il lui ferait plaisir. Michel-Ange, pour toute réponse, se saisit d'un ciseau, se débarrassa de sa veste et se mit à ébaucher a grands coups de marteau une tête de faune. La boutique de Ghirlandajo fut désertée a son tour, comme l'avait été l'école de messer Francesco, et cela au grand de-plaisir du maître, qui perdait dans son apprenti un puissant auxiliaire, et a la grande satisfaction des élèves qui voyaient s'éloigner un rival détesté.

Un jour, comme il achevait la tête de son vieux faune, un homme d'une quarantaine d'années, d'une figure assez laide et d'une mise très négligée, s'arrêta devant lui et le regarda faire en silence. Michel-Ange travaillait avec ardeur, sans prendre garde à l'inconnu, et se souciant aussi peu de lui que de la poussière de marbre qui tombait de son ciseau.

Quand il eut donné le dernier coup a son œuvre, l'enfant se recula un peu, comme font les artistes, pour mieux juger de l'effet de sa tête, et en parut fort satisfait. C'est là probablement que l'attendait le témoin muet de cette scène.

Il  s'avança lentement et posa la main sur l'épaule du jeune sculpteur.

    — Mon ami, lui dit-il avec un léger sourire, si vous voulez bien le permettre, j'aurai une observation a vous faire.

Michel-Ange se retourna vivement vers lui avec cet air goguenard et insolent que prendrait un rapin de nos jours vis-a-vis d'un bourgeois.

    — Une observation, vous ?... Ces trois mots furent prononcés avec une grande lenteur.
    —  Une critique, si vous l'aimez mieux.
    — Sur la tête de mon faune ?
    — Sur la tête de votre faune.
    — Et qui êtes-vous, monsieur, pour vous croire le droit de critiquer mon travail ?
    — Peu vous importe qui je suis, pourvu que ma critique soit juste.
    — Et qui décidera, monsieur, entre vous et moi, lequel de nous deux aura raison ?
    — Je vous en laisse juge vous-même.
    — Voyons, monsieur, parlez, s'écria Michel-Ange en se croisant les bras d'un air de défi.
    — N'avez vous pas voulu faire un vieux faune qui rit aux éclats ?
    — Sans doute, c'est bien facile à comprendre.
    — Eh bien ! ajouta le critique en riant, ou avez vous vu des vieillards qui ont toutes les dents a leur bouche ?

L'enfant rougit jusqu'au blanc des yeux et se mordit la lèvre. La remarque était juste. Il attendit que le bourgeois eut tourné le dos, et d'un seul coup de ciseau il enleva deux dents à son faune Pour rendre l'illusion plus complète il songea même a creuser la gencive. Mais comme il n'avait pas d'instrument pour percer le marbre, il remit le reste de la besogne au lendemain.

Dès que le jardin fut ouvert, Michel Ange était à son poste. Mais le faune avait disparu. A la place où il avait laisse son marbre, il trouva le bourgeois de la veille.

    — Où est donc ma tête ? demanda le jeune sculpteur d'un air courroucé.
    —On l'a enlevée par mes ordres, répondit l'inconnu avec son flegme ordinaire.
    — Et qui êtes-vous, monsieur, pour donner des ordres dans le jardin de Laurent le Magnifique ?
    — Suivez-moi et vous le saurez.
    — Je vous suivrai pour vous forcer à me rendre mon faune.
    — Peut-être serez-vous content de le laisser où il est ?
    — Nous verrons.
    — Nous verrons.

L'inconnu prit le chemin du palais, toujours avec le même calme, et se disposait à franchir l'escalier, lorsque l'enfant, l'arrêtant par le bras, lui dit d'un ton moitié timide, moitié colère :

    — Où allez-vous, monsieur ? Croyez-vous qu'on pénètre ainsi dans les appartements du prince ? Dans ses jardins passe encore, puisqu'il veut bien le permettre. Nous allons nous faire jeter à la porte.

L'inconnu traversa l'antichambre. Les serviteurs se levèrent sur son passage. Les gardes le saluèrent avec respect.

Michel-Ange le suivait de plus en plus inquiet.

    — Serait-il un employé du palais ? se dit-il tout troublé de son aventure. En ce cas, j'ai eu tort de lui parler si durement. Bah ! après tout, mon faune m'appartient, et il devra bien me le rendre ; mon œuvre est à moi. S'il y tient absolument, je lui payerai le marbre.

L'inconnu traversa les galeries et les salons, sans que personne songeât à lui défendre l'entrée.

    — Diable ! fit Michel-Ange, serait-ce le secrétaire lui-même que j'ai traité de la sorte ? Je viens de faire là une belle équipée !

L'inconnu, sans se détourner, poussa la porte d'un cabinet royalement meublé et enrichi d'objets d'art de la plus grande valeur.

L'enfant s'arrêta sur le seuil, interdit et tremblant. Son assurance venait de le quitter tout à coup. Il se crut sérieusement perdu. Il venait d'offenser un personnage assez puissant pour entrer chez Laurent de Médicis sans se faire annoncer. Comme il essayait de balbutier une excuse, il leva les yeux, et vit son vieux faune posé sur une riche console.

    —Tu vois bien, mon ami, lui dit l'inconnu, toujours avec un ton de bonté et de douceur, que si j'ai fait enlever ton vieux faune du jardin, c'était pour le placer dans un endroit plus convenable.
    — Mais, mon Dieu, s'écria le jeune artiste, que dira le prince, en voyant cette pauvre ébauche au milieu de tant d'ouvrages précieux ?
    — Le prince te tend la main, mon ami, viens la serrer. Tout autre serait tombée genoux. Michel-Ange, ému jusqu'aux larmes, baissa la tête et serra cordialement la main que Laurent le Magnifique venait de lui tendre.
    — Désormais te voilà de la maison, mon ami, tu travailleras chez moi ; tu dîneras à ma table, je ne ferai aucune différence entre toi et mes enfants. Va, passe dans ma garde-robe, et fais-toi donner un beau manteau violet, tout à fait pareil à ceux que portent, les jours de fête, Pierre et Jean de Médicis.
    —  Monseigneur, répondit l'enfant attendri, avant de profiter de vos dons, permettez-moi de courir chez mon père. Je veux qu'il soit de moitié dans mon bonheur. Il m'a chassé de sa maison en enfant paresseux et indigne ; je veux y retourner en homme obéissant et soumis. Je connais mon père : il est inflexible, mais juste, et il comprendra, d'après ce qui m'arrive, que loin de me repentir, j'ai le droit de m'enorgueillir de ma faute. A dater de ce jour, je puis me présenter le front haut partout, même chez moi ; car Laurent de Médicis, le premier homme de son siècle, m'a sacré artiste.
    — C'est bien, mon enfant, tu peux retourner chez ton père, et lui annoncer que ma protection s'étendra également sur toute sa famille. Dès aujourd'hui je lui permets de se présenter au palais, pour me demander l'emploi qui lui conviendra le mieux dans Florence.

Le vieux Bonarroti déjeunait tranquillement dans sa chambre, d'où il n'avait plus voulu sortir après l'aventure de son fils, lorsqu'un violent coup, suivi d'une tempête de coups plus violents encore, vint ébranler sa porte. Le podestat courut ouvrir lui-même, et recula de trois pas à l'aspect de Michel-Ange, qu'il ne reconnut pas au premier abord, pâle, haletant, la tête nue, les vêtements en désordre, couvert de poussière et de plâtre. L'enfant ne fit qu'un bond de la porte jusqu'à son père pour se jeter dans ses bras.

    —  Loin de moi, malheureux ! s'écria le podestat, que tant d'audace rendait tremblant de colère.
    — Mon père, mon père, écoutez-moi, de grâce, avant de me chasser !
    —N'approche pas, fils indigne et dégénéré ; ne me souille pas de ta boue !
    — Mais, au nom du Ciel, écoutez-moi un seul instant !
    — Tu veux donc me forcer à te maudire ?
    — Je viens du palais de Médicis.
    — Je ne veux pas savoir d'où tu viens ni ce que tu fais. Cela te regarde et non plus moi. J'avais un fils autrefois qui s'appelait Michel-Ange ; il devait être, au moins je l'espérais, la gloire, le soutien de ma famille, la joie, la consolation de mes vieux jours ; mais ce fils ingrat et rebelle je ne l'ai plus, Dieu merci ; je l'ai vendu à maître Ghirlandajo pour dix-huit florins.
    — Au nom de ma mère, écoutez-moi ! me voici à vos genoux.
    — Retourne chez tes maçons, c'est là ta place.
    — Ma place, dit Michel-Ange se relevant avec fierté, ma place est dans les appartements du prince, mon père ; ma place est parmi les premiers artistes de Florence, ma place est à la table de Laurent le Magnifique.
    — Mon Dieu ! mon Dieu ! il devient fou le malheureux, s'écria le pauvre père, passant de la colère à l'effroi.
    — Mais suivez-moi, mon père, s'écria Michel-Ange de cette voix brève et forte qui ne permet plus le doute ; suivez-moi, vous verrez. Je vous dis que c'est Laurent lui-même qui m'a serré la main, qui m'a mené chez lui, qui vous attend, qui vous offre un emploi, celui que vous voudrez ; par Dieu ! est-ce qu'on marchande avec Michel-Ange ?
Il penserioso
Le vieux Bonarroti était renversé, il tenait sa tête à deux mains pour concentrer ses idées, et se demandait, dans une anxiété extrême, lequel des deux, de lui ou de son fils, avait perdu la raison.
Michel-Ange, sans lui laisser le temps de réfléchir ou plutôt de s'égarer davantage, l'entraîna moitié de gré, moitié de force, jusqu'au palais du Magnifique. Le podestat croyait rêver. Les gardes ne croisaient pas les hallebardes pour leur barrer le passage, et les courtisans se rangeaient respectueusement à leur approche.

Arrivés au cabinet du prince, un page leva la portière, et le vieux Bonarroti, suivi de son fils, se trouva en présence de Laurent.  — Messire Bonarroti, lui dit le prince en venant courtoisement à sa rencontre, je vous ai fait déranger pour vous demander la permission de garder auprès de moi Michel-Ange, et pour vous féliciter d'avoir en lui un enfant qui sera le premier artiste de son siècle. Ma maison sera la sienne. Quant à son traitement, vous le fixerez vous-même. Je ne mets à tout cela qu'une condition, votre fils a dû vous le dire, c'est que vous me demanderez l'emploi qui conviendra le plus à vos goûts et à vos habitudes. Il vous est accordé d'avance.

Ludovic se recueillit un peu avant de répondre. Un instant avait suffi à cette nature énergique et fière pour se remettre de son émotion et de sa surprise. Il se rappela que celui qui lui parlait était comme lui citoyen de Florence, et lui tendit la main sans raideur, mais sans bassesse. Il lui parla comme un égal a droit de parler à un égal.

    — Je crois que mon fils sera payé au delà de ce qu'il mérite, si on porte son traitement à cinq ducats par mois.
    — Et pour vous, messire Bonarroti ?
    — Pour moi, Laurent ?... il y a un petit emploi vacant à la douane, qui ne peut être donné qu'à un citoyen. Cet emploi je le demande, parce que je suis sûr de le remplir avec honneur.
    —  Tu seras toujours pauvre et misérable, mon cher Ludovic, répondit Médicis en riant, puisqu'ayant le choix d'un emploi, tu bornes ton ambition à une petite place dans la douane.
    — C'est bien assez pour le père d'un maçon, répondit Ludovic.

Ce maçon devait laisser au monde le Moïse, le Bacchus, le Pensieroso, et vingt autres chefs-d'œuvre !




III. — LE PEINTRE.


 Alexandre VI, le terrible Roderigo Borgia, venait de mourir, empoisonné par un flacon de son propre vin qu'il avait préparé pour d'autres. Le siècle était vengé. Les orphelins des nombreuses victimes que cette famille incestueuse et meurtrière avait plongés dans le deuil, voyant porter sur les bras des valets le cadavre du pape, enflé, noir, hideusement défiguré, s'écriaient en tremblant : Laissez passer la justice de Dieu !

Jules II monta sur le trône de saint Pierre. C'était un homme d'une vaste ambition, d'un caractère de fer, hautain, inflexible, impérieux, avide de dominer, impétueux dans sa colère, emporté dans ses ordres, ne souffrant pas de réplique, et brisant sous ses pieds tout ce qui osait lui faire obstacle.

Un seul trait peindra l'homme.

Michel-Ange était devenu célèbre, et sa gloire lui avait fait mille ennemis. Lorsque le pape le chargea de faire son portrait, voici en quels termes il formula sa commande.

    —  Tu vas, dit-il à son sculpteur, me jeter en bronze une statue colossale, que tu placeras sur le portail de Saint-Pétrone. Voici trois mille ducats à compte : lorsque tu auras besoin d'argent, adresse-toi directement à moi. Fais bien vite ton modèle, et tâche que cela soit digne à la fois de Jules II et de Michel-Ange.
    —  J'ai mon dessin tout prêt, répondit Michel-Ange. Votre Sainteté de sa main droite donnera la bénédiction, comme de juste ; dans sa main gauche je placerai un livre.
    — Un livre ! un livre ! interrompit Jules II avec fureur ; une épée. Par saint Paul ! je n'entends rien, moi, à vos grimoires, tandis qu'à l'épée c'est autre chose, et j'y défie les plus habiles.

Quelques jours après, étant venu à l'atelier de l'artiste pour voir si l'ouvrage avançait, il dit en souriant !

    — Tout cela est fort bien ; mais dis-moi, la statue donne-t-elle la bénédiction ou la malédiction ?
    — Elle menace le peuple, s'il n'est pas sage, répliqua Michel-Ange.



En 1508, Michel-Ange arrive de Bologne, descend au Vatican, encore tout essoufflé de sa course, poudreux, couvert de sueur ; le pape le reçoit dans ses bras, l'accable de bontés et de caresses.

    —  Et ma statue ?
    —  Terminée ; le bronze est très-bien venu ; le portrait de Votre Sainteté, trois fois plus grand que nature, respire la majesté et la terreur. Une épée nue brille dans votre main gauche, comme vous l'avez désiré.
    —  Et maintenant causons de nos grands projets. Tout ton temps m'appartient, je l'espère.
    —  Je suis aux ordres de Votre Sainteté. Nouveaux témoignages d'amitié et de bienveillance. Le pape se lève aussitôt, et s'appuyant sur le bras de son artiste favori, s'empresse de lui montrer tout ce qui s'est fait en son absence, les constructions de San-Gallo, les travaux de Bramante, les fresques de Raphael.

Michel-Ange, toujours équitable, même envers ses ennemis, ne tarit pas en éloges. Ils traversent la place de Saint-Pierre. — Les énormes blocs de Carrare sont là, attendant, sollicitant presque le ciseau du grand sculpteur.

 Enfin, après avoir parcouru en tous sens l'église, les jardins du palais, Jules II et Michel-Ange entrent dans la chapelle Sixtine. — Le jour commençait à baisser.

 Le pape s'arrêta au milieu de cette vaste chapelle, et levant sa main vers la voûte, laissa tomber ce peu de paroles, comme une chose parfaitement naturelle.

    —  Depuis la mort de mon oncle, la décoration de ce beau monument est restée inachevée dans la plus grande partie. Je veux qu'on dise : Jules II a terminé ce que Sixte IV avait commencé. Voilà l'ouvrage que je te destine. Tu seras à la fois l'architecte, le peintre et le décorateur. A toi cette voûte immense ; remplis-la de fresques et d'ornements ; peuple-la d'innombrables figures. On n'a connu jusqu'ici qu'un seul côté de ton génie ; je veux que le monde apprenne, en admirant le plafond de la Sixtine, que Michel-Ange est aussi grand peintre qu'il est inimitable sculpteur.

Michel-Ange regarda le pape dans les yeux, pour voir s'il parlait sérieusement.

    —  Eh bien ! tu ne réponds pas, reprit le pape.
    —  Je crois n'avoir pas bien entendu, répliqua l'artiste étonné.
    —  Je t'ai choisi pour peindre à fresque le plafond de la chapelle Sixtine. As-tu compris, cette fois ?
    —  Votre Sainteté se rit de son pauvre serviteur.
    —  Comment cela, maître Bonarroti ?
    —  Mon métier est de manier le ciseau et le maillet ; je n'ai jamais peint de ma vie ; j'ignore jusqu'aux procédés mécaniques de la fresque. Il est vrai que j'ai dessiné un carton pour la salle du conseil de Florence ; mais c'était un dessin, voilà tout. Comment voulez-vous qu'à mon âge je change tout à coup de carrière ? Encore une fois, cela ne saurait être sérieux, et Votre Sainteté veut sans doute m'éprouver.
    —  J'ai dit : Je veux, c'est à toi d'obéir.
    —  Et moi, je vous dis, Saint-Père, que cette idée n'est pas venue, qu'elle ne pouvait venir à Votre Sainteté. C'est un piège infâme que me tendent mes ennemis. Si je refuse, je reste là dans un coin, sans ouvrage, et j'encours votre disgrâce ; si j'accepte, j'échouerai infailliblement, et j'y perdrai le peu de réputation que j'ai acquise dans mon art. Eh bien ! non ! j'aime encore mieux endurer la colère de Votre Sainteté que de m'exposer à une honte certaine. Mon parti est pris ; je pars à l'instant pour Florence.
    —  Celle fois, nous y mettrons bon ordre, s'écria Jules, et il se retira brusquement, laissant l'artiste à son muet désespoir.

Ce qui se passa alors dans l'âme de Michel-Ange, il n'y a que Dieu et lui qui l'aient su. L'histoire n'a pas d'exemple de pareilles tortures. S'il ne succomba pas à ce coup, c'est qu'il était doué d'une force surhumaine.

Figurez-vous un homme qui a déjà quarante statues dans la tête, qui n'a plus qu'à frapper sur le marbre pour voir jaillir et s'animer ses créations gigantesques, qui arrive heureux et confiant pour se mettre à l'œuvre. Figurez-vous le même homme, par un effort sublime, inouï, désespéré, changeant tout à coup de plans, de but, de moyens, oubliant son peuple de pierres, et évoquant tout un royaume nouveau d'ombres et de couleurs ; passant d'un art à l'autre dans l'intervalle d'une seule nuit. Quelle lutte immense ! Quel magnifique spectacle ! C'est là le plus éclatant triomphe de la volonté humaine.

Le lendemain, Jules II trouva l'artiste à la même place où il l'avait laissé la veille. Il avait la tête baissée vers la terre, le regard fixe, les bras croisés sur la poitrine, et paraissant absorbé par une méditation profonde. Les souffrances de celle longue nuit avaient bien laissé quelques traces sur ses joues flétries, sur ses yeux rouges et secs ; mais le feu du génie rayonnait sur son front.

    — Eh bien ? dit le pape.
    — J'accepte, répondit Michel-Ange.
    — J'en étais sûr. Crois-moi, Michel-Ange, tes ennemis, en croyant te nuire, t'ont ménagé un nouveau triomphe.

 Les jours suivants, Michel-Ange fit venir de Florence Jacques de Sandro, Ange de Donnino, Bujiardini, Granani, enfin les peintres les plus connus dans la pratique de la fresque. Il les lit monter sur son échafaud, leur livra un pan de muraille et les fit travailler à côté de lui. Deux ou trois heures lui suffirent pour être au fait du mécanisme qu'il ignorait. Il les paya largement, abattit ce qu'ils venaient de faire, se renferma seul dans la chapelle et ne voulut voir personne.

Sans aides, sans manœuvres, sans apprentis, il trempait lui-même sa chaux, faisait son crépi, broyait ses couleurs.

Michel-Ange n'avait employé que vingt mois à son œuvre immense. Le jour où il descendit des échafaudages, ses yeux s'étaient tellement habitués à regarder en haut, qu'il ne pouvait plus les tourner vers la terre. Touchant et douloureux symbole du génie, obligé de faire encore route avec les hommes après avoir habité quelque temps les régions célestes.

Au milieu des tourments de toute sorte qui assiégèrent Michel-Ange pendant cette grande épreuve, il faut compter aussi les impatiences, les ennuis, les menaces du bouillant pontife. Tout vieux et tout cassé qu'il était, cet homme indomptable montait à chaque instant sur l'échafaud, se glissait sous la voûte, grondait, conseillait, pressait le pauvre artiste, qui eût donné volontiers ce qui lui restait d'années à vivre pour qu'on le laissât travailler en paix.

Un jour, c'étaient des remarques sur l'emploi trop sobre des couleurs brillantes et sur la pauvreté des dorures. Et l'artiste de répondre :

    — Saint-Père, les hommes que j'ai peints là-haut ne portaient point d'or dans leur temps ; c'étaient de saints personnages qui avaient l'amour de la pauvreté et le mépris des richesses.

Une autre fois c'étaient des plaintes et des exclamations sur la lenteur de l'artiste.

    — Quand finiras-tu donc ? s'écriait le pape.
    — Quand je serai satisfait, répondait Michel-Ange.

Enfin, comme la Toussaint approchait, le pape monta une dernière fois sur la charpente et signifia brièvement au peintre qu'il voulait ce jour-là, lui, Jules II, à qui personne n'avait jamais résisté, dire la messe dans la chapelle.

    — Mais si je n'ai pas fini ce jour-là, riposta l'artiste avec une égale impatience.
    — Si tu n'as pas fini..., si tu n'as pas fini ?... Je te ferai jeter en bas de cet échafaud.
    — C'est qu'il est homme à le faire comme il le dit, pensa Michel-Ange, et le soir même l'échafaud fut enlevé.

Je n'essayerai même pas de décrire l'impression foudroyante et terrible que fit le chef-d'œuvre, lorsqu'il fut livré a l'admiration du public. Alors comme aujourd'hui, la voûte de la Sixtine fut considérée comme le prodige le plus étonnant de l'art humain. Michel-Ange avait soixante-treize ans lorsqu'il acheva ces peintures.

Deux ans après, le pape mourut et Michel-Ange pleura amèrement sa mort. Ces deux caractères étaient faits l'un pour l'autre. Jules II ne pouvait plus se passer de Michel-Ange. On raconte que peu de temps avant la mort du pape, une scène fort vive eut lieu entre lui et Michel-Ange, à l'occasion d'un congé que demandait ce dernier pour aller voir la fête de saint Jean à Florence, scène qui se termina, comme toujours, par un redoublement d'amitié et de faveur. On assure même que le pauvre vieillard, sentant peut-être que sa fin approchait, et ne voulant pas laisser un souvenir amer au cœur de l'artiste qu'il avait le plus estimé, lui fit faire de touchantes excuses, et lui envoya un cadeau de 500 ducats pour s'amuser pendant la fête.

Enfin Jules II est le seul qui ait osé gronder, menacer, maltraiter Michel-Ange. Il alla même un jour jusqu'à lever la canne sur lui, et cependant le grand artiste ne put jamais se consoler de sa perte ; et cependant, après son domestique Urbino, Jules II est sans doute l'homme que Michel-Ange ait le plus aimé sur la terre.




IV.— LE MALADE.


Pendant que Michel-Ange travaillait à son tableau du Jugement dernier, il tomba de l'échafaud et se blessa gravement à la jambe. Aigri par la douleur et pris d'un accès de misanthropie, le peintre s'enferma chez lui et ne voulut voir personne.

Mais il comptait sans son médecin, et le médecin cette fois était au moins aussi entêté que le malade.

Cet excellent ministre d'Esculape se nommait Baccio Rontini ; ayant appris par hasard l'accident survenu au grand artiste, il se présente chez lui et frappe inutilement à la porte.

Personne ne répond.

Il crie, s'emporte, il appelle à haute voix les voisins, les domestiques : silence complet.

Il va chercher une échelle, la dresse contre la façade de la maison, et essaye d'entrer par les croisées : les fenêtres sont hermétiquement closes et les volets sont solides.

Que faire ? Tout autre à la place du médecin aurait quitté la partie ; mais Rontini n'était pas homme à se décourager pour si peu. Il descend avec beaucoup de peine dans la cave, remonte avec non moins de travail dans la chambre de Bonarroti, et moitié de gré, moitié de force, soigne triomphalement la jambe de son ami.

Il était temps.

L'artiste, exaspéré par ses souffrances, s'était résolu à se laisser mourir.




V. — L'ARCHITECTE.


Comme architecte, Michel-Ange nous a laissé la sacristie et la bibliothèque de Saint-Laurent, le couronnement du palais Farnèse, l'église de Saint-Jean-des-Florentins, le capitole et la miraculeuse coupole de Saint-Pierre de Rome.

L'histoire de ce monument, qui est resté la plus grande merveille que les hommes aient élevée sur la terre, forme à elle seule un volume. Constantin en posa la première pierre vers l'an 324 ; Honorius y fit mettre des portes d'argent massif en 626. En 840, les Sarrasins les emportèrent. Pendant les treizième et seizième siècles, plusieurs papes firent réparer l'antique basilique. Nicolas V avait conçu le projet de rebâtir Saint-Pierre sur les dessins de Léon-Baptiste Alberti ; mais à peine les nouveaux murs étaient-ils hors de terre, que ce pape mourut et tout resta dans l'abandon.

Enfin, le 18 avril 1506, Jules II, qui entrait alors dans sa soixante-treizième année, eut la gloire de poser la première pierre de la nouvelle construction. Bramante, Raphaël, Julien de San-Gallo, Fra Joconde de Vérone continuèrent successivement l'édifice. Des sommes énormes, incalculables, vinrent s'engloutir dans le gouffre de cette œuvre immense, qui paraissait destinée, moderne Babel, à n'être jamais terminée.

Lorsque Paul III eut recours, comme à une dernière ancre de salut, à la haute science, à l'austère probité de Bonarroti, l'entreprise de Saint-Pierre était devenue un champ ouvert à tous les trafics, à toutes les cupidités, à toutes les dilapidations ; cent cinquante ans de travaux et dix millions de dépense n'auraient pas suffi pour venir à bout de cette forêt de clochers, de coupoles, de flèches, de colonnes, de portiques, d'arcades, d'ornements de tous les goûts et de tous les âges que l'avidité des architectes avait multipliés et entassés dans le projet multiforme.

Michel-Ange éloigna de lui ce calice tant qu'il put. Il savait à quels dégoûts, à quels combats de toutes sortes était réservée sa vieillesse. « Dieu m'est témoin, s'écriait-il à Vasari, que c'est contre mon gré et uniquement par force que j'ai accepté l'entreprise de Saint-Pierre. » Dans une lettre à Ammannasi, il disait en parlant de son modèle : « S'il l'emporte, je ne puis qu'y perdre beaucoup, c'est ce que vous me ferez plaisir de faire entendre au pape ; car je ne suis pas bien portant.  »

Mais malgré ses refus réitérés, force lui fut enfin d'accepter ; il se fit présenter le modèle de son prédécesseur. Les élèves et les partisans de San-Gallo, qui prévoyaient que l'avènement de Michel-Ange mettrait un terme à leur pillage organisé, en lui présentant les plans de leur maître, s'écrièrent avec amertume :

    — C'est un pré où il y aura toujours à faucher.
    — Vous dites plus vrai que vous ne pensez, répondit Michel-Ange ; il ne manque à ce beau dessin qu'une chose, c'est l'unité.

En quinze jours il fit son modèle en relief, qui ne coûta que vingt-cinq écus. Il avait fallu quatre ans pour exécuter le modèle de San-Gallo : il avait coûté cinq mille cent quatre-vingts écus d'or.

Le lendemain du jour où fut exposé le nouveau plan de Michel-Ange, un décret de proprio motu du pape, le nommait architecte et directeur en chef des constructions de Saint-Pierre.

Bonarroti n'exigea qu'une seule condition, et sur celle-là il fut inébranlable, c'est que ses fonctions seraient gratuites. Il voulait prêcher par l'exemple.

Armé des pouvoirs les plus absolus, l'austère et inflexible vieillard se présenta à Saint-Pierre. Il fit abattre l'ouvrage de San-Gallo, et chassa sans pitié cette troupe honteuse d'intrigants et de pillards, comme le Christ avait chassé jadis les marchands de son temple.

De toutes parts le nouvel édifice s'éleva comme par enchantement dans ses simples et majestueuses proportions, sur le plan d'une croix grecque. En trois années, Michel-Ange banda les quatre nefs, termina les deux grands escaliers qui conduisent au sommet des voûtes, fortifia les arcs, renforça les piliers. L'édifice grandissait à vue d'œil. Le but du grand artiste était d'empêcher tout remaniement, toute profanation que la cupidité ou l'envie auraient pu tenter contre son projet. Enfin Paul III, avant sa mort, qui arriva en 1549, eut la consolation de voir la forme de la grande basilique irrévocablement arrêtée.

La même ordonnance corinthienne régnait au dehors comme au dedans. Les hémicycles des deux croisées, les compartiments de leurs voûtes, leurs chapelles et les fenêtres qui les éclairent étaient terminés. Enfin on vit s'élever en pierre le soubassement extérieur d'où devait s'élancer au ciel, au moyen d'un seul rang de colonnes, cette admirable coupole, le nec plus ultra de l'art humain.

Pendant dix-sept années consécutives, et quels que fussent d'ailleurs les contrariétés et les déboires de toute sorte éprouvés par Michel-Ange, soit par le changement des différents papes qui se succédèrent, soit par les calomnies et les cabales de ses nombreux ennemis, il ne cessa jamais de travailler avec autant d'activité que de désintéressement à cette grande œuvre, dont il regardait désormais l'achèvement comme le plus sacré de ses devoirs.

Nous lisons dans une de ses lettres, dans laquelle il répond aux offres et aux instances qu'on lui faisait de la part du duc de Toscane, qui l'invitait à se rendre auprès de lui :

    « Obtenez de sa seigneurie qu'avec sa permission je puisse suivre la construction de Saint-Pierre jusqu'à ce que je l'aie amenée au point qu'on ne puisse plus lui donner une autre forme. Si je quittais auparavant, je serais la cause d'une grande ruine, d'une grande honte et d'un grand péché.  »

Son but fut atteint. Après sa mort, cette immense voûte fut exécutée religieusement sur son modèle, par Giaccomo della Porta et Dominico Fontana.

On poussa à tel point le respect pour ce qu'on regardait avec raison comme la dernière volonté du grand artiste, que Pie IV destitua un certain Piero Ligorio pour s'être permis de s'en écarter.

Aussi l'église Saint-Pierre doit évidemment son existence à Michel-Ange, et quoi qu'on l'ait prolongée par la suite en croix latine, le génie de Michel-Ange plane tout entier sur cette œuvre.

C'est là le véritable tombeau que sa grande âme doit habiter si elle vient jamais visiter la terre. C'est là le seul monument digne du grand artiste.




VI. — L'HOMME.


Malgré tant de gloire et tant de travaux, malgré une vie si remplie d'années, d'épreuves et de triomphes, la vieillesse de Michel-Ange fut triste et désolée. Il survivait seul à son siècle. Bramante, San-Gallo, Raphaël, tous ses compagnons, tous ses rivaux, tous ses ennemis étaient morts. Il avait vu s'élever et disparaître tant de princes, tant de rois, tant de papes ! Sombre et taciturne vieillard, il restait seul debout sur les débris de sa nation avilie, et, comble d'infortune ! après avoir porté l'art au plus haut degré auquel un homme puisse atteindre, il ne laissait après lui ni élèves ni imitateurs, la seule postérité qu'ambitionne un artiste !

Dans ses heures de noire tristesse et d'inconsolable amertume, il secouait le poids des souvenirs en frappant à coups redoublés sur le marbre. Il ébauchait ainsi un dernier groupe qu'il destinait à son tombeau ; c'était toujours son sujet favori : le Christ mort sur les genoux de sa mère.

Sobre pour lui, généreux pour les autres, il vivait souvent d'un morceau de pain ; il donnait des sommes énormes à ses neveux, à ses serviteurs, aux pauvres, surtout aux artistes. Âpre au travail, ennemi du plaisir, sérieux, grave, austère, il aimait la solitude et fuyait les hommes ; ne transigeait jamais avec ses devoirs ; sévère envers les autres, et plus encore envers lui-même, haïssant la lâcheté et méprisant la sottise. Sa vie est irréprochable d'un bout à l'autre ; c'est une vertu stoïque, un caractère lacédémonien, l'âme de Caton, le génie de Phidias.

Il s'éteignit doucement d'une fièvre lente, le 17 février 1563, âgé de quatre-vingt-huit ans onze mois et quinze jours.

Son testament fut dicté en peu de mots :


« Je laisse mon âme à Dieu, mon corps à la terre, mes biens à mes plus proches parents. »


Vasari nous a conservé son portrait :

    « La tête ronde, le front carré et spacieux, les tempes saillantes, le nez écrasé ( par un coup de poing de Torregiani ) ; les yeux plus petits que grands, d'un brun assez foncé et tachetés de points jaunes et bleus, le sourcil peu garni, les lèvres minces, le menton bien proportionné, la barbe peu épaisse, et se partageant en deux touffes égales vers le milieu du menton. »

Michel-Ange était d'une taille moyenne, avait les épaules larges et le corps bien proportionné, un tempérament sec et nerveux. Il n'eut que deux maladies dans le cours de sa longue vie. Sa complexion était saine et robuste.

On ne lui connut qu'un seul amour, et c'était plutôt un amour platonique, une admiration respectueuse et tendre pour Vittoria Colonna, cette femme célèbre à tant de titres, et qui a laissé un beau nom dans l'histoire de la poésie italienne.

Michel-Ange se reprochait amèrement de n'avoir pas osé lui baiser le front au lieu de la main, la dernière fois qu'il la vit. Sa véritable passion était l'art.

Cet amour platonique inspira à Bonarroti plusieurs poésies dans le goût et dans le style de Pétrarque ; mais à travers cette limpide et transparente poésie, on sent percer je ne sais quoi de plus énergique et de plus arrêté. C'est la griffe du lion qui ne peut pas se cacher tout à fait.

L'affection la plus sérieuse de Michel-Ange est celle qu'il porta à son domestique Urbano. Malgré ses quatre-vingt-deux ans, il voulut le veiller tout le temps de sa dernière maladie, et passa plusieurs nuits à son chevet sans se déshabiller. Michel-Ange lui avait donné vingt mille francs pour qu'il n'eût pas à servir un autre maître.

La postérité sait l'histoire de Michel-Ange en trois mots, et peut l'apprécier dans un même jour et d'un triple regard : il a laissé dans trois arts différents, les trois plus grands ouvrages qui existent : le Jugement dernier, Moïse et la coupole de Saint-Pierre.


ALEXANDRE  DUMAS.

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